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Comment Balzac explique (encore) notre société

Lien publiée le 16 août 2015

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http://www.marianne.net/comment-balzac-explique-encore-notre-societe-100236123.html

A la fois créateur visionnaire et père du roman réaliste, Honoré de Balzac reste notre contemporain, puisque sa lecture nous renseigne sur les soubassements de notre époque. Comment sortir de ce trop long roman balzacien ?

C'est devenu un véritable pont aux ânes dans les médias comme dans les dîners : notre époque actuelle, les années 2010, ne serait qu'un bis repetita des fameuses années 30, si calamiteuses à l'échelle de l'Europe, et a fortiori du monde entier. Cette analogie est si ancrée dans les esprits qu'elle a même donné naissance à quelques ouvrages, notamment Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, du politologue Philippe Corcuff, paru aux éditions Textuel à l'automne dernier, et Les années 30 sont de retour, des journalistes Renaud Dély et Claude Askolovitch, avec l'historien Pascal Blanchard, édité au même moment par Flammarion.

Il est toujours tentant de calquer sur un présent nébuleux, enchevêtré, complexe, les références connues et maîtrisées du passé. D'en faire la clé unique de compréhension, quitte à s'arranger ici ou là avec les faits pour faire coïncider son temps avec un temps antérieur, et hurler sinon à la répétition, du moins au bégaiement de l'histoire. Mais à ce petit jeu-là, chacun peut voir minuit à sa porte, et faire valoir ses marottes. Sans doute, d'ailleurs, Corcuff, Dély, Askolovitch et les autres ont-ils raison : les années 30 reviennent. Mais ne seraient-ce pas les années 1830, et non 1930 ? Et l'auteur à lire - ou à relire - pour déchiffrer véritablement l'époque, plutôt que Drieu La Rochelle ou Malraux, ne serait-ce pas plutôt Balzac, et sa monumentale Comédie humaine ? Pour espérer sortir d'une séquence, il faut savoir quand elle a vraiment commencé.

Balzac et ses interminables descriptions. Balzac et sa cohorte de personnages réapparaissant de roman en roman. Auteur classique s'il en est, passé depuis longtemps à la postérité et membre éminent du panthéon littéraire français, Honoré de Balzac (1799-1850) semble encore et toujours notre contemporain. Le monde qu'il décrit à travers des milliers de pages, cette première moitié du XIXe siècle qui va de la Restauration à la monarchie de Juillet, inaugure une ère qui ne s'est en fait jamais close. Un temps qui, à travers diverses mutations superficielles et cosmétiques, perdure jusqu'à nous dans ses profondeurs et ses permanences, ses équilibres et ses invariances.

L'avènement du parvenu

Balzac est trop souvent perçu comme un auteur ancré dans son époque, que l'on ne peut découpler de cette période bien définie qui l'a vu vivre et créer. Une sorte de romancier reporter, historien du temps présent, sociologue avant la lettre, livrant à ses lecteurs une photographie précise et arrêtée de la France d'autrefois. Pourtant, Baudelaire avait prévenu : « J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur, écrivait-il, en 1859. Il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être un visionnaire. » George Sand ne disait pas autre chose lorsqu'elle imaginait « ces lecteurs de l'an 2000 ou 3000 » - c'est-à-dire nous - s'exclamer devant l'œuvre de Balzac : « Ceci est la vérité ! » C'est que ses personnages sont devenus des types, des avatars intemporels, et certains d'entre eux, les plus fameux, des mythes. Comme Don Quichotte, Roméo ou Don Juan, Rastignac est devenu une figure, le résumé de passions universelles.

Personnage central de la Comédie humaine, Eugène de Rastignac est l'incarnation de la nouvelle classe dominante. Dans la France postrévolutionnaire et postimpériale des années 1820-1830, la bourgeoisie a supplanté la noblesse en renversant l'Ancien Régime. Le monde qui vient sera le sien, elle en sera la maîtresse toute-puissante, y imposera ses codes, ses mœurs et ses lois. Rastignac symbolise cette ascension sociale. Lorsqu'il arrive à Paris, dans le Père Goriot, il n'est qu'un étudiant provincial, charentais, avide de se faire un nom dans la capitale. Mais il croit encore au mérite et au travail. Ses idéaux sont ceux de la Révolution française, qui a aboli les privilèges de la naissance pour que nul ne soit assigné à résidence sa vie durant. Pour que chacun, selon ses talents, atteigne la place qui lui revient.

C'est dans la bouche de Vautrin, l'âme damnée de la Comédie, que Balzac prend soin de mettre les mots qui dessillent Rastignac. La tirade se veut l'exposition implacable de la nouvelle mécanique sociale, sa loi d'airain : « Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment 50 000 jeunes gens qui se trouvent dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l'acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu'il n'y a pas 50 000 bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l'éclat du génie ou l'adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hommes comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien. » Ainsi Rastignac se familiarise-t-il avec le cynisme. Il retient la leçon. Vingt-cinq ans plus tard, à la fin de la Comédie humaine, « il a 300 000 livres de rente, il est pair de France, le roi l'a fait comte ».

Voilà : Balzac fut le premier à comprendre, et à dire, que, dans une société que ne soutenaient plus les anciens ordres séculaires, où l'aristocratie était déchue, l'argent servirait de nouveau moteur, de nouveau carburant. Il a perçu en lui le culte naissant qui allait prospérer après la mort de Dieu. Ces personnages sont tendus par cette volonté d'enrichissement, qui devient synonyme de réussite. Désormais, « parvenir » ne passe plus par la bravoure, la loyauté, l'honneur, comme dans les contes de chevalerie qui berçaient l'ancien monde, mais par l'acquisition et la croissance de la fortune. Les titres, les places, le rang, sont à qui peut payer. Et, avec eux, le pouvoir, qui, puisqu'il ne se transmet plus par le sang, est à qui saura l'acheter.

Pauvres idéalistes...

Balzac s'amuse ainsi à donner forme à toutes les situations possibles, à toutes les intrigues, à toutes les combinaisons et à tous les caractères que meut ce nouvel idéal sonnant et trébuchant. On trouve chez lui des avares comme Félix Grandet, des accapareurs comme dans le Cousin Pons, des entrepreneurs, des cupides, des endettés et des créanciers... Mais toujours, au centre du jeu, l'argent, l'argent qui fait tourner le monde nouveau.

C'est à cette époque analysée par Balzac que François Guizot, plusieurs fois ministre sous la monarchie de Juillet avant d'en être le dernier président du Conseil, lança son célèbre « Enrichissez-vous ! » Injonction emblématique qui n'est pas sans rappeler le vœu, aujourd'hui, d'Emmanuel Macron, ministre de l'Economie, lorsqu'il encourage les jeunes Français à « devenir milliardaires ».

Puisque tout peut s'acheter, tout devient dès lors marchandise. Les mariages eux-mêmes se font au gré des additions et du montant des dots. Dans un de ses plus célèbres romans, Balzac va jusqu'à décrire l'avilissement par ce matérialisme vulgaire de ce qu'il chérit peut-être plus que tout, de ce qui occupe pourtant ses jours et ses nuits : la littérature.

Au début d'Illusions perdues, celui qui entrera dans le patrimoine littéraire sous le nom de Lucien de Rubempré, mais n'est encore que Lucien Chardon, rêve de gloire et de succès parisien dans son Angoulême natal. Il se veut poète, écrit en imitant Lamartine et veut conquérir les cœurs et les âmes par sa plume. A Paris, il entre dans le Cénacle, cercle d'écrivains et d'artistes qui ne jurent que par le beau, jeunes idéalistes typiques du romantisme, qu'inspire à Balzac le véritable Cénacle formé autour de Victor Hugo. Mais Rubempré ne deviendra jamais le grand auteur qu'il rêve d'être. Pressé par des besoins d'argent, encore et toujours, il devient journaliste, et perd ce qu'il avait de talent en bavardages.

Balzac décrit le journalisme comme un dévoiement de l'écriture, qui devient remplissage de colonnes, prostitution qui ne dit pas son nom. L'intelligence et le style se mettent au service du plus offrant et deviennent un gagne-pain. Il n'est pas le seul à utiliser ces images, Musset, notamment, en usa également, et le Bel-Ami de Maupassant, un demi-siècle plus tard, entonna le même refrain. Preuve que les problèmes qui agitent le XXIe siècle ne datent pas d'hier, ou plutôt que notre bel aujourd'hui commence dès 1820.

Car il est frappant de constater que les griefs qui sont faits de nos jours à la presse se trouvent déjà chez Balzac. L'avènement d'Internet, l'apparition des chaînes d'information continue, la rapidité accrue des communications ne sont pas à l'origine de ses maux et de ses vices. Ils ne font qu'amplifier, peut-être, ou révéler ce qui était présent dès le départ. Dans son grand roman, Balzac montre déjà la collusion entre les milieux médiatique, politique et financier, la tendance journalistique à grossir volontairement certains faits, à chercher le scandale et à le privilégier à l'information exacte et d'utilité publique. « Le journal tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là », fait-il dire à l'un des plumitifs de son livre, Etienne Lousteau.

Il met en scène les luttes de faction, les batailles par articles interposés, les querelles d'ego, les menues trahisons et les grands reniements, et, in fine, enseigne que les grandes proclamations humanistes et altruistes des journalistes ne sont bien souvent rien de plus que des cache-sexe pour taire des objectifs et des instincts autrement moins avouables.

Ainsi, les illusions perdues par Rubempré sont celles, éternelles, de ces bataillons de jeunes gens directement sortis des écoles de journalisme avec leurs idéaux en bandoulière, condamnés à recopier des dépêches insipides ou à faire du buzz sur Nabilla pour gagner leur pitance quotidienne. Et plus largement celles de tous les cœurs naïfs montés un beau jour à la capitale pour atteindre le haut de l'affiche et qui finissent dévorés par la ville-monstre, faite de complots et d'intrigues de couloir, de réputations usurpées et d'hypocrisie souriante, tant il est vrai que l'opposition entre Paris et la province, si présente chez Balzac, est restée un trait français jamais démenti.

Un maître pour marx

A travers cette marchandisation à marche forcée et ce triomphe de l'argent roi, c'est bien le capitalisme en expansion que Balzac expose livre après livre. Les auteurs socialistes ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Thomas Piketty le cite régulièrement dans son volumineux Capital au XXIe siècle pour illustrer sa thèse sur la rente. Mais, bien avant lui, Engels déclarait qu'il avait plus appris sur l'économie et la politique à sa lecture qu'en parcourant économistes et historiens ; et Marx le plaçait, avec Cervantès, au sommet de son panthéon littéraire.

De même, la critique marxiste a donné quelques-unes des plus érudites et des plus complètes études sur le romancier : Georg Lukacs et son Balzac et le réalisme français (1935), Pierre Barbéris, auteur de Balzac et le mal du siècle (1970) et du Monde de Balzac (1973).

C'est que, si le prolétariat n'apparaît pas dans ses pages comme il le fera chez Zola, Balzac dresse le tableau du monde moderne en sociologue, examine les rapports de classes et les transformations sociales en cours au XIXe siècle, et dresse finalement, selon Barbéris, « le plus formidable acte d'accusation qui ait jamais été lancé contre une civilisation ».

Balzac, pourtant, on le sait, était plutôt porté vers le catholicisme et la monarchie, nostalgique d'un monde à jamais disparu. Mais le révolutionnaire et le légitimiste ont ce point en commun d'avoir le même adversaire : le bourgeois, que Flaubert définissait comme « quiconque pense bassement ».