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Sur les enjeux de classes de l’écriture littéraire

Par Andrea Vague (20 août 2014)
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Compte rendu du livre Pierre Bergounioux, Le style comme expérience, Éditions de l’Olivier, 2013

Sous la forme d’un texte hybride, à mi-chemin entre un essai et un manifeste, Pierre Bergounioux propose une analyse marxiste de l’histoire de l’écriture et du style littéraire, qui prend le contre–pied des approches stylistiques traditionnelles. Celles-ci, oublieuses de la dimension historique du style et des liens qu’il entretient avec l’expérience du réel, sont accusées d’avoir toujours négligé une donnée fondamentale : la lutte des classes. Car l’écriture et la littérature, elles aussi, sont forgées par les conflits sociaux. Si le nom de Marx n’apparaît que vers la moitié du livre, c’est sous le signe de sa conception de l’histoire et des rapports sociaux que le discours s’organise dès le départ.

Dans un travail de synthèse parfois vertigineux, mais qui présente une vue d’ensemble essentielle pour son propos, Bergounioux commence son récit avec l’apparition de l’écriture, qu’on date de la fin du IVe millénaire avant J.-C. En s’appuyant sur les travaux de l’anthropologue anglais Jack Goody, l’auteur invite à penser le moment dans lequel l’homme a, pour la première fois, laissé des « traces hasardées à la pointe d’un roseau » sur un support matériel, comme l’événement le plus important de l’histoire humaine. Et qui dépasse de loin toutes les révolutions successives marquant le progrès de la civilisation. Le développement matériel, y compris de la production des biens, dans les premières sociétés est tel que l’activité pratique, en raison de sa nouvelle extension, « menace d’échapper au contrôle de l’esprit » (p. 12). Les conditions sont prêtes dès lors pour élaborer une technique permettant d’inscrire sur un support solide les discours, les histoires, les calculs qui étaient jusqu’alors confiés aux seuls quatre vents. S’instaure ainsi un processus qui, du pictogramme en passant par l’idéogramme et les caractères cunéiformes, se perfectionne jusqu’à l’invention de l’alphabet grec, par rapport auquel notre époque elle-même n’a rien ajouté.

Roland Barthes, dans son « aide-mémoire » sur la rhétorique ancienne qu’il rédigea en 1965, organisait sa réflexion autour d’un constat proche. Le développement du système de production étant à la base de la naissance de la propriété privée, c’est dans le cadre des procès pour la défense de celle-ci, donc à l’intérieur d’un discours juridique, que la parole éloquente trouve ses premiers développements : « Il est savoureux de constater que l’art de la parole est lié originairement à une revendication de propriété, comme si le langage, en tant qu’objet d’une transformation, condition d’une pratique, s’était déterminé non point à partir d’une subtile médiation idéologique, mais à partir de la socialité la plus nue, affirmée dans sa brutalité fondamentale, celle de la possession terrienne : on a commencé - chez nous - à réfléchir sur le langage pour défendre son bien. »[1]

De même, Bergounioux situe l’émergence de l’écriture au cœur du conflit social. L’invention de celle-ci, « c’est-à-dire de l’archive, de l’histoire comme science du passé », va de pair avec « l’émergence des premières sociétés inégalitaires, de castes et de classes, dont la lutte est l’élément moteur » (p. 10). La possession du nouvel instrument de communication est soumise à une distribution fortement inégale qui instaure une séparation entre une élite lettrée et l’immense masse de ceux et celles qui n’y ont pas accès. C’est à partir de cette situation d’inégalité que se développent forme et contenu des récits, corps central d’une littérature qui, pendant des siècles, est restée inféodée à l’aristocratie. Mais les jours de celle-ci sont comptés quand le texte tombe dans les mains des représentants de la bourgeoisie émergente, en particulier de Voltaire, Diderot, Rousseau, dont les œuvres marquent un point de non retour.

L’origine sociale de l’écriture fondée sur l’alphabet et le contexte de ses applications ont eu également une conséquence formelle, déterminant le contenu et l’organisation logique de tout récit. Cette pratique a été l’apanage d’une classe qui a un rapport au temps fondé sur la contemplation et la réflexion, donc situé très loin du temps réel de l’action. Les scribes et les narrateurs lettrés sont les seuls à pouvoir relater, dans le calme de leur vie retirée, les entreprises héroïques de la classe guerrière, avec comme conséquence le fait capital que « les structures temporelles de l’action ont échappé à ceux qui s’y trouvaient impliqués [les membres de la classe guerrière] comme à ceux qui auraient dû les expliquer [les scribes justement] » (p. 35).

C’est là la limite principale d’une pratique littéraire qui fait subir aux gestes, à l’expérience vécue du réel, « la diffraction de l’écriture » — en substituant à la vérité de l’événement un artefact et une représentation déformée, fruits du travail d’une élite. Mais cette conception de la littérature trouve sa fin, en même temps que son aboutissement, au début du XXe siècle, avec trois figures phares : Joyce, Kafka et Proust. Ces trois hommes, juifs, malades et faibles, certains de ne pas pouvoir arriver au bout de leurs œuvres et écrivant à l’aube du conflit qui allait déchirer l’Europe, marquent la fin de l’écriture conquérante bourgeoise. Tous les trois ne réalisent leur projet littéraire qu’en affirmant son impossibilité : « Parodique avec Joyce, suspendue, tragiquement, chez Kafka, portée, minée par le temps irréparable dont Proust recense les sortilèges (...), la littérature dit que le projet européen – la raison – a avorté » (p. 57). La guerre qui éclate en 1914 apparaît comme la concrétisation sanglante de cette conscience, et la conséquence de l’impossibilité de résoudre les deux conflits qui traversent le vieux continent, la lutte de classe et la rivalité entre nations, dont les œuvres de ces trois écrivains sont pénétrées.

Pour trouver la suite de cette sorte d’épopée de l’écriture que nous présente Bergounioux, il faut désormais traverser l’océan et changer de continent, où s’ouvre un nouveau chapitre avec William Faulkner. Celui-ci opère dans des conditions renouvelées où, la ségrégation sociale étant – temporairement et partiellement – assouplie par rapport aux sociétés européennes, l’écrivain n’est plus isolé, et en arrive à « abdiquer la royauté de papier » que tout narrateur s’était arrogée au long des siècles précédents. De là une œuvre du présent, qui s’élabore loin des salons et des bibliothèques, qui a l’audace et la possibilité de se débarrasser d’une tradition séculaire ; elle est faite pour les agents anonymes de l’histoire, elle s’efforce d’être fidèle à leur expérience du monde. L’œuvre faulknérienne est marquée par une révolution stylistique qui permet de « dépasser l’impossibilité où le texte occidental se trouvait », à cause d’un intellectualisme proliférant menacé constamment de stérilité, « de ne plus rien dire ce de qui arrivait » (p. 64).

Au fil de la narration, Bergounioux ne cache pas ses points de repère et ses figures tutélaires, en prenant également position pour un écrivain, contre un autre. Si c’est souvent une vue partielle qui nous est offerte, le livre a le grand mérite d’opérer un recentrement important de l’histoire littéraire, et de se positionner résolument contre le fétichisme des Belles-Lettres. En élargissant à l’anthropologie la sphère de l’esthétique et de la poétique, il pose la littérature en dialogue avec les sciences sociales. Il se constitue ainsi en première ébauche d’une histoire qui reste en grande partie à écrire, et rejoint d’ailleurs un projet qui trouve à l’heure actuelle nombre d’échos dans la recherche académique[2].

La source du plaisir stylistique ne se trouve pas dans le degré de raffinement et d’élaboration auquel l’écriture peut aspirer ; elle naît, similairement aux jouissances qui concernent le corps, du sentiment de libération, d’« extension de sens » et d’« accroissement de l’existence », que le langage révèle et permet d’expérimenter. Mais l’accès à ce plaisir, et c’est ce qui le recouvre d’une couche amère, a été et reste toujours limité et sélectif, profondément inégal. En ceci militant, le livre de Bergounioux se conclut sur un envoi, au goût utopique : qu’un jour l’égalité s’instaure dans l’accès au langage. « L’état stylistique idéal sera celui où, pourvu également des biens du corps et de l’esprit, chacun parlera, écrira, s’il le souhaite, un langage parfait, c’est-à-dire le plus haut, le plus riche possible, à un moment donné, en un lieu déterminé » (p. 70).


[1] Roland Barthes, "L'ancienne rhétorique", dans la revue Communications n° 16.1, 1970, p. 176.

[2] Différents courants de sociologie de la littérature ont dans les dernières décennies, et plus récemment, tenté de mettre au centre de la recherche le style, cet objet resté souvent impensé par toute approche sociologique. Qu’on pense au projet sociocritique lancé par Claude Duchet dans les années 1970, à la sociopoétique d’Alain Viala, aux travaux de Jérôme Meizoz et de la revue/collectif COnTEXTE (en ligne : http://contextes.revues.org/). Voir aussi la publication récente de Nelly Wolf, Proses du monde. Les enjeux sociaux des styles littéraires, Presses universitaires du Septentrion, 2014.

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