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Recension: "Seuls ensemble" (2015)

Lien publiée le 9 septembre 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2015/09/08/biagini-turkle/

S’appuyant sur une décennie d’entretiens et d’études de terrain, la psychologue et anthropologue Sherry Turkle montre comment les nouvelles technologies ont redessiné le paysage de nos vies directives et de notre intimité. Et pas pour le meilleur… Son livre Seuls ensemble, qui a eu un grand retentissement aux États-Unis lors de sa parution, vient d’être traduit en français aux éditions L’échappée. L’ancienne cyber-enthousiaste nous montre, preuves à l’appui, que les technologies numériques simplifient, et appauvrissent les relations humaines, mettent en péril les bienfaits de la solitude et empêchent l’altérité.

Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines (2011), traduit par Claire Richard, L’Échappée, 2015, 528 pages, 22 euros


Cédric Biagini : Depuis une trentaine d’années, vous travaillez sur les rapports entre les humains et les technologies. Comment ont-ils évolué ?

Sherry Turkle : Deux tendances se précisèrent au milieu des années 1990. La première était le développement d’une vie pleinement intégrée aux réseaux numériques. Pour accèder à ceux-ci, il n’y avait plus besoin d’avoir une destination précise en tête. Les moteurs de recherche, comme Google, nous donnaient le sentiment de traverser un paysage infini dont la découverte serait inépuisable. Les connexions à Internet devinrent ensuite mobiles avec l’arrivée des smartphones, et il ne fut alors plus nécessaire de se connecter depuis un ordinateur. Désormais, nous portons en permanence le réseau avec nous, et sur nous. La seconde tendance concerne la robotique. Les robots ne se contentent plus d’accomplir pour nous des tâches difficiles ou dangereuses : ils sont en train de devenir nos « amis ». À la fin des années 1990, les plus jeunes firent ainsi la connaissance de « créatures » numériques – des jouets-robots – qui réclamaient leur attention autant qu’elles semblaient faire attention à eux. Mon livre analyse ces deux tendances. Il s’intéresse particulièrement aux jeunes, âgés de cinq à vingt- cinq ans : les « digital natives » [natifs du numérique] qui grandissent avec des téléphones et des jouets qui réclament de l’affection.

Pendant les années de recherches qu’a demandées ce livre, mes inquiétudes n’ont fait que croître. Manquant de confiance en nos relations, désirant l’intimité tout en la craignant, nous comptons sur la technologie pour nous permettre à la fois d’entretenir des relations et nous protéger de leurs dangers, comme par exemple lorsque nous répondons à un déluge de textos ou interagissons avec un robot. J’ai le sentiment d’assister à une nouvelle mutation de nos attentes vis-à-vis de la technologie et de nous-mêmes. Aujourd’hui, nous nous penchons vers l’inanimé avec une sollicitude nouvelle. Nous craignons les risques et les désillusions auxquels nous exposent les relations avec autrui. Nous attendons plus de la technologie, et moins les uns des autres.

C. B. : Votre livre a d’ailleurs pour titre Seuls ensemble, formule qui caractérise très justement notre époque.

S. T. : Aujourd’hui, que l’on soit ou non en ligne, il n’en faut pas beaucoup pour se demander si l’on est plus proche ou plus loin des autres. Je me souviens du vertige que j’éprouvai lorsque je réalisai pour la première fois que j’étais « seule ensemble ». Je venais de faire un voyage épuisant pour assister à une conférence sur les technologies robotiques de pointe qui se tenait quelque part dans le centre du Japon. La grande salle de bal était équipée du Wi-fi, le présentateur utilisait Internet pour son intervention, des ordinateurs portables étaient allumés un peu partout dans la salle, les doigts volaient sur les claviers, le sérieux et la concentration étaient palpables. Mais peu de membres du public prêtaient vraiment attention à la présentation qui se déroulait. La plupart d’entre eux semblaient occupés à écrire des mails, télécharger des fichiers et naviguer sur le Web. Mon voisin cherchait un dessin du New Yorker pour illustrer la présentation qu’il s’apprêtait à faire. De temps à autre, les membres du public accordaient un peu d’attention à l’orateur et rabattaient alors l’écran de leur ordinateur en signe de courtoisie. À l’extérieur de la salle, dans les couloirs, les gens qui s’affairaient autour de moi ne me voyaient pas. Ils étaient absorbés dans des discussions avec d’autres personnes virtuelles. Que ce soit sur leur ordinateur ou sur leur téléphone, ils étaient occupés à entrer en relation avec leurs collègues présents à la conférence ou dispersés dans le monde. Présents et absents en même temps. Bien entendu, des groupes de gens discutaient aussi çà et là, prévoyaient de se retrouver pour dîner, et « réseautaient » au vieux sens du terme, celui qui implique de se retrouver pour un café ou un repas. Mais à cette conférence, il était clair que dans l’espace public, les gens demandaient surtout à pouvoir se retrouver seuls avec leurs réseaux personnels. Il est bon de se retrouver en chair et en os – mais il est plus important encore de rester connecté. Je pensai à ce qu’avait dit Freud du pouvoir qu’ont les communautés de nous façonner comme de nous subvertir, et un jeu de mots psychanalytique me vint alors à l’esprit : « malaise dans la connectivité ».

C. B. : Vous expliquez, en vous appuyant sur de nombreux exemples, que téléphoner est même devenu une forme de communication trop contraignante.

S. T. : Les gens admettent volontiers qu’ils préfèrent laisser un message ou envoyer un e-mail plutôt que se parler en face à face. Parmi ceux qui disent : « Je vis sur mon smartphone », certains ne cachent pas qu’ils préfèrent éviter l’investissement en « temps réel » que prend un coup de fil. Dans un restaurant, j’ai entendu la conversation suivante entre deux femmes : «Plus personne ne décroche le téléphone à la maison », déclarait la première, d’un ton quelque peu consterné. « Avant, les enfants faisaient la course pour décrocher. Maintenant, ils sont dans leur chambre. Ils savent très bien que personne ne va les appeler à la maison et ils passent leur temps à envoyer des textos, ou ils sont sur Facebook, ou que sais-je encore. » Les parents d’adolescents reconnaîtront ici une situation familière et se demanderont peut-être avec étonnement comment les choses ont pu changer si vite. Les adolescents eux-mêmes se contenteront de dire : « Je ne vois pas où est le problème. »

Une jeune fille de treize ans que j’interrogeais m’a expliqué qu’elle « déteste le téléphone et n’écoute jamais les messages sur sa boîte vocale ». Les textos lui offrent juste assez d’accès et de contrôle. Elle est comme Boucle d’or : pour elle, les textos maintiennent les gens ni trop près ni trop loin, juste à la bonne distance. Le monde est aujourd’hui plein de Boucles d’or modernes, de gens qui sont rassurés d’avoir beaucoup de contacts qu’ils peuvent en même temps tenir à distance. Les adolescents redoutent le téléphone. Les adultes aussi, ce qui est peut-être plus surprenant. Ils invoquent le manque de temps, la fatigue. Toujours joignables, optimisant leur temps en faisant plusieurs choses à la fois, ils évitent toute communication vocale hors d’un petit cercle, car celles-ci exigent toute leur attention et ils refusent de la donner. Depuis longtemps, nous demandons à la technologie de nous rendre plus efficaces au travail : nous lui demandons désormais de nous rendre plus efficaces dans nos vies privées. Mais quand la technologie se fait l’ingénieur de l’intimité, les relations peuvent se réduire à de simples contacts. Et des connexions faciles en viennent alors à redéfinir l’intimité. En d’autres termes, les cyberintimités deviennent peu à peu des cybersolitudes.

C. B. : Pourtant les réseaux numériques donnent l’illusion que l’on n’est jamais seul…

S. T. : En ligne, nous trouvons facilement « de la compagnie », mais l’exigence d’être en représentation permanente nous épuise. Nous aimons être toujours connectés, mais on nous accorde rarement une attention totale. Nous touchons un public quasi instantanément, mais affadissons nos propos avec des abréviations réductrices d’un nouveau genre. Nous aimons penser qu’Internet nous « connaît », mais nous payons ceci de notre vie privée et laissons derrière nous des miettes numériques qui peuvent facilement être exploitées, politiquement et commercialement. Nous faisons beaucoup de nouvelles rencontres, mais elles finissent par nous paraître instables, toujours susceptibles d’être mises sur pause si une meilleure option se présente. D’ailleurs, ces nouvelles rencontres n’ont même pas besoin d’être « meilleures » pour capter notre attention. Constitutivement, nous répondons de façon positive à la nouveauté. Nous pouvons maintenant travailler depuis chez nous, mais le travail envahit la vie privée à tel point qu’il nous devient difficile de les distinguer. Nous sommes ravis de pouvoir joindre n’importe qui presque instantanément, mais nous devons cacher nos téléphones pour avoir des moments de calme.

C. B. : Moments de calme et lenteur ne deviennent-ils pas insupportables à l’ère du numérique ?

S. T. : Rien dans la vraie vie, avec les vrais gens, ne ressemble de près ou de loin à l’environnement qu’il trouve sur Internet – un environnement toujours maîtrisé, mais où les connexions amènent toujours quelque chose de neuf. Que l’on pense à ce qu’implique l’expression « moments plats ». Les vrais gens sont consistants : ainsi, dans une relation réussie, les changements sont progressifs, acceptés par étapes. En ligne, les relations se développent à un rythme accéléré, de la passion fulgurante à la désillusion. Et dès que l’ennui pointe à l’horizon, il suffit de contacter quelqu’un d’autre. Nous lisons nos e-mails en diagonale et apprenons à repérer les « points importants ». Nous exagérons nos titres pour capter l’attention de ceux qui les lisent.

En ligne, nous ne savons parfois plus si nous communiquons réellement, si l’on fait attention à nous. Désemparés, il nous arrive de chercher du réconfort dans un surcroît de connexion. Notre propre compagnie nous ennuie. Ces recherches sur la vie en réseau m’ont conduite à m’interroger sur l’intimité – sur ce que cela signifie d’être avec quelqu’un en personne, d’entendre sa voix et de voir son visage, d’essayer de découvrir ce qu’il a sur le cœur. Et je m’interroge sur la solitude – celle qui répare et rafraîchit. Si l’on se sent seul, c’est qu’on échoue à vivre la solitude. Pour en faire l’expérience, il importe de pouvoir se retrouver seul avec soi-même – faute de quoi on ne pourra qu’en souffrir.

C. B. : Une partie de votre livre traite de nos rapports avec des robots qui peu à peu s’installent auprès de nous, notamment des enfants, avec certains jouets comme les Furby, ou des personnes âgées. Si ce phénomène semble encore à ses balbutiements en France, ce n’est pas le cas aux États-Unis, au lapon ou en Corée du Sud.

S. T. : Historiquement, les robots ont d’abord fait peur car ils étaient assimilés à des technologies potentiellement incontrôlables ; mais aujourd’hui, ils semblent plutôt représenter une idée rassurante, celle que dans un monde plein de problèmes, la science sera toujours capable de trouver une solution. Les robots sont devenus les deus ex machina du XXIe siècle. Les espoirs placés en eux sont l’expression d’un optimisme technologique indéfectible ; ils vont de pair avec la croyance selon laquelle même si tout le reste s’effondre, la science ne se trompera pas. Dans un monde complexe, les robots apparaissent comme une planche de salut facile. Ainsi, la première partie de mon livre, Le moment robotique, s’étend des robots sociaux que l’on trouve dans les salles de jeux des enfants jusqu’aux robots plus perfectionnés qui existent dans les laboratoires, en passant par ceux qui sont développés et déployés pour s’occuper des personnes âgées. À mesure que les robots deviennent de plus en plus complexes, l’intensité de nos relations avec eux augmente davantage.

Et les attentes n’ont fait que croître. Aujourd’hui, pour les enfants comme pour les adultes, les robots ne sont pas des machines, mais des « créatures » – et pour la majeure partie des gens, ce terme s’entend aujourd’hui sans guillemets. La curiosité pour ces robots fait place au désir de s’occuper d’eux et d’en prendre soin. Et de là, nous commençons à considérer comme possible l’amitié avec eux, et plus encore. Ainsi, par exemple, lorsque l’on donne aujourd’hui des robots sociaux aux personnes âgées, c’est dans l’espoir qu’ils les guériront des troubles de l’âge. De la curiosité, nous passons au désir de communion. Quand ils sont avec un robot, les gens sont seuls, mais ils se sentent pourtant connectés : dans la solitude, de nouvelles intimités. Je ne veux pas dire par là que les robots de compagnie sont partout parmi nous, mais que nous sommes aujourd’hui prêts, émotionnellement et je dirais même philosophiquement, à les accueillir. Je découvre que les gens sont disposés à les accepter sérieusement non seulement comme animaux de compagnie, mais aussi comme potentiels amis, confidents ou même partenaires amoureux. Nous ne semblons pas nous soucier de ce que ces intelligences artificielles « savent » ou « comprennent » des instants tout humains que nous « partageons » avec eux. Au moment robotique de notre histoire, la simulation du lien semble nous suffire. Nous sommes prêts à nous attacher à l’inanimé sans aucun préjugé.

C. B. : Pour quelles raisons les robots suscitent-ils autant d’espoirs ?

S. T. : J’écoute attentivement pour savoir ce que signifie tout ceci, et j’entends une certaine lassitude face aux difficultés de la vie en commun. Nous insérons des robots dans chaque récit de l’insuffisance humaine. Les êtres humains sont trop exigeants : il serait plus simple de traiter les demandes d’un robot. Les êtres humains déçoivent : les robots jamais. Quand les gens parlent de relations avec des robots, ils évoquent en réalité des maris infidèles, des épouses qui simulent et des enfants qui se droguent. Ils disent à quel point il est difficile de comprendre sa famille et ses amis.

Certains commentaires me surprennent quand je les entends pour la première fois. Ils visent clairement à remettre les êtres humains en cause. « Après tout, on ne sait jamais ce que ressent vraiment quelqu’un d’autre. Les gens font bonne figure. Avec les robots, on n’aurait pas ce problème », me déclarait une femme de quarante-quatre ans. Un homme d’une trentaine d’années affirmait quant à lui : « Je préférerais parler à un robot. Les amis peuvent être épuisants. Alors que le robot serait toujours là pour moi. Et dès que j’en aurais fini avec lui, je pourrais simplement le laisser et partir. » Le concept des robots sociaux suggère que notre façon d’affronter l’intimité se résume peut-être à l’éviter tout à fait. Les gens semblent rassurés en croyant que si nous nous aliénons ou nous décevons les uns les autres, il nous restera toujours les robots et leurs programmes pour simuler l’amour. La population vieillit : les robots prendront soin de nous. Nous négligeons nos enfants : les robots s’occuperont d’eux. Nous sommes trop épuisés pour nous occuper les uns des autres dans l’adversité : les robots auront l’énergie qu’il faut. Les robots ne nous jugeront pas. Ils nous accepteront tels que nous sommes.

Entretien paru dans La décroissance n°120, juin 2015.