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François Jarrige, Contre les ravages des barrages, 2015

Lien publiée le 10 septembre 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2015/09/09/jarrige-barrages/

Depuis plusieurs mois, la question des barrages a surgi au grand jour à la faveur de l’affaire de Sivens qui a vu la mort tragique d’un manifestant, Rémi Fraisse, tué par la police. Cette affaire a depuis pris une ampleur considérable, au grand désespoir des notables locaux et des élites productivistes sidérés de voir leur projet d’aménagement ainsi contesté. Tout ou presque a déjà été dit sur les circonstances de cette lutte, sur les lacunes du projet, sur ses aberrations environnementales, sur les impasses de l’irrigation du maïs dans le Sud-Ouest, sur l’absence de démocratie qui accompagne un peu partout les grands chantiers inutiles et imposés. Mais peut-être est-il temps de s’éloigner un instant de la désormais célèbre zone humide du Testet, dans le Tarn, pour interroger de façon plus globale la question des barrages, ce que recouvre ce terme, pour examiner aussi les luttes qui n’ont cessé d’accompagner ces grands édifices de la modernité et du pouvoir.

Un barrage désigne une structure construite en travers d’un cours d’eau afin d’en retenir l’eau, pour la stocker ou pour créer une chute. Les plus anciens barrages connus remontent à plusieurs milliers d’année en Égypte, en Chine ou en Mésopotamie. Jusqu’à la fin du XIXe siècle toutefois, leur taille demeurait limitée par les contraintes de construction en terre et en pierre. Par la suite, l’évolution du génie civil, des techniques, et de la science de l’hydraulique ont levé toute limite pour imposer des constructions toujours plus gigantesques. Au début du XXe siècle, les anciens barrages utilisés principalement pour l’irrigation ont été dépassés par les nouveaux barrages hydroélectriques qui doivent fournir l’énergie. Depuis les années 1930 et la construction des premiers grands barrages géants aux États-Unis et en Russie – notamment sur le Colorado et la Volga – leur nombre et leur démesure n’a cessé de s’étendre. Ils ont accompagné l’industrialisation du monde et son explosion démographique.

Au cours du XXe siècle, le nombre de grands barrages – c’est-à-dire de barrages s’élevant à plus de 15 mètres – a explosé dans le monde : alors qu’il n’y en avait pas plus de 500 en fonctionnement vers 1950, il y en aurait plus de 50 000 aujourd’hui, et le rythme de leur construction se poursuit et sature toujours plus les cours d’eau fragilisés [1]. Aujourd’hui, les trois quarts des grands barrages sont situés en Chine (46 %), aux États-Unis (14 %) et en Inde (9 %), ils ont profondément remodelé les paysages, détruit des milieux aquatiques fragiles, et bouleversé de nombreuses populations humaines contraintes à l’exode.

Le barrage de Sivens est certes de taille réduite par rapport aux monstres édifiés au XXe siècle et toujours en cours de construction en Chine, en Afrique et ailleurs – sa capacité prévue était de 1,5 million de m3, sa taille devait être de 1,5 km de longueur, 230 m de large, 48 ha de surface – mais Sivens cristallise des enjeux et doit aider à rendre visible d’autres configurations qui restent invisibles à l’opinion.

Les temples de la puissance

Alors que pour les notables du conseil général du Tarn les barrages ne sont que des outils techniques neutres permettant – selon la novlangue des aménageurs – le « développement des territoires », les barrages n’ont cessé en réalité d’être des constructions éminemment politiques et idéologiques. Les barrages du XXe siècle nécessitent en effet toujours de lourds investissements et supposent des pouvoirs forts pour lever les résistances. Le barrage vise à montrer la puissance des gouvernements, leur capacité à dompter les éléments pour le supposé bien commun. Ils sont souvent le fruit de la mégalomanie de dirigeants aveuglés par leur soif de pouvoir et leur quête de prestige.

Au cours du XXe siècle, tous les grands dirigeants politiques du monde ont utilisé cet instrument pour renforcer leur pouvoir : le gouvernement américain durant la crise des années 1930 ; Staline qui cherchait à plier les fleuves à la volonté de l’État et de ses planificateurs ; le colonel Nasser en Égypte, soucieux de moderniser son pays pour assurer son indépendance politique ; après 1947 l’Inde indépendante a dépensé des sommes gigantesques pour édifier ces nouveaux « temples » (Nehru) censés apporter le progrès et la modernité au pays. Plus récemment, les dirigeants chinois ont relancé le gigantesque projet de barrage des Trois Gorges sur le Yantzi, le plus grand fleuve d’Asie, afin de montrer leur puissance après le soulèvement de la place Tian’anmen en 1989. Cette année doit démarrer en Afrique le chantier du barrage du Grand Inga, sur le fleuve Congo, lancé par le dictateur Mobutu et censé être le plus grand du monde ; initié au nom de l’aide aux populations pauvres du continent, cet immense projet servira d’abord aux grandes entreprises multinationales ; au lieu de petit aménagements hydrauliques réellement utiles aux populations, ce vaste chantier s’inscrit dans des rapports de force mondiaux inégaux [2].

Ce lien étroit entre barrage et politique explique que beaucoup de ces constructions soient si peu, ou même pas du tout, rentables, et si problématiques du point de vue écologique. Produit d’un désir de puissance, fruit d’une mise en scène du pouvoir dont témoignent les inaugurations en grande pompe, ces vastes projets doivent l’emporter sur toute autre considération. Alors qu’ils devaient incarner et favoriser le « progrès », ce fétiche abstrait, les grands barrages furent au contraire à l’origine de nombreux ravages et dégâts, sociaux comme environnementaux.

En Inde par exemple, 20 millions de personnes furent déplacées entre 1947 et 1992, souvent des paysans pauvres, trop faibles pour s’opposer, et transformés en réfugiés. Lors de la construction du barrage d’Assouan en Égypte entre 1960 et 1971, 50 000 Nubiens furent chassés de leur village par l’armée. Au total dans le monde, ce sont entre 60 et 80 millions de personnes qui ont été déplacés au cours du XXe siècle pour faire place nette à ces constructions. Le bilan environnemental est sans doute encore pire : salinisation des sols, diminution des rendements, des dépôts d’alluvions et explosion de l’usage des pesticides dans les vallées et sur les côtes, gaspillages dus à l’évaporation, modification locale des climats et des paysages, disparition des poissons et des pêcheries…

Barrage aux barrages

Les événements de Sivens s’inscrivent par ailleurs, à une tout autre échelle et dans un contexte inédit, dans une longue généalogie de luttes et de conflits autour de ces constructions. En 1946 par exemple, alors que s’amorce le temps de l’accélération des constructions de barrages en vue d’accompagner la modernisation du monde, les paysans du petit village de Tignes, en Savoie, mènent une véritable guérilla faite de résistance passive et d’actions de sabotage contre la construction de l’immense barrage hydroélectrique qui s’apprête à noyer leur vie [3]. Maté cette lutte, qui aurait encore pu paraître légitime quelques années auparavant, semble désormais à contre-courant du sens de l’histoire. En résistant aux grands projets de l’État modernisateur, les paysans apparaissent comme une menace pour la survie et l’avenir de la nation. L’État n’hésite pas à se montrer autoritaire face à ces récalcitrants : le nombre de CRS acheminés dans le village dépasse bientôt celui des habitants, et Tignes se transforme en véritable camp militaire. Le camp des modernisateurs s’étend de la bourgeoisie libérale, soucieuse de développer un capitalisme plus efficace sur le modèle américain, aux communistes, défenseurs de la politique engagée par EdF, récemment nationalisée. Les grands projets ont alors le vent en poupe dans le contexte de reconstruction et les inaugurations de barrage se multiplient en Europe : en 1948 et 1952 sont par exemple inaugurés en grande pompe les grands barrages de Génissiat et de Donzère-Mondragon, sur le Rhône, devant la presse émerveillée.

Mais c’est hors de France que les luttes et les ravages furent les plus importants. Au début des années 1970, le grand théoricien de l’écologie politique Arne Naess milite en s’enchaînant à des rochers pour protester contre la construction d’un barrage dans les fjords norvégiens. Les exemples sont nombreux quoique mal connus car les oppositions mobilisèrent le plus souvent des populations pauvres, paysannes, ayant peu accès aux médias, et peu de moyens de se faire entendre.

Au Brésil, un mouvement populaire appelé Atingidos por barragens (« ceux qui sont touchés par les barrages ») s’est développé et des tribus indigènes protestent aujourd’hui contre la construction de barrages en Amazonie [4].

En Inde, les premiers mouvements de résistance datent des années 1920, portés par des paysans pauvres ou des acteurs invisibles ils furent généralement sans effets. Les oppositions renaissent dans les années 1980-1990 contre la construction du barrage sur le fleuve Narmada, superbement mises en récit par la romancière indienne Arundhati Roy [5]. Les leaders du mouvement ne pensent pas qu’à la nature et à sa protection mais aussi aux pauvres, premières victimes de ces gigantesques projets.

Les contestations articulent de façon inédites la protection des sociétés autochtones, la critique de la technologie lourde, celle du système financier et des politiques de modernisation aveugles aux effets sociaux et écologiques promues par les élites [6].

Derrière Sivens il y a donc le monde complexe des barrages. Ramener le drame de Sivens aux seuls enjeux locaux comme tentent de le faire les autorités et les défenseurs du projet serait une erreur qui empêche de comprendre ce qui se joue actuellement dans la zone du Testet. Si le petit barrage de Sivens a peu à voir avec les monstrueuses constructions qui fleurissent dans le monde, les luttes et enjeux qu’il révèle dépassent de très loin les relations entre une zone humide, un petit cours d’eau, des écologistes, quelques agriculteurs du Midi et leurs élus. Sivens est devenu un symbole des résistances à l’hybris technologique, un test sur notre capacité à interroger nos choix technologiques et économiques, un point de fixation de plusieurs visions du monde qui s’affrontent aujourd’hui : les anciennes trajectoires destructrices aveuglées par le culte de la croissance face à l’appel au ralentissement et à la préservation d’un monde vivable et commun.

François Jarrige, historien.

Article paru dans La décroissance n°116, février 2015.


Notes:

[1] L’expansion des barrages suit de près celle de l’irrigation, rappelons simplement qu’il n’y avait pas plus de 8 millions d’ha irrigués en 1800, 48 millions en 1900, près de 100 millions en 1950, et plus de 300 millions aujourd’hui, cf. John R. McNeill, Du nouveau sous le soleil. Une histoire environnementale du XXe siècle, Champ Vallon, 2010, p. 218-251.

[2] Cf. le rapport éclairant d’Anders Lustgarten et Counter Balance, « Le cauchemar de Conrad. Le plus grand barrage du monde et le cœur des ténèbres du développement », traduit en français par trois associations environnementales et consultable en ligne ici.

[3] R. L. Frost, « The flood of « progress ». Technocrats and peasants at Tignes (Savoie), 1946-1952 », French Historical Studies, vol. 14, n° 1, 1985, p. 117-140.

[4] Andréa Zhouri et Raquel Oliveira, « Développement et violence sociale dans le Brésil rural. Le cas des barrages hydroélectriques », Écologie & Politique, n° 35, 2008, p. 133-145.

[5] A. Roy, Le Coût de la vie, Gallimard, 1999.

[6] Jean-Luc Racine, « Le débat sur la Narmada. L’Inde face au dilemme des grands barrages »,Hérodote, n° 102, 2001, p. 73-85.