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Les oubliés du naufrage du Sewol

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Lien publiée le 15 avril 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) Les tentes blanches se dressent toujours à Gwanghwamun. Depuis près d’un an, elles résistent à la chaleur de l’été, aux rigueurs de l’hiver et aux attaques des mouvements nationalistes. Elles s’accrochent aux pavés du cœur de Séoul, sous l’œil figé dans une éternité martiale de la statue de l’amiral Li Sun-sin (1545-1598). Lui est un héros national pour ses victoires navales contre les Japonais.

Les tentes, elles, entretiennent le souvenir d’une tragédie maritime des temps modernes, celle du ferry Sewol, naufragé le 16 avril 2014 au large des côtes sud-ouest de la péninsule. Le drame a fait 295 morts et 9 disparus, principalement des élèves de première du lycée Danwon d’Ansan, ville modeste et industrielle à une heure de train de la capitale sud-coréenne.

Dans le camp flottent une multitude de rubans jaunes. D’une couleur choisie pour son évocation du deuil, ils symbolisent une tragédie qui a profondément marqué et continue de diviser la Corée du Sud. Les blessures restent vives à l’approche du premier anniversaire du drame, promesse d’un moment de recueillement comme d’une pause de la colère et des frustrations qui rongent les proches des victimes. « Je suis tellement désespéré, témoigne Cho Nam-song, qui a perdu son fils dans le drame et passe la plupart du temps à Gwanghwamun, que je n’ai parfois plus envie de vivre. »

Le drame est d’autant plus douloureux qu’il est perçu comme une trahison

Oh Young-suk, ouvrier du textile venu de la province de Jeolla du Sud, une région pauvre du sud-ouest du pays, pour trouver du travail à Ansan, a également déserté sa maison pour le camp de Séoul, où il se bat « pour que le public reste informé »« Je me souviendrai toujours de cette journée, souffle-t-il. J’ai pris le petit déjeuner avec mon fils, ce que je ne faisais jamais. Je lui ai souhaité “bon voyage” avant d’aller travailler. » Ce voyage était important pour les lycéens d’une génération, celle de 1997, qui n’a pu faire ceux prévus en primaire et au collège. « En 2003, il y a eu l’épidémie de SRAS et en 2008, la crise, rappelle M. Oh. Ce voyage, c’était leur dernière occasion avant l’université. »

Le drame est d’autant plus douloureux qu’il est perçu comme une trahison. Dans un pays où l’éducation est essentielle mais extrêmement onéreuse, les parents sacrifient beaucoup pour que leurs enfants intègrent les meilleures universités. « Depuis le drame, j’ai arrêté de travailler, avoue M. Oh. A quoi sert de continuer ? On ne sait même pas pourquoi nos enfants sont morts. »

De fait, les circonstances du naufrage restent floues. Parti du port d’Incheon, à l’ouest de Séoul, le navire voguait vers l’île de Jeju (sud-ouest). Piloté à vive allure par un équipage inexpérimenté dans une zone maritime dangereuse, il aurait brusquement viré de bord, une manœuvre qui l’a fait chavirer. Des travaux destinés à augmenter le nombre de cabines auraient déséquilibré sa structure. Les véhicules et la cargaison embarqués auraient été mal arrimés. Et leur brusque déplacement aurait favorisé le chavirage. Il est apparu que l’équipage, réunissant des personnes en contrat précaire, n’avait suivi quasiment aucun exercice de sécurité.

Révélées après le drame, ces informations se sont ajoutées au désarroi des familles face à l’incurie des secours. Amenés par bus sur l’île de Jindo (sud-ouest), la plus proche du lieu du naufrage, les proches des victimes avaient été surpris par l’absence de moyens mis en œuvre. « Les médias parlaient de 20 hélicoptères envoyés sur les lieux, se souvient Heo Heung-hwan, qui a perdu sa fille Da-youn dans le naufrage. Il n’y en avait aucun. »

Les premiers corps récupérés ne l’ont pas été par des gardes-côtes ou des marins, mais par des plongeurs volontaires. Le centre national de gestion des crises basé à Séoul a dû s’en remettre à la télévision pour suivre les progrès des secours. L’armée n’a pu utiliser le Tongyeong, premier navire sud-coréen de sauvetage en mer, terminé en 2012, ayant coûté 159 milliards de wons (135 millions d’euros), au cœur d’importants scandales de corruption.

Rumeurs

Les différents services impliqués n’ont jamais su se coordonner pour délivrer des informations fiables ou répondre efficacement aux urgences de la situation. La chaîne MBC ayant annoncé dans un premier temps que tous les enfants étaient sauvés, certains se sont rassurés. « Je me suis dit : “Ils seront tout mouillés” », se souvient M. Oh. Les rumeurs se sont multipliées. « On nous a dit que les enfants avaient été envoyés sur d’autres îles, se souvient Lee Min-woo, le père d’une des victimes. J’ai téléphoné aux hôpitaux et on m’a dit : “Personne n’est arrivé.” »

La douleur de perdre un proche ou un enfant a été exacerbée par l’attitude du pouvoir, qui a multiplié les maladresses et semble incapable de témoigner d’une compassion réelle pour les familles. Le 2 avril, 52 parents se sont rasé la tête pour protester contre le projet gouvernemental de dédommagement annoncé dans l’urgence quelques jours plus tôt, 420 millions de wons (357 000 euros) pour la perte d’un enfant et 780 millions de wons (663 000 euros) pour chaque professeur décédé.

Les parents ne veulent pas d’argent. Ils veulent une véritable enquête sur les causes du drame et le renflouement du navire. Un souhait que ne semble pas entendre le gouvernement, qui plaide depuis le 27 mars pour une révision de la loi dite « du Sewol », adoptée en novembre 2014 pour répondre aux attentes des familles et éviter toute répétition du drame. Le texte prévoyait une refonte de l’organisation de la sécurité publique sous l’autorité du premier ministre et un système de sanctions pour les personnes qui s’enrichiraient par des pratiques de gestion répréhensibles. Ce dernier point a été baptisé du nom de Yoo Byung-eun, dont la famille dirigeait Chonghaejin Marine, la compagnie propriétaire du bateau.

Cette société appartenait aux deux fils de Yoo Byung-eun, dont l’un est aujourd’hui en prison, Yoo Dae-kyun, et Yoo Hyuk-ki. Leur père fut aussi le gourou d’une puissante secte chrétienne, le Guwonpa, alors proche de nombreux dirigeants sud-coréens. Recherché par la police sud-coréenne, Yoo Byung-eun a été retrouvé mort en juin 2014 dans un verger à Suncheon, dans la province de Jeolla du Sud, à 300 km au sud de Séoul.

La loi, votée quelques jours avant la condamnation à trente-six ans de prison du capitaine du Sewol, Lee Jeong-sok, prévoyait également la mise en place d’une commission d’enquête et d’un procureur spécial chargés de déterminer les responsabilités du drame. Or le gouvernement pourrait limiter les pouvoirs d’enquête de la commission et les moyens dont elle dispose. La moitié de ses membres devraient être des fonctionnaires.

Pour les familles, une telle attitude montre que tout est fait pour oublier le drame et ne pas en tirer les leçons. La présidente Park Geun-hye est particulièrement critiquée. Ses larmes lors de sa première intervention au moment du drame sont aujourd’hui considérées par beaucoup comme fausses et, pour les familles, ses engagements à faire toute la lumière sur le drame n’ont pas été honorés.

L’image de la dirigeante a également été ternie par la polémique qui s’est développée autour de son emploi du temps le 16 avril. Elle avait « disparu » pendant sept heures. Où était-elle ? A la Maison Bleue, la présidence sud-coréenne, mais injoignable, affirme son entourage sans convaincre. Beaucoup de rumeurs ont circulé, évoquant même une rencontre avec un ex-conseiller.

Un affrontement politique

Dans le même temps, les débats amorcés juste après le drame sur le rapide développement de la Corée, réalisé à marche forcée, au rythme du « pali-pali » (« plus vite, plus vite »), au détriment de la sécurité, semblent oubliés. « La collusion entre les chaebols [conglomérats] et les bureaucrates reste un problème structurel de la Corée du Sudqui a contribué à la tragédie du Sewol », juge Kim Cheol, de l’institut de Séoul sur les politiques publiques.

« Aujourd’hui, nous avons Samsung, ajoute le maire de Séoul, Park Won-soon, proche de l’opposition et soutien des familles de victimes. C’est bien, mais le drame du Sewol montre que nous avons omis certaines valeurs. Nous avons oublié les gens au profit de l’argent. »

De quoi alimenter l’amertume des familles de victimes. « Aujourd’huila Corée n’est pas faite pour le peuple, tempête Lee Min-woo. C’est le peuple qui est là pour le gouvernement. »

« Cette tragédie illustre les problèmesde la société coréenne, ses dysfonction-nements, son injustice et sa corruption », Heo Heung-hwan, père d’une victime

Les médias sont aussi fortement critiqués depuis le drame. Dans le reportage sur la visite dans l’île de Jindo de la présidente Park le 17 avril, la chaîne publique KBS aurait effacé les manifestations de colère des familles. Son directeur de l’information, Kim Si-gon, a également suscité une vive colère en affirmant que « 300 morts n’étaient pas tant que ça en comparaison du nombre de victimes des accidents de la route ». Ce même Kim Si-gon a dû ensuite démissionner, vraisemblablement sous pression de la Maison Bleue, car il refusait de céder aux exigences présidentielles qui souhaitaient limiter les critiques émises contre les gardes-côtes et les secours. « Cette tragédie illustre les problèmes de la société coréenne, juge Heo Heung-hwan, ses dysfonctionnements, son injustice et sa corruption. »

Dans ce contexte, l’opposition entre les familles, souvent issues de milieux modestes, et le gouvernement a pris l’allure d’un affrontement politique. Des grèves de la faim ont été organisées. Lors de sa visite en Corée du Sud, en août, le pape François a multiplié les gestes en faveur des familles, suscitant un certain embarras de la présidence.

Les organisations ultraconservatrices, qui seraient financées par le NIS, les services secrets proches du pouvoir, manifestent régulièrement contre la présence du camp de Gwanghwamun. L’annonce des dédommagements a été critiquée par ces groupuscules et des élus du parti Saenuri, la formation de la présidente Park Geun-hye, qui ont accusé les proches de victimes d’être des « voleurs de l’argent public ».

Si bien que, à l’approche du premier anniversaire du drame, le malaise reste vif. « Le gouvernement a tout fait pour donner une image des familles comme uniquement intéressées par l’argent, déplorait, le 3 avril, dans un éditorial le quotidien de centre gauche Kyunghyangafin d’occulter la vraie nature de l’accident et détourner l’attention de l’opinion. » Il fait également tout pour que le drame soit oublié.

Dans ce contexte, les familles ont prévu des cérémonies à Gwanghwamun, à Ansan et dans la baie de Paegmok, sur l’île de Jindo, loin des autorités sud-coréennes, qui, à quelques jours du 16 avril, hésitaient encore sur la forme de leur hommage, au risque de renvoyer l’image d’une société divisée jusque dans les tragédies qui touchent ses enfants.