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Grèce: Nelly contre l’insignifiance

Grèce international

Lien publiée le 23 décembre 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.greekcrisis.fr/2014/12/Fr387.html


On ne peut rien comprendre à l’insignifiance actuelle si l’on n’y voit pas la forme la plus délirante du projet contemporain, à savoir, la manipulation totale des destins et des significations. L’affaire de la tentative de corruption du député Khaikális tourne alors au feuilleton pathétique. Le procureur a entendu l’agent corrupteur présumé en tant que témoin, ce dernier, n’a pas été mis en état d’arrestation. La confusion domine, sauf pour Nélly Andrikopoúlou, autrefois passagère du bateau Mataroa dont les obsèques ont eu lieu ce lundi 22 décembre à Athènes. Grand soleil.

Temple d'Aphéa sur l'île d'Égine, un des trois temples du triangle sacré, avec Parthénon et Sounion. Décembre 2014


C’était le 22 décembre 1945, à la veille de la guerre civile en Grèce, que plus de 130 Grecs se sont embarqués sur le Mataroa, partis du Pirée pour l’Italie et, de là, vers Paris. Tous ces hommes et femmes, dont la grande majorité était boursiers du gouvernement français, accompagnés parfois de leurs familles, ont pu trouver asile en France grâce à l'aide du directeur de l’Institut français de l’époque, le philhellène Octave Merlier. Certains parmi les plus grands intellectuels et artistes grecs étaient du voyage, comme Cornelius Castoriadis (né en 1922 à Constantinople), pour qui cet événement avait une valeur historique.

Nélly Andrikopoúlou (née en 1921 à Constantinople), peintre, sculpteuse et écrivaine qui épousera plus tard le peintre et poète Níkos Engonópoulos, un des premiers surréalistes de Grèce était donc du voyage. Puis, ce Mataroa, navire déjà auréolé de gloire car (triple) lieu de mémoire, il avait déjà acheminé des troupes américaines vers l’Irlande en préparation du Débarquement de Normandie, comme il a aussi convoyé des rescapés de la Shoah, notamment des enfants du camp allemand de Buchenwald vers la Palestine en juillet 1945.

François Dosse, le biographe (2014) de Cornelius Castoriadis, note que ce “voyage se révélera ensuite propice aux aventures sentimentales. Tout en ayant une relation amoureuse avec Nelly Andricopoulou, le jeune Castoriadis renoue alors avec Mimica Cranaki, qui a été sa compagne à Athènes et qui continue d’exercer sur lui une réelle fascination”, (“Castoriadis, une vie”, p. 35). J’y ajouterais, que la poète Mátsi Hatjilazárou était aussi du voyage, et Cornelius Castoriadis avait autant noué avec elle une relation qui a durée quelques années à Paris (interview de Mátsi Hatjilazárou à Státhis Tsagarousianós).  

Mátsi Hatjilazárou, poète et Cornelius Castoriadis. Sans date.


Ce que François Dosse n’évoque pas, c’est que Nélly Andrikopoúlou était restée en relation (d’échange épistolaire) avec Corneille (Castoriadis pour les intimes) pratiquement jusqu’à la fin de la vie (1997) du grand philosophe. Je ne connaissais pas Nélly personnellement, or, par un certain hasard (?) il y a des amis qui nous étaient alors communs. Ainsi, je sais, et de source sûre, que Nelly a toujours conservé les lettres que Cornelius lui envoyait des décennies durant.

Loin, très loin de la confusion qui règne depuis cette affaire d’État et des révélations du député Khaikális qui ont d’ailleurs conduit le premier ministre Samarás à porter plainte pour... calomnie, les amis de Nélly et donc les nôtres, ont pu la saluer pour une ultime fois. Effondrés. 

Tableau de Nélly Andrikopoúlou. 


C’est d’ailleurs (par un autre hasard ?) en ce décembre 2014 qu’au Théâtre du Soleil à Paris, la troupe du Mataroa, inspirée essentiellement d’un ouvrage de Nélly, propose alors sa version de cette “mémoire trouée” (jusqu’au 28 décembre)

Parmi les passagers de cette “arche” contemporaine qui brilleront en Europe grâce à leur œuvre et nous rendrons fiers, on peut distinguer les penseurs Cornelius Castoriadis, Kóstas Axelós et Kóstas Papaïoánnou, les sculpteurs Mémos Makrís, Kóstas Coulentianós, Kóstas Valsámis et Bella Raftopoúlou, les peintres Díkos Vizántios, Eléni Stathopoúlou et Anna Kindúni, la peintre et écrivain Nélly Andrikopoúlou, les poètes Mátsi Hatjilazárou et Andréas Cambás, les auteurs Elli Alexíou, Mimíka Cranáki et Andréas Kédros, les médecins Eleni Thomopoúlou, Evángelos Bríkas et Andreas Glinós, Dimítris et Ioánnis Marinópoulos, qui deviendront par la suite de célèbres entrepreneurs, les architectes Aristoménis Proveléngios, Nikos Chatzimichális, Takis Zenétos et Panos Tzelépis, l’architecte-urbaniste Georges Candílis, le cinéaste Mános Zacharías, le chef d’orchestre Dimítris Chorafás, l’historien Nicolas Svorónos et l’académicien Emmanuel Kriarás”.

En 2014, au cœur d’une crise économique et surtout sociale d’une ampleur jamais vue après la chute de la dictature, un groupe d’artistes se partageant entre Athènes et Paris réussissent grâce à leur travail de recherche et à leur ténacité, mais aussi après beaucoup de difficultés et de rebondissements, à réaliser un rêve fou: En cette période extrêmement difficile que vit, une fois de plus, notre pays, où toutes les certitudes acquises s’écroulent, où l’Europe entière vacille, où ce pays est mené vers un futur sombre et incertain et où se réveillent des souvenirs que nous voudrions oublier, notre seule arme pour résister à un monde qui s’effondre est de regagner notre capacité à rêver et à nous envoler loin de ce paysage de désespoir.”. Encore une fois et comme le dirait Cornelius, il est question d’imaginaire et de rêve. On tournerait cependant en boucle. 

Le spectacle Mataroa à Paris. Décembre 2014 


Nelly avait travaillé durant longtemps ensuite, après son retour en Grèce, comme guide pour l’Office du Tourisme en Grèce ; les étonnants voyageurs d’alors auraient certainement apprécié ce qu’à l’époque s’apparentait peut-être à une forme d’initiation.

Depuis, la Grèce n’est plus (tout à fait), et à l’instar du vaste... reste, nous pénétrons (crise ou pas), dans l’ère du “théolibéralisme”, d’après Susan George, s’agissant de “la capacité de rhétorique des lobbies des entreprises transnationales, extrêmement fine puisqu'ils adaptent parfaitement leur discours aux cultures locales (...) C'est une grande régression d'un système qui s'oriente entièrement vers le divin marché et pour cela veut abattre toutes les ‘barrières’ commerciales, toutes les contraintes sociales”. 

Littérature grecque traduite. Autre voyage. Décembre 2014


Cornelius Castoriadis (se) posait déjà la question en 1990: “Peut-on sortir de cette situation ? Un changement n’est possible que si, et seulement si, un nouveau réveil a lieu, une nouvelle phase de créativité politique dense de l’humanité commence, ce sui implique à son tour la sortie de l’apathie et de la privatisation qui caractérisent les sociétés industrialisées contemporaines”.

Autrement, la novation historique ne cessera certes pas, toute idée d’une ‘fin de l’histoire’ est multiplement absurde, mais le risque est que cette novation, au lieu de produire des individus plus libres dans des sociétés plus libres fasse apparaître un nouveau type humain, que l’on peut provisoirement appeler zappanthrope ou réflexantrhrope, type d’être tenu en laisse ; et tenu dans l’illusion de son individualité et de sa liberté par des mécanismes devenus indépendants de tout contrôle social, gérés par des appareils anonymes, dont la domination est d’ores et déjà bien en route”.

Ce que la pensée politique peut faire, c’est poser en termes clairs ce dilemme qui nous confronte aujourd’hui. Elle ne peut évidemment pas, à elle seule, le résoudre. Il ne peut être résolu que par la collectivité humaine, sortant de son sommeil et déployant son activité créatrice”, (Cornelius Castoriadis: “Anthropologie, philosophie, politique”, in “Les carrefours du labyrinthe 4 - La montée de l'insignifiance”, p. 148. 

Près du Pirée. Décembre 2014


Il semblerait que le nouveau type anthropologique, la résultante “logique” du zappanthrope ou du réflexantrhrope est bien de saison. Partageant récemment cette réflexion avec mon ami Lákis Proguídis, (lui-même était un ami de Cornelius), Lákis me dit spontanément que vu sous cet angle, Castoriadis fut sans doute... le dernier des philosophes.

Nélly, Cornelius, Mátsi, notre monde, quelques minutes (historiques) seulement avant les usurpateurs extrêmes et derniers.

Nélly Andrikopoúlou enterrée, le Mataroa navigue alors toujours quelque part, et ce même matin du 22 décembre, j’ai vu un homme dérober un poulet rôti dans un supermarché athénien. Il a pris la fuite et les employés de l’enseigne n’ont pas voulu le rattraper.

On ne peut rien comprendre à l’insignifiance actuelle si l’on n’y voit pas la forme la plus délirante du projet contemporain... jour après jour. 

Île de Salamine. Décembre 2014