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La révolution espagnole (1930-1939)
Deuxième partie : 1933-1936

Par Antoni Mivani (15 novembre 2009)
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La chute de la monarchie et l’irruption des masses sur la scène politique marquent selon Trotsky le début de la révolution espagnole : elle ne peut se finir qu’avec le conquête du pouvoir par le prolétariat ou l’écrasement des ouvriers sous les bottes du fascisme. Or, la politique du PSOE et de l’UGT réformiste, ainsi que celle de la CNT dirigée par la FAI rendent la mobilisation des ouvriers impuissante, soit en la canalisant dans le cadre du système, soit en la laissant exploser dans des actions dispersées aussi spectaculaires qu’inefficaces. La politique du petit PCE stalinien, dans sa période ultragauche, n’est pas moins une impasse. Sans parti révolutionnaire, le prolétariat espagnol risque d’être conduit à la catastrophe. C’est pourquoi la construction d’une section espagnole de l’Opposition de Gauche apparaît à Trotsky et l’ensemble de l’Opposition de Gauche Internationale comme une priorité de leur activité au début des années 30.

Les problèmes de construction de l’Opposition de Gauche en Espagne

L’opposition de gauche espagnole (OGE) est fondée par des militants en exil en Belgique et au Luxembourg en février 1930. Andres Nin, ancien secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge, proche de Trotsky, arrive à Barcelone en septembre 1930. L’OGE est immédiatement victime de la répression policière. Mais son principal problème, c’est de fixer une orientation politique et d’élaborer des tactiques de construction adaptées. Sur plusieurs points clés, des désaccords apparaissent entre Trotsky et les dirigeants de l’OGE, à commencer par Nin.

Est-il nécessaire de se constituer en fraction politique ?

Sur la base de l’expérience de la vague révolutionnaire d’après-guerre (révolution russe, révolution allemande, etc), Trotsky pense que les masses ne se tourneront pas immédiatement vers le communisme, mais plutôt d’abord vers « le parti du radicalisme petit-bourgeois, c’est-à-dire en premier lieu le parti socialiste, surtout son aile gauche, dans l’esprit par exemple, des Indépendants allemands au cours de la révolution de 1918-19 » (« Les tâches des communistes en Espagne », 25 mai 1930). Cela n’ôte bien sûr rien à la nécessité d’avancer tout de suite dans la construction d’une organisation. Pour Trotsky, l’Opposition de Gauche doit se constituer en fraction politique, disposant d’un journal, d’une revue théorique et d’un bulletin intérieur, incarnant dans sa politique le drapeau du communisme. Nin tergiverse : il objecte que les oppositionnels espagnols sont peu nombreux, qu’il leur faut avant tout se lier aux masses et qu’il faudrait peut-être dans un premier temps travailler dans une organisation plus large, comme la fédération catalano-baléare du PC, dirigée par son vieil ami Maurin. Trotsky rétorque que la constitution comme fraction politique est au contraire « la condition nécessaire et urgente de l’entrée de ses militants dans d’autres organisations », partis et syndicats (Lettre à Nin du 31 janvier 1931). Mais Nin soutient que, les ouvriers espagnols étant très arriérés, il faut d’abord les convaincre du communisme en général. Trotsky s’indigne : le « communisme en général » est une abstraction ; il faut tout de suite expliquer aux ouvriers les positions spécifiques de l’Opposition de Gauche, les différences essentielles avec la politique de la direction de l’IC tenue par la bureaucratie soviétique et les raisons pour lesquelles les trotskystes sont pour l’unification des différents groupes communistes espagnols en un seul parti, où le droit de tendance et de fraction serait reconnu et appliqué.

Faut-il lutter pour le redressement du PCE ?

En effet, jusqu’en 1933, les trotskystes constituent une Opposition de Gauche au sein de l’IC, qu’ils visent à redresser, même s’ils ont été déjà exclus des PC dans la plupart des pays. Mais la situation particulière en Espagne pousse les dirigeants de l’OGE à ne pas vouloir appliquer cette orientation. En effet, le PCE compte environ 800 militants en 1931, éclatés en de multiples groupes et n’a guère d’influence dans le mouvement ouvrier. Mener une politique d’opposition à la direction de ce parti semble aux trotskystes espagnols une perte de temps. Trotsky combat en vain cette vision caractérisée par son étroitesse nationale et son manque de vue à moyen terme. D’une part, même s’il est encore faible, le PCE est potentiellement une grande force en raison de son appartenance à l’IC : il jouit du prestige de la révolution d’Octobre auprès des ouvriers et du soutien matériel d’un État. D’autre part, si l’orientation stalinienne de ce parti n’est pas combattue et vaincue politiquement, elle risque de se renforcer sous la pression de la situation et de constituer à une étape ultérieure un obstacle sérieux à la construction d’un parti révolutionnaire. Enfin, la faiblesse des staliniens en Espagne offre aux trotskystes une occasion unique de faire la preuve vivante de la faillite de politique stalinienne et de gagner un bastion pour redresser l’IC.

Quels rapports établir avec l’organisation stalinienne de Maurin ?

L’OGE, qui se donne le nom de Gauche Communiste Espagnole (ICE), s’oriente vers la constitution d’une organisation autonome, tout en lorgnant vers la fédération catalano-baléare du PCE, puis le Bloc Ouvrier et Paysan (BOP). C’est là un nouveau sujet de désaccords. Nin tend à minimiser les divergences politiques avec l’organisation de Maurin. À l’opposé, Trotsky souligne le confusionnisme de ce dernier sur des points cruciaux. Maurin refuse de prendre position sur l’URSS et d’attribuer à la direction stalinienne la responsabilité des défaites subies en Chine, en Angleterre et ailleurs. D’ailleurs sa théorie de la révolution pour l’Espagne n’est pas sans rappeler celle de l’IC stalinisée pour les pays dominés. Selon lui, en raison des particularités de l’Espagne, la révolution sera économique, politique, religieuse et « nationale » : il rejette donc la perspective de la « dictature du prolétariat » et lui oppose une « révolution démocratique ». Par conséquent, il attribue un rôle révolutionnaire à la petite-bourgeoisie républicaine. Enfin, il repousse la perspective des soviets, inadaptés selon lui à l’Espagne, où les syndicats pourraient les remplacer, car ils organisent une grande partie des travailleurs. Nin compte sur la critique fraternelle pour faire évoluer son vieil ami Maurin. Trotsky répond que l’on peut tout à fait être fraternel, mais qu’il faut afficher la politique de l’Opposition de Gauche, ne pas la laisser confondre avec celle de Maurin et critiquer clairement toutes les confusions et les oscillations de ce dernier. Les illusions de Nin se heurtent au refus brutal du Bloc de les admettre en son sein. Malgré tout, la ICE progresse significativement et compte 1000 militants en mars 1932 (3e conférence). Cependant, selon Trotsky, cela s’explique entièrement par la situation révolutionnaire et non par la politique de la direction.

La République réactionnaire (1933-1936)

Le tournant de l’année 1933 est à la fois le produit des développements internationaux et espagnols. Comme conséquence du refus obstiné par la direction de l’IC d’une politique de Front Unique Ouvrier contre le fascisme, Hitler arrive au pouvoir sans combat en janvier 1933 et écrase bientôt tout le mouvement ouvrier. En Espagne, l’impasse du gouvernement républicain tend à accroître la polarisation entre les classes. Des groupes fascistes commencent à se constituer, comme la Phalange et la JONS. À l’opposé, notamment à l’initiative de la ICE, une Alliance ouvrière est constituée en Catalogne, cadre de front unique ouvrier, regroupant le BOP de Maurin, l’UGT, le PSOE, les syndicats d’Opposition, l’Union des Rabassaires et l’ICE. Si elle peut constituer un modèle, elle reste largement impuissante en Catalogne en raison du refus de la CNT, principale organisation de la province, d’y participer. La coalition entre républicains et socialistes finit par voler en éclat. Le président, Alcala Zamora, dissout les Cortes. Des élections sont convoquées pour novembre 1933.

Les élections de novembre 1933 et l’offensive réactionnaire

Comme l’avait prévu Trotsky, les JS, le PSOE et l’UGT ont beaucoup grossi et sont donc la caisse de résonance des contradictions sociales et politiques. Face à la maigreur des résultats obtenus par la participation et au caractère anti-ouvrier du gouvernement de coalition, un courant de gauche se forme dans le PSOE, les JS et l’UGT contre l’alliance avec les bourgeois républicains. De façon surprenante, c’est Largo Caballero, le vieux réformiste collaborateur, qui en prend la tête. Selon Nin, Caballero tient pendant la campagne électorale que le PSOE mène sous son propre drapeau « un langage purement communiste, allant même jusqu’à préconiser la dictature du prolétariat ». La CNT, quant à elle, répond à la déception des masses par la politique impuissante d’une grande campagne de boycottage, où elle oppose la voie révolutionnaire à la voie parlementaire et dénonce sans relâche les partis politiques incapables et traîtres. Ce discours trouve un grand écho parmi les ouvriers floués et réprimés par ce gouvernement qu’ils avaient cru un instant être le leur. L’abstention est massive, atteignant 32% en moyenne, avec des pointes à 40% ou 45% dans les bastions de la CNT (Barcelone, Séville, l’Aragon, etc). La droite remporte les élections et le PSOE est laminé, car la loi électorale favorise les grandes coalitions. Complément inévitable de sa politique de boycottage stérile, la CNT déclenche à contretemps une non moins impuissante insurrection armée en Aragon et dans la Rioja contre l’arrivée au pouvoir de la fraction la plus réactionnaire de la bourgeoisie, qui est rapidement écrasée par l’armée.

Pour la bourgeoisie de droite victorieuse, les élections ne sont que la première étape d’une contre-attaque visant à «sauver l’Espagne », c’est-à-dire restaurer un ordre bourgeois stable et le pouvoir de l’Église, en allant si nécessaire jusqu’au coup d’État et à l’écrasement total du mouvement ouvrier, comme en Allemagne. Le premier parti aux Cortes est la Confédération Espagnole des Droites Autonomes (CEDA) de Gil Robles, inspiré par la hiérarchie de l’Eglise. Et même si le nouveau gouvernement dirigé par Lerroux ne comprend pas de représentants de la droite, il applique déjà une politique de réaction : subventions massives à l’Eglise, rationnement des écoles publiques, recrutement en masse dans la police, remise en cause de l’autonomie de la Catalogne, amnisties des militaires putschistes, soutien du pouvoir aux actions des groupes fascistes contre les locaux et la presse des organisations ouvrières, etc. Face à cette offensive réactionnaire, les ouvriers ressentent le besoin d’unir leurs rangs. L’agitation de l’OGE pour le front unique trouve un écho important. Caballero se prononce en faveur de l’extension des alliances ouvrières sur le modèle de la Catalogne, ce qui est fait à Madrid grâce au poids de l’UGT. Si la direction nationale de la CNT s’y refuse toujours avec des arguments peu différents de ceux des staliniens pendant la période « ultra-gauche » de l’IC, la CNT des Asturies s’y rallie. Dans cette dernière province, la CNT et l’UGT signent un pacte dont la base est « l’acceptation de la démocratie ouvrière révolutionnaire, c’est-à-dire la volonté de la majorité du prolétariat, en tant que dénominateur commun et facteur décisif du nouvel ordre de choses ».

L’ICE face au tournant de la situation politique

Comme en toute période de crise intense de la société capitaliste, la situation politique mondiale et espagnole évolue de façon brusque. Trotsky en tire rapidement des conclusions sur l’orientation et la tactique de construction. Suite à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et à l’absence de réaction au sein de l’IC devant la trahison du PC allemand, il conclut que l’IC est passée définitivement du côté de l’ordre bourgeois, c’est-à-dire est devenue irredressable. C’est pourquoi l’Opposition de Gauche devient Mouvement pour la IVe Internationale. Mais les événements tragiques d’Allemagne provoquent aussi un mouvement dans les masses elles-mêmes. Des courants de gauche significatifs apparaissent dans tous les partis sociaux-démocrates, en particulier dans leurs organisations de jeunesse, comme en Autriche, en France, en Espagne. Cette évolution atteint même les chefs sociaux-démocrates qui tendent à gauchir leur politique, car ils comprennent qu’à défaut de lutter contre le fascisme, ils risquent eux-mêmes d’être éliminés par ce dernier. Réciproquement, l’avant-garde autrefois attirée par les PC, tend à s’en détourner. Enfin, dans les masses, l’aspiration au Front Unique grandit. C’est pourquoi Trotsky préconise aux petits groupes de propagande que sont les sections d’Opposition de Gauche d’entrer avec leur programme et leurs idées dans les partis sociaux-démocrates pour se lier au courant de gauche, qu’il juge « centristes », les féconder et les gagner au trotskysme.

En Espagne, ce phénomène est particulièrement vif. La direction des JS développe spontanément des positions vers une IVe Internationale : « Je crois que la Iie et la IIIe Internationale sont virtuellement mortes ; il est mort le socialisme réformiste, démocratique et parlementaire qu’incarnait la IIe Internationale ; il est mort aussi ce socialisme révolutionnaire de la IIIe Internationale qui recevait de Moscou ses ordres et tournants pour le monde entier. Je suis convaincu que doit naître une IVe Internationale qui fonde les deux premières, prenant à l’une la tactique révolutionnaire, à l’autre le principe de l’autonomie nationale » (L. Araquistain). L’organe des JS de Madrid, Renovacion, qualifie les trotskystes comme « les meilleurs théoriciens et les meilleurs révolutionnaires d’Espagne » et leur demande d’entrer aux JS et au PSOE. La direction de l’IGE refuse sous prétexte que cela équivaudrait à une capitulation devant la social-démocratie. Trotsky répond que les organisations du Mouvement pour la IVe Internationale sont trop faibles pour jouer un rôle indépendant dans les événements et que l’on ne renonce donc à rien à condition de continuer à défendre clairement sa politique. Tout au contraire, c’est une façon d’entrer en contact étroit avec des dizaines de milliers d’ouvriers évoluant vers la gauche. Et c’est la seule façon d’empêcher que les staliniens ne parviennent à mettre la main sur ce courant évoluant à gauche.

L’Octobre asturien

La crise éclate quand, à l’automne 1934, la CEDA, premier parti au Cortès, exige la majorité dans le gouvernement. Le PSOE, sous l’influence de Caballero, décide de résister. L’UGT appelle à la grève générale contre le gouvernement de la CEDA. Contrairement à ce que pensaient les doctrinaires, l’évolution du PSOE et l’UGT n’était pas seulement verbale. A l’opposé, la CNT reste passive. Mais la manière dont le PSOE conduit cette grève générale montre également aux optimistes béats que les chefs de la gauche social-démocrate ne sont pas pour autant devenus des révolutionnaires.

À Barcelone, malgré la non participation de la CNT, la grève générale est au début assez bien suivie. Mais les chefs du BOP et de l’ICE estiment qu’ils ne peuvent rien sans la CNT. Ils cherchent donc vite un « compromis » illusoire et la grève s’effiloche. À Madrid le PSOE, l’UGT et la JS, forces dominantes, appellent à une grève générale, qui est massivement suivie. Mais ils veulent s’en tenir à une démonstration pacifique. Lorsque le gouvernement s’en rend compte, il passe à la répression. Ce n’est qu’aux Asturies, où le Front Unique Ouvrier a été réalisée que la grève générale est complète et se transforme en une insurrection révolutionnaire armée : les ouvriers du PSOE, de l’UGT, de la CNT, de l’ICE, constituent des milices, attaquent par surprise la police, occupent les principales villes et les villages, prennent possession des principaux édifices, confisquent les entreprises, rationnent les vivres et les matières premières. Il faudra deux semaines à l’armée pour venir à bout de l’insurrection. La répression est terrible : on compte 3000 morts, 7000 blessés, 40 000 emprisonnés. Le gouvernement se déchaîne non seulement contre les organisations ouvrières, mais aussi contre la bourgeoisie républicaine et autonomiste : Companys, Azaña et d’autres figures de ce type sont arrêtés et emprisonnés.

Pour Trotsky, ces événements confirment tout autant les immenses ressources révolutionnaires du prolétariat espagnol que la tragique absence d’un parti révolutionnaire. Il est amer du refus de ses sympathisants d’entrer dans les organisations social-démocrates, ce qui leur a laissé une place marginale dans l’insurrection des Asturies, l’ultime répétition avant les événements décisifs.

Le Front Populaire antifasciste : les staliniens pour la défense de l’ordre bourgeois

Même les appareils les plus endurcis ne peuvent échapper à la pression de la lutte des classes. Les chefs staliniens sont effrayés par les résultats de leur propre politique « ultra-gauche » : d’un côté, les progrès rapides du fascisme menacent en dernière analyse le pouvoir de la bureaucratie, car il ne fait guère de doute qu’Hitler entend liquider l’URSS ; de l’autre, les partis communistes sont en perte de vitesse dans les principaux pays impérialistes. La bureaucratie opère donc un tournant à 180° dicté par ses propres intérêts : la veille, elle traitait encore les sociaux-démocrates de « sociaux fascistes » ; désormais, pour se protéger d’une agression militaire nazie, elle s’en remet aux bourgeoisies « démocratiques » (notamment la France et l’Angleterre), auxquelles elle propose une alliance contre les régimes fascistes. C’est l’orientation du Front Populaire antifasciste : les PC défendent l’unité de tous ceux qui sont formellement opposés aux fascistes, c’est-à-dire aussi bien les socialistes que les républicains de gauche et de droite. Or, comme les républicains ne sauraient accepter un programme communiste, l’unité ne peut se faire que sur le programme des républicains bourgeois. Le Front Populaire, malgré son titre séducteur d’ « antifasciste », signifie donc en réalité la soumission des partis ouvriers à un programme bourgeois. Or, une telle politique ne peut qu’être impuissante à combattre le fascisme, car celui-ci est l’ultime ressource de la bourgeoisie face à la menace de la révolution prolétarienne.

Mais cette politique trouve un écho dans les masses parce qu’elle répond à leur aspiration à l’unité. En Espagne, le PCE profite du prestige d’Octobre 1917 et de ce tournant pour gagner à lui les dirigeants des JS, Santiago Carrillo et Federico Melchor, considérés fin 1934 comme des sympathisants trotskystes, qui reviennent de leur voyage à Moscou en 1935 convertis au stalinisme. Finalement les JS fusionnent avec la minuscule JC pour former les Jeunesses Socialistes Unifiées (JSU) sous direction stalinienne en avril 1936. De même, en Catalogne, le PCE fusionne avec le PSOE pour donner naissance au Parti Socialiste Unifié de Catalogne (PSUC), qui adhère à la IIIe Internationale.

Le BOC et l’ICE fondent le POUM

La politique de Nin à la tête de l’ICE, se concentre sur une collaboration étroite avec le BOP. Ils fusionnent clandestinement en septembre 1935 donnant naissance au Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM). Les militants de l’ICE sont une minorité du POUM en Catalogne, mais la majorité en dehors de la Catalogne. Nin justifie ce choix par ce qu’il juge être des pas à gauche du BOP : Maurin s’éloigne du nationalisme petit-bourgeois catalan, défend la politique de front unique des Alliances ouvrières, critique la théorie stalinienne du Front Populaire et revoit sa théorie de la révolution, parlant désormais d’ « une révolution démocratique-socialiste » selon laquelle les tâches démocratiques et socialistes sont inséparables. Nin avance aussi le fait que les militants du BOP sont en majorité des ouvriers.

Mais la stratégie et le programme du POUM sont confus. Trotsky s’interroge : « on nous parle seulement de « l’unité révolutionnaire sur de nouvelles bases ». Mais nous sommes intéressés à savoir quelles sont ces « nouvelles bases ». Celle du SAP ou celle du marxisme révolutionnaire et de la IVe Internationale ? » (lettre au RSAP, 18 octobre 1935). Certes, Nin prétend avoir gagné la majorité du POUM à la IVe Internationale à un détail près : le numéro. Une paille ! En réalité, la direction du POUM dominée par le BOP décide d’adhérer non à la IVe Internationale mais au « Bureau de Londres » ou Internationale II1/2, un marais entre les sociaux-démocrates et les staliniens qui regroupe diverses organisations centristes, comme l’ILP (Parti Travailliste Indépendant d’Angleterre), le SAP (Parti Socialiste Ouvrier d’Allemagne). Malgré cela, l’ICE ne se constitue ni en tendance ni en fraction. Il est frappant de noter que ceux qui la veille encore refusaient au nom des principes d’entrer dans le PSOE pour y faire un travail de fraction, se dissolvent dans une petite organisation centriste. Trotsky n’est pas seulement sceptique sur le choix tactique de se dissoudre dans le POUM, mais inquiet de la confusion politique de ses camarades.

Selon ses fondateurs, le POUM est supposé unifier les noyaux révolutionnaires présents dans les différentes organisations ouvrières. Mais c’est une illusion : très petit avec ses 8000 militants et n’ayant de poids qu’en Catalogne, le POUM ne peut guère attirer à lui des militants ouvriers d’organisations qui en regroupent des centaines de milliers, voire des millions. En outre, sa politique de prétendue réunification syndicale l’isole encore un peu plus des masses groupées dans la CNT et l’UGT: il anime une Fédération Ouvrière d’Unité Syndicale (FOUS), composée de syndicats exclus de la CNT parce que dirigés par des marxistes, qui existe à côté de la CNT et de l’UGT, regroupant 70 000 ouvriers, contre 1,2 million à la CNT et des centaines de milliers à l’UGT.

Du Front Populaire au pronunciamiento

L’écrasement de l’Octobre asturien n’a pas suffi à la droite qui veut mener jusqu’à son terme sa politique de réaction. Elle profite de son passage au gouvernement pour placer tous les généraux putschistes aux postes clés comme Sanjurjo, Franco, etc. Elle ne cesse de menacer la République parlementaire. Les Cortès deviennent ingouvernables. Le président de la République, Alcala Zamora, est de nouveau conduit à les dissoudre.

Les staliniens espagnols mènent alors une bataille farouche pour la mise en place d’une alliance entre les organisations ouvrières et les partis bourgeois de gauche. L’aile droite et le centre du PSOE se prononcent dans le même sens, en faisant valoir les conséquences tragiques de la défaite électorale de 1933 quand le PSOE était allé seul aux élections. Caballero s’oppose à cette alliance, mais en vain.

C’est un programme clairement et ouvertement « démocratique-bourgeois » qui constitue la base de cet accord. Il se résume à un retour à la politique des premières années de la République, dont on sait qu’elle avait été anti-ouvrière et avait conduit à l’exacerbation des affrontements sociaux qu’elle ne pouvait plus contenir. Mais elle lève le drapeau de l’amnistie pour tous les réprimés d’Octobre 1934. L’accord est signé le 15 janvier 1936 par les deux partis républicains de gauche, le PSOE, le PC, l’UGT, la JS, le parti syndicaliste de Pestana…et le POUM avec l’aval des anciens trotskystes de la ICE !

POUM

La signature du POUM : une trahison de la révolution

Trotsky condamne la signature par le POUM du programme de Front populaire comme une trahison de la révolution. Nin réplique que, si le POUM n’avait pas signé ce programme, il aurait été complètement isolé et aurait perdu toute influence sur les ouvriers, car il y avait parmi eux une forte aspiration à l’unité. Il met aussi en avant l’importance d’obtenir la libération des prisonniers d’Octobre 1934. Il vante en outre le Front Populaire comme un moyen chasser la droite. Enfin, il prétend que le POUM aura ainsi une tribune pour dénoncer le Front Populaire. Que valent ces arguments ?

Il ne fait pas de doute que refuser de participer au Front Populaire, c’était aller contre le courant. Il est probable que cela aurait pu réduire temporairement l’audience du POUM. Mais les révolutionnaires ne doivent pas prendre leurs décisions à courte vue et céder à la pression dominante à un moment donné. Signer un programme commun avec la bourgeoisie, c’est donner sa caution à la subordination du prolétariat à la bourgeoisie et cela peut seulement conduire à son étranglement. Bien sûr, la libération des prisonniers est une bonne chose en elle-même, mais elle renforce bien moins le prolétariat espagnol que la politique du Front Populaire ne l’affaiblit : si elle permet la libération de dizaines de milliers de travailleurs, elle intoxique des millions d’ouvriers en leur faisant croire qu’ils pourraient défendre leurs intérêts en s’alliant avec une « fraction démocratique ou progressiste » de la bourgeoisie. La distinction entre droite et gauche n’est pas une distinction de classe : pour les marxistes, il ne s’agit pas d’obtenir le « moindre mal » dans l’immédiat, mais de préparer les ouvriers à faire la révolution. Et on ne peut pas le faire en les mettant à la remorque de la bourgeoisie, mais seulement en développant leur conscience de la contradiction irréductible entre leurs intérêts et ceux de leurs exploiteurs ainsi que la confiance en leurs propres forces. Enfin, les masses ne retiendront évidemment que la participation du POUM au Front Populaire et non les phrases qu’un de ses orateurs pourra prononcer dans un meeting. C’est la rupture définitive entre l’ICE et le Mouvement pour la IVe Internationale.

La CNT ne signe pas le pacte, mais cède aux mêmes sirènes que le POUM. Elle renonce à sa traditionnelle campagne de boycottage. Et les partisans de la CNT vont voter pour les républicains et les socialistes.

Le gouvernement de Front Populaire face à la préparation du coup d’État

Le Front Populaire l’emporte, de justesse. Un gouvernement purement républicain, dirigé par Azaña, est constitué avec un soutien parlementaire du PSOE et du PCE. Il applique à la lettre le programme du Front Populaire : il libère et amnistie les prisonniers de 1934, libère et rétablit Companys, le dirigeant catalan à son poste de chef de la Generalitat, redonne l’autonomie à la Catalogne et au Pays Basque, etc.

Mais ce succès électoral ne règle rien : l’attelage des bourgeois de gauche et des réformistes au sommet de l’État ne peut pas résoudre les contradictions croissantes entre les classes sociales réelles. La victoire du Front Populaire relance la mobilisation des ouvriers industriels et agricoles, ainsi que celle des petits paysans : manifestations de masse, grèves offensives, occupations de terre et affrontements avec les groupes fascistes se multiplient.

La bourgeoisie, constatant que les républicains et les socialistes sont incapables de contenir le torrent révolutionnaire, se met à préparer activement et minutieusement le coup d’État. Le gouvernement, averti des préparatifs de pronunciamiento, se borne à déplacer les généraux d’un commandement à un autre. Et il va jusqu’à démentir comme des rumeurs infondées les articles de presse parlant d’un coup d’Etat en préparation. En effet, le gouvernement de FP ne peut pas lutter contre le putsch, car c’est un gouvernement bourgeois. Or, la seule façon de lutter contre le coup d’Etat, c’est d’armer les ouvriers. Mais armer les ouvriers, c’est leur ouvrir les portes du pouvoir, c’est donc travailler pour le renversement de la bourgeoisie. Pour un gouvernement bourgeois, le choix est clair : plutôt la dictature fasciste que la révolution prolétarienne.

Face au péril fasciste, la solution de la droite du PSOE, c’est d’appeler les travailleurs à être « raisonnables » pour ne pas « provoquer » les militaires, bref à ne pas toucher à l’ordre bourgeois pour que le capital ait la bonté de ne pas faire appel à ses agents fascistes. Le PCE va plus loin encore expliquant que « les patrons provoquent et attisent les grèves » et dénonce l’intervention « d’agents provocateurs ». La politique des staliniens et des réformistes est, comme on pouvait s’y attendre, une politique de trahison complète des intérêts de la révolution.

Malheureusement pour le prolétariat espagnol, les chefs de l’aile gauche du PSOE ou ceux de la CNT, s’ils renâclent face à une telle politique, n’ont pas de stratégie alternative. Au lieu de se préparer à l’affrontement décisif, les uns et les autres se bercent de phrases révolutionnaires. Ainsi Largo Caballero, qui s’imagine être le Lénine espagnol, déclare : « La révolution que nous voulons ne peut se faire que par la violence… Pour établir le socialisme en Espagne, il faut triompher de la classe capitaliste et établir notre pouvoir ». Le Congrès de la CNT de mai 1936 discute avec passion de la prochaine mise en pratique du communisme libertaire : les anarcho-bolchéviks y sont battus.

Le mouvement gréviste prend de l’ampleur. Les heurts se multiplient entre CNT et UGT. Le gouvernement réprime la CNT. La Phalange intervient de plus en plus violemment contre les ouvriers. Il y a des morts de part et d’autre. C’est l’assassinat de Calvo Sotelo, l’un des leaders de l’extrême droite, en représailles à un assassinat de militant ouvrier, qui fournit le prétexte du putsch, dirigé par les généraux Franco et Sanjurjo (qui meurt dès le premier jour dans un mystérieux accident d’avion).

Soulèvement révolutionnaire contre le pronunciamiento

L’héroïsme des ouvriers fait échouer le pronunciamiento

Si les chefs républicains sont paralysés face au coup d’Etat par leur position de classe, les dirigeants ouvriers sont fondamentalement perdus par leur soumission au Front Populaire et leur confiance relative dans les républicains. Le PSOE, la CNT et le POUM exigent des armes pour les travailleurs, mais la plupart du temps, ils ne font guère plus. Si le pronunciamiento minutieusement préparé est défait dans les 2/3 de l’Espagne, c’est donc principalement grâce à l’initiative et à l’héroïsme révolutionnaires des masses.

Les militaires ont fait preuve de beaucoup d’organisation, de préparation et d’audace. À l’opposé, les dirigeants ouvriers ont trop souvent tendance à prendre pour argent comptant les déclarations loyalistes des militaires républicains, attendent et tergiversent, pour finalement se retrouver surpris par l’ennemi. Ils appellent alors à la grève générale, mais il est parfois trop tard.

Le pronunciamiento l’emporte au Maroc, en Navarre, en Galicie, en Extremadure, mais aussi à Séville et à Saragosse, deux bastions ouvriers, où la CNT domine, et à Oviedo. Le putsch est défait ailleurs. Barcelone offre l’exemple le plus saisissant. Surpris par le soulèvement en raison de la naïveté de leurs chefs, les ouvriers très peu et mal armés commencent l’affrontement dans une position d’extrême faiblesse. Mais ils ont pour eux l’enthousiasme de ceux qui luttent pour se libérer de leurs chaînes et le souvenir encore frais d’Octobre 1934. C’est le déferlement de la masse qui permet au prix de nombreuses victimes de liquider le coup d’État.

Dans la marine, c’est l’organisation des soldats, qui sont souvent des ouvriers, en cellules clandestines, centralisées de façon secrète, qui permet de faire échouer le pronunciamiento. Les équipages se mutinent. C’est un point décisif, car cela retarde l’arrivée en Espagne des troupes de Franco basées au Maroc.

On peut ainsi voir que la guerre civile est d’abord un problème politique avant d’être un problème technique. Dans la société capitaliste, le prolétariat n’est pas faible parce qu’il ne serait pas en mesure de s’armer, mais seulement dans la mesure où il n’est pas pleinement conscient de ses intérêts de classe et sa direction n’est pas révolutionnaire.

Les « comités-gouvernements » face à l’ombre de l’État républicain

Le soulèvement ouvrier pour écraser le putsch fait naître partout des comités, aux noms divers : comités de guerre, de défense, de salut public, comités antifascistes, ouvriers, etc. Souvent désignés par les organisations ouvrières qui groupent la majorité de la classe, parfois élus dans les entreprises, ils sont à l’échelle locale sous la pression permanente des masses. Leur première fonction a été d’organiser la lutte contre le pronunciamiento. Dès que celui-ci est vaincu, ces comités se mettent à prendre de fait en charge toutes les fonctions d’un gouvernement. Non seulement ils assurent le maintien de l’ordre grâce à des milices ouvrières qui se substituent à la police et à l’armée permanente et le contrôle des prix, mais ils mettent aussi en oeuvre des mesures de révolution sociale comme la socialisation ou syndicalisation des entreprises (les usines passent sous le contrôle de comités ouvriers ou des syndicats), l’expropriation de l’Eglise et des grands propriétaires fonciers (donnant naissance soit à des exploitations collectives soit à la distribution des terres aux métayers), la municipalisation des logements, l’organisation de la presse, de l’enseignement et de l’assistance sociale. En ce sens, les masses ont au cours même de la lutte contre le soulèvement édifié un nouveau pouvoir, qui est de fait le nouvel État dans toutes les régions où le pronunciamiento a été vaincu. Si pendant les premiers jours qui suivent la victoire, la politique d’épuration contre les anciennes classes dominantes tourne parfois aux règlements de compte personnels, ces excès dérisoires au regard des souffrances et des humiliations vécues pendant des années sont vite jugulés par les organisations ouvrières elles-mêmes.

FAI

Dans la zone où le coup d’État a échoué, il ne reste pas grand chose de l’État républicain : les forces de répression, police et armée, soit se sont mutinées et ont été vaincues, soit se sont rangées du côté des ouvriers. Les républicains bourgeois n’ont pas d’autorité sur les masses car ils n’ont rien fait pour arrêter le putsch ; ils n’ont pas non plus de forces de répression qui puissent leur assurer le pouvoir malgré leur manque d’autorité. Les comités-gouvernements ouvriers font face à « l’ombre de la bourgeoisie », selon la saisissante formule de Trotsky : le gouvernement central est dirigé par le républicain Giral ; celui de la Généralité de Catalogne est dans les mains de Companys, un nationaliste bourgeois catalan.

Les défaites militaires de l’été 36

En face l’État bourgeois franquiste est une machine bien huilée. Il reçoit le soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste qui mettent à sa disposition avions et pilotes pour combattre la marine mutinée et faire passer des troupes en Espagne. Quant à la France et l’Angleterre, elles se prononcent pour la « non-intervention » de façon tout à fait hypocrite. L’attitude du gouvernement de Front Populaire français, confirme sa nature de gouvernement bourgeois sous ses couleurs ouvrières : la SFIO et le PCF, qui viennent de trahir la grève générale de juin 36, choisissent de fait d’aider en Franco en s’en tenant à la non-intervention, car chacun sait que Hitler et Mussolini interviennent aux côtés de Franco. L’URSS se rallie à cette politique de trahison jusqu’en septembre1936. Sous un commandement centralisé, les troupes bien entraînées de Franco ne font souvent qu’une bouchée des milices ouvrières sans formation. L’absence de centralisation des comités-gouvernements ouvriers les laissent totalement dispersées et impuissantes : il est impossible de concentrer des troupes, les renforts n’arrivent jamais à temps, les munitions manquent aux moments décisifs, etc.

Les organisations ouvrières face au problème du pouvoir

Les staliniens : gagner la guerre d’abord, faire la révolution plus tard

Le PCE (qui compte 30 000 adhérents en juillet 1936 et en majorité des petits paysans et des petits patrons) explique qu’il n’est pas temps de lutter pour le pouvoir des ouvriers et le socialisme, mais qu’il faut d’abord vaincre Franco et ses troupes. Bref, il exige la poursuite du Front Populaire. Or, la condition de cette alliance avec les républicains, c’est-à-dire l’ombre de la bourgeoisie, c’est de renoncer à toute mesure qui porte atteinte à la propriété privée des moyens de production : il faut « éviter les outrances révolutionnaires », se contenter d’une « république démocratique avec un contenu social étendu » et assurer la « défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété ». Les défaites militaires de l’été 36 ajouteront à l’argumentaire qu’une telle attitude est nécessaire pour recevoir l’aide de la bourgeoisie française et anglaise. C’est la théorie de la lutte entre la démocratie et le fascisme, substituée à la lutte entre la révolution prolétarienne et la contre-révolution bourgeoise. La démocratie et le fascisme sont deux formes de domination de la bourgeoisie. Certes, elles sont contradictoires : dans le premier cas, la bourgeoisie s’appuie sur les chefs réformistes pour dominer le prolétariat ; dans le second cas, la bourgeoisie écrase les organisations ouvrières même réformistes pour maintenir son pouvoir. Mais cette contradiction n’est que relative : pour la bourgeoisie, il vaut toujours mieux la dictature fasciste que la révolution prolétarienne. Bref, derrière le discours antifasciste des staliniens, il y a le Front Populaire, c’est-à-dire la subordination du prolétariat à la bourgeoisie. En effet, la bureaucratie soviétique craint comme la peste une possible victoire de la révolution prolétarienne en Espagne. Il risquerait de provoquer une contagion révolutionnaire dans la classe ouvrière des autres pays, mettant en cause sa propre domination en URSS. Cependant, ce ne sont pas ces courants qui dirigent l’essentiel du mouvement ouvrier en Espagne, mais la FAI qui domine la CNT et le courant de Caballero l’UGT. Quelle va être leur attitude ?

L’impuissance des anarchistes faute d’une stratégie révolutionnaire claire

La CNT est en partie divisée. Garcia Oliver, l’un des chefs de file des « anarcho-bolchéviks » au sein de la CNT propose au plenum régional de la CNT de Catalogne, province où la CNT est hégémonique, de prendre le pouvoir et d’instaurer le communisme libertaire. Il est mis en minorité. Au lieu d’engager une lutte politique pour faire changer la CNT de position, il s’aligne sur la position majoritaire, consistant à accepter le maintien de la Généralité, l’État catalan autonome. Si le pouvoir de Companys n’est que formel à ce stade, il est pour la bourgeoisie une base précieuse en vue de reconstruire l’État bourgeois quand le rapport de forces aura été modifié. Le pouvoir réel est pour le moment entre les mains du Comité Central des milices antifascistes de Catalogne. Cependant, bien que les organisations ouvrières y soient de fait hégémoniques, cette structure intègre fictivement les organisations bourgeoises « républicaines » : en ce sens, elle est encore une expression de la politique du Front Populaire.

Lorsque le moment crucial se présente, les anarchistes sont réduits à l’impuissance par l’absence d’une stratégie révolutionnaire claire. En théorie, ils refusent l’idée d’une prise de pouvoir par le prolétariat, car ils sont par principe hostiles à l’État. Selon leur point de vue démocratique vulgaire, un gouvernement, ouvrier ou pas, ne peut que reproduire l’oppression comme tout État. La réalité fait voler en éclat cette prétention à éviter le problème de l’État. Pour vaincre l’Etat bourgeois, qui continue à exister sous la forme du pouvoir des armées de Franco, il faut bien une organisation centralisée, bref un autre État. La question n’est donc pas de savoir si on a ou non envie qu’il se forme un État ou pas sur les zones où le pronunciamiento a été vaincu, car il s’en formera un de toutes façons. La question est de savoir de quelle classe sociale cet Etat servira les intérêts. La CNT, sous prétexte d’hostilité à l’Etat en général et par fidélité à son principe d’autonomie, refuse de centraliser les comités de gouvernements existants : elle refuse de parachever l’Etat que les masses ont mis sur pied dans la lutte contre le coup d’Etat fasciste.

Mais les défaites de l’été font prendre conscience à tout le monde qu’il y a besoin de centralisation pour lutter efficacement contre les troupes de Franco. C’est ce qui sert à justifier la reconstitution de l’Etat bourgeois et la soumission progressive des organes issus du soulèvement révolutionnaire à l’Etat bourgeois et leur intégration progressive à l’État, donc leur liquidation comme embryon du pouvoir prolétarien. Les dirigeants de la CNT se laissent convaincre par l’argumentation que, pour gagner la guerre, il faut à la fois un État centralisé et des armes et que ces armes, on ne peut les obtenir que de la France, de l’Angleterre, etc. Tout en continuant d’exalter l’auto-organisation des ouvriers, la CNT se rallie donc au « gagner la guerre d’abord, faire la révolution ensuite », c’est-à-dire à la logique de Front Populaire, dont les inventeurs et les plus zélés propagateurs sont les staliniens, mais dont la CNT constitue simplement l’aile gauche. Bref, ils font de fait dépendre le sort de la révolution espagnole de la bonne volonté de la bourgeoisie « démocratique ».

Caballero, clé de voûte du nouveau gouvernement de Front Populaire

Dans un premier temps, Caballero, qui jouit d’un grand prestige parmi les ouvriers, semble prendre le contre-pied de ces positions. Il affirme : « la guerre et la révolution sont une seule et même chose. Elle ne s’excluent ni ne se gênent, mais elles se complètent et se renforcent l’une l’autre… Le peuple n’est pas en train de faire la guerre pour l’Espagne du 16 juillet sous la domination des castes héréditaires, mais pour une Espagne dont on aurait extirpé toutes leurs racines. Le plus puissant auxiliaire de la guerre, c’est l’extinction économique du fascisme. C’est la révolution à l’arrière, qui donne assurance et inspiration à la victoire sur le champ de bataille ». Il exige donc dans un premier temps un gouvernement de Front Unique ouvrier. Début septembre, les directions de la CNT et de l’UGT discutent même de la prise du pouvoir par une junte CNT-UGT.

Mais finalement, Caballero, se laisse convaincre par les arguments des staliniens, de la droite du PSOE et du PCE: il faut gagner la guerre d’abord, faire la révolution ensuite. Il accepte donc de constituer un gouvernement de Front Populaire, le 4 septembre. Il repose sur les mêmes forces que le précédent, mais comprend une majorité de ministres ouvriers, issus du PSOE, de l’UGT, du PCE, siégeant avec les bourgeois républicains et jouit en outre du soutien de la CNT, qui ne participe pas formellement au gouvernement, mais envoie des représentants dans chaque département ministériel. Comment expliquer ce revirement ? Caballero n’est pas un dirigeant révolutionnaire, mais un vieux réformiste qui, sous la pression des événements, est devenu centriste. C’est pourquoi il est incapable de résister à la pression dans les moments décisifs et notamment au chantage de l’URSS qui promet son aide militaire à condition qu’un gouvernement de Front Populaire soit constitué.

L’attitude du POUM : une nouvelle trahison

Comme Maurin est aux mains des franquistes, c’est Nin qui devient secrétaire général du POUM. En paroles, Nin soutient des positions comparables à celles de Caballero : « contre le fascisme, il n’y a qu’un moyen efficace de combattre, la révolution prolétarienne ». Mais Nin n’est déjà plus un trotskyste (s’il l’a jamais été), mais est devenu un centriste. En pratique, il ne se bat pas non plus pour la destruction des restes de l’État bourgeois dans la partie de l’Espagne où le putsch a été vaincu. Pour justifier sa nouvelle position de trahison, il prétend, d’une part, que la dictature du prolétariat serait déjà réalisée en Espagne : curieuse dictature du prolétariat avec Giral au gouvernement à Madrid et Companys à Barcelone !  Il prétend d’autre part qu’il n’y a pas besoin de soviets en Espagne, car comme les organisations ouvrières organisent une grande majorité de la classe, cela n’est pas nécessaire.

Partis politiques et organisations syndicales en Espagne

  • CEDA : Centre des droites autonomes (parti de droite réactionnaire).
  • La Phalange : milice fasciste.

  • PSOE : Parti Socialiste Ouvrier Espagnol
  • PCE : Parti Communiste Espagnol (stalinien)
  • JS : Jeunesses Socialistes (liées au PSOE)
  • JC : Jeunesses Communistes (liées au PCE)
  • JSU : Jeunesses Socialistes Unifiées (nées de la fusion des JS et JC, sous direction stalinienne en avril 1936)
  • FAI : Fédération Anarchiste Ibérique (organisation politique anarchiste dirigeant la CNT)
  • Parti Syndicaliste : parti réformiste fondé par Angel Pestana suite à son exclusion de la CNT par la FAI.
  • BOP : Bloc Ouvrier et Paysan (parti centriste fondé par le boukharinien Maurin)
  • OGE : Opposition de Gauche Espagnole , devenue ICE en 1932.
  • ICE : Gauche Communiste Espagnole, nom pris par l’OGE en 1932 et conservé après la rupture avec le mouvement pour la IVe Internationale début 1936 lors de la signature du programme du Front Populaire.
  • POUM : Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (né de la fusion du BOP et de la GCE en septembre 1935)

  • UGT : Union Générale des Travailleurs, centrale syndicale du PSOE
  • CNT : Confédération Nationale du Travail, centrale syndicale anarchiste, dirigée par la FAI.

Chronologie sommaire

  • Novembre 1933 - Elections aux Cortès remportées par les partis bourgeois de droite.
  • Octobre 1934 – Insurrection révolutionnaire aux Asturies lancée par l’Alliance Ouvrière (CNT-UGT-BOP-ICE) contre l’arrivé au pouvoir de la CEDA. Elle est écrasée par l’armée.
  • Janvier 1936 - Signature du programme de Front Populaire par toutes les organisations ouvrières à l’exception de la CNT , dont les adhérents voteront cependant massivement pour le Front Populaire.
  • Février 1936 - Elections aux Cortès remportées par le Front Populaire
  • 17-18 juillet 1936 – Pronunciamiento (coup d’État) de Franco — Insurrection révolutionnaire des ouvriers pour contrer le coup d’État.
  • Fin juillet-début août 1936 – Les comités ouvriers, gouvernement de fait là où le putsch a échoué.
  • 4 septembre 1936 – Constitution dans la partie de l’Espagne où le putsch a échoué d’un gouvernement bourgeois républicains-PSOE-PCE-UGT sous la direction de Caballero, avec le soutien de la CNT.

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