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Recension: Le corps, matière première de la croissance, 2014

Lien publiée le 13 septembre 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2015/09/13/biagini-lafontaine/

Après La Société postmortelle, paru en 2008, qui abordait les transformations de notre rapport à la mort, la sociologue québécoise Céline Lafontaine vient de publierLe Corps-marché (éd. du Seuil). Fruit de ses réflexions sur l’industrie biomédicale et d’un travail de terrain auprès de chercheurs en médecine régénératrice [1], elle y montre comment le corps (le sang, les tissus, les cellules, les ovules…) est devenu une source de profit, une nouvelle matière première au cœur d’un modèle économique dans lequel la vie en elle-même se réduit à sa seule productivité.

Cédric Biagini : Vous parlez tout au long de votre livre de la bioéconomie comme étant une nouvelle phase de la globalisation capitaliste. Que signifie ce terme ?

Céline Lafontaine : La bioéconomie est l’idée que dans un monde où la croissance risque d’être ralentie par l’épuisement des énergies fossiles, le vivant est une nouvelle source de profit. La possibilité de le transformer et de le manipuler permettra de poursuivre la croissance. Dans ce cadre, les processus biologiques dans leur ensemble doivent être exploités. Les organismes vivants sont considérés comme une ressource renouvelable et non polluante grâce à laquelle la croissance infinie peut continuer.

C. B. : La bioéconomie a fait l’objet d’un rapport de l’OCDE (la bioéconomie à l’horizon 2030) qui pose les bases d’un plan d’action visant à favoriser la mise en place d’un modèle de développement dans lequel la manipulation du vivant devient une source de productivité. Pourquoi ?

C. L. : L’OCDE prévoit toujours sur le long terme. S’intéresser au vivant est la poursuite de cette idée que les processus biologiques, grâce au développement des biotechnologies, nous permettront de trouver une nouvelle forme de productivité. C’est très paradoxal car la bioéconomie, à l’heure de la crise écologique, vient encourager l’exploitation des énergies fossiles en entretenant l’idée d’un vivant infini que l’on peut manipuler. Continuons donc à polluer, l’horizon c’est la croissance. C’est tout l’enjeu de la bioéconomie : poursuivre la croissance et penser le vivant comme la nouvelle énergie à exploiter.

C. B. : Vous parlez aussi de biomédicalisation…

C. L. : La biomédicalisation est un concept défini par la sociologue Adele Clarke aux États-Unis. Il prolonge le concept de médicalisation, bien connu en sociologie de la santé : soit l’emprise croissante des autorités médicales dans la redéfinition des rapports sociaux et dans la définition même du sujet. Tous les problèmes sociaux, comme l’intégration des enfants à l’école par exemple, deviennent des problèmes d’ordre médical, particulièrement en Amérique du nord. La France quant à elle est championne des antidépresseurs ! Des problèmes sociaux deviennent des problèmes médicaux.

Mais le concept de biomédicalisation va plus loin car il tient compte du fait que le développement des politiques néolibérales depuis les années 1980 entraîne la course aux brevets, la possibilité de tout breveter même dans le cadre de recherches financées par des fonds publics.

Façonné par des valeurs consuméristes, le corps est aujourd’hui l’objet d’une quête identitaire. Cela inclut le contrôle de la procréation, la performance sexuelle, le modelage de l’apparence physique, les capacités cognitives ou encore la lutte contre le vieillissement. On cherche ainsi à redéfinir de manière artificielle tout ce qui touche à l’identité humaine, jusqu’à son mode de reproduction, comme c’est le cas avec la procréation médicalement assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA). Des enjeux avant tout identitaires deviennent des enjeux technoscientifiques liés à ce processus de biomédicalisation. L’idée n’est plus seulement de guérir ou de découvrir de nouvelles maladies mais d’améliorer le corps humain et les performances.

Un des points aveugles de ces mouvements identitaires est que ces nouveaux enjeux technoscientifiques sont porteurs d’inégalités. Des questions technoscientifiques, une fois devenues des enjeux sociétaux, génèrent de nouvelles inégalités ou du racisme. Si les femmes sont la ressource principale de la bioéconomie, il faut préciser de quelle manière. Ce n’est pas la même situation du tout pour une mère porteuse indienne ou pour une bourgeoise du XVIearrondissement qui commande un enfant. C’est la subtilité des rapports sociaux toujours invisibles que l’analyse sur la biomédicalisation permet de mettre en lumière.

C. B. : La chosification du corps humain passe par trois grands processus. Lesquels ?

C. L. : Il y a d’abord le processus d’objectivation et de parcellisation du corps en organes, cellules, tissus, gènes. On peut le faire remonter au début de la médecine moderne. Ensuite le processus de ressourcification est l’utilisation des parties du corps que l’on transforme en ressources biomédicales. Dans la bioéconomie contemporaine, le processus de ressourcification démarre vraiment avec les organes. Mais son premier modèle est celui des dons de sang, avec cette incitation à le partager, en référence au sang versé pour la nation. La question des organes s’est instituée sur ce modèle du don mais très vite il y a eue pénurie. Une politique de mise en ressources du corps humain relève de l’utilitarisme économique et repose sur le fait que le corps est désormais considéré comme un objet qui peut devenir une ressource. Ces ressources prennent aujourd’hui d’autres dimensions puisque c’est l’ensemble du corps que l’on peut utiliser, l’entièreté des cellules, les tissus, les gamètes… Enfin, cette économie de la ressourcification entraîne un processus de marchandisation. Alors même que nous serions officiellement toujours dans une logique de don, comme dans le cas du sang.

Le processus le plus clair de cette marchandisation est celui de la congélation des ovocytes humains, que personne ne veut donner. Les pays comme le Canada ou la France interdisent la commercialisation des ovocytes, mais le modèle du don ne fonctionne pas dans ce cas à cause de la dureté des traitements. Sans argent en échange, ce serait injustifiable pour une femme de les subir. C’est un processus de marchandisation généralisée, notamment dans le cas des déchets biologiques.

Lors d’une opération, ou lorsque l’on donne à une biobanque [2], on signe des formulaires pour indiquer que l’on donne à la recherche, à la science. Ce formulaire de consentement éclairé a une dimension aujourd’hui économique qui permet aux chercheurs de s’approprier ces produits biologiques. Une fois transformés, ils deviennent l’objet de brevetages. Toutes les grandes biobanques sont pourtant conçues à partir de dons de la part de gens qui veulent participer à la recherche. Les ressorts idéologiques sont puissants : qui ne veut pas que ses enfants soient en bonne santé, qui ne veut pas lutter contre la maladie ? Mais malheureusement, on comprend mal les logiques sous-jacentes.

C. B. : Vous parlez aussi du corps ou de parties du corps qui deviennent des terrains d’expérimentation in vivo.

C. L. : Depuis les années 1960, l’industrie pharmaceutique se nourrit du corps de cobayes, puisque pour homologuer un médicament, elle doit apporter les preuves de son innocuité clinique. Les grands essais cliniques se font sur des populations fragiles, pauvres, souvent des immigrants. Ils ont de plus en plus lieu en Inde ou en Chine où les gens n’ont aucun autre moyen d’avoir accès à ces médicaments. Il y a là une exploitation très claire depuis plusieurs décennies.

Mais cela a pris de nouvelles formes aujourd’hui avec le développement de la médecine régénératrice ou par des thérapies à base de cellules souches embryonnaires. Ces traitements, expérimentaux, sont pour la plupart interdits dans les pays occidentaux parce que l’on ne connaît pas leurs effets réels sur la santé. En Chine ou en Inde, ils sont développés. S’y met en place un tourisme médical particulier. Des gens plus riches se rendent dans ces pays pour subir ces traitements, ou d’autres. De ce fait, ils deviennent des cobayes qui paient pour devenir des objets d’expérimentation. Il y a aussi actuellement tout un mouvement autour de la médecine translationnelle. Il s’agit d’un nouveau modèle médical où la distance entre la recherche et la clinique tend à s’estomper. Toutes les protections que l’on avait mises en place depuis Nuremberg sautent. C’est-à-dire que l’expérimentation médicale sur les êtres humains devient socialement acceptable : On voit même apparaître des mouvements en faveur de l’expérimentation, surtout chez des patients atteints de maladies graves, comme ce fut le cas avec le sida aux États-Unis. Participer à la recherche devient un symbole de progrès, mais les dangers d’abus et d’exploitation deviennent, dans ce contexte, invisibles. Les patients nourrissent une recherche dont les retombées, si tant est qu’il y en ait, ne seront pas nécessairement redistribuées au public. Ce qui nourrit une logique de privatisation de la santé.

C. B. : Est-ce qu’il s’agit de cela quand vous parlez d’économie de la promesse ?

C. L. : Ça en fait partie. Les gens qui sont malades veulent participer aux essais cliniques parce qu’ils veulent guérir. C’est tout à fait humain. Ils se disent aussi que leurs descendants n’auront pas à vivre ce qu’ils ont vécu. On est vraiment dans une économie de la promesse. Mais cette économie de la promesse concerne toute la bioéconomie. Elle repose sur l’idée que l’on va pouvoir vaincre la maladie, faire reculer la mort, que l’on va combattre les effets du vieillissement. On est là au dernier stade du capitalisme car cela touche des ressorts anthropologiques très profonds. L’adhésion des populations est forte car ce sont des enjeux qui par le passé étaient pris en charge par des cultures, par des mythes, par des religions… Maintenant c’est la science qui vient répondre à ces grandes questions existentielles.

C. B. : Vous écrivez que la valorisation de la vie biologique individuelle participe de la dépolitisation des sociétés occidentales.

C. L. : Dans mon livre, comme sociologue, les deux points que je voulais faire ressortir sont : la logique de privatisation, c’est-à-dire la menace qui plane sur les systèmes de santé publics, et ce que la bioéconomie met en lumière : la tolérance grandissante envers les inégalités sociales, l’insensibilité à ces dernières était quelque chose d’impossible il y a une trentaine d’années. Des études aux États-Unis montrent que plus les sciences sociales se sont intéressées aux questions identitaires, moins elles se sont penchées sur celles relatives aux inégalités. Par exemple, dans les gender studies [études de genre], les exploitations concrètes du corps féminin passent inaperçues au milieu de ces discours très identitaires.

C. B. : Vous expliquez que le corps des femmes se trouve au centre de la bioéconomie, et qu’il y aurait même une « féminisation de tous les corps ».

C. L. : J’ai emprunté l’expression « féminisation des corps » à la philosophe Donna Dickenson. Elle constate que le corps des femmes a toujours été l’enjeu de l’exploitation économique. La reproduction en elle-même était un enjeu de cet ordre. Si la logique d’appropriation du corps des femmes est au cœur de l’histoire humaine, aujourd’hui, avec les gènes, avec les tissus cellulaires, le corps des hommes aussi devient l’enjeu d’une exploitation de plus en plus marquée.

Mais les femmes restent tout de même au cœur de la bioéconomie. Car, ce qui est indissociable de la logique productiviste de la procréation médicalement assistée, les ovules, sont devenus à la fois les enjeux d’une marchandisation pour la reproduction mais aussi pour la médecine régénératrice. Cette double valeur des ovocytes a ouvert un véritable marché. Les cellules souches, un autre des grands enjeux de la recherche biomédicale, proviennent des embryons. Mais pas seulement, il se trouve que le corps féminin offre beaucoup plus de ressources matérielles en cellules souches notamment dans le sang fœtal, dans le sang du cordon ombilical, dans le sang menstruel…

Il ne faut pas oublier les rapports sociaux : ce n’est pas la même chose pour une femme en Inde qui porte un enfant ou pour celle qui vend ses ovules, que pour une américaine qui congèle les siens pour pouvoir travailler plus longtemps chez Google, qui paie à ses employés la congélation de leurs ovocytes. L’entreprise a trouvé cela pour adapter sa politique à la condition féminine : amener les femmes à se techniciser et à se médicamenter. C’est la politique familiale de Google ! Cela en dit beaucoup sur le modèle informationnel. Ces ovocytes pourront évidemment être portés par une mère porteuse.

C. B. : Bien que les femmes soient les plus exposées au développement d’une bioéconomie à la pointe du capitalisme, en France, certains courants féministes, se réclamant pourtant de l’anticapitalisme, se sont insurgés contre toutes critiques de la PMA et de la GPA, qualifiant ceux qui les menaient de réactionnaires et d’homophobes.

C. L. : Je ne comprends pas comment on peut se dire anticapitaliste et défendre la GPA. Ceux qui le font sont des gens extrêmement naïfs qui ne comprennent pas qu’il y a en jeu des rapports économiques et sociaux. La seule économie du don qu’il y ait eu a concerné les organes dans le cas de ceux prélevés sur les cadavres et le sang. Sinon, dans ce qui a trait à la procréation médicalement assistée, il n’y a aucune économie du don. C’est un leurre de penser que les ovules sont donnés. Celle qui vend ses ovules met sa santé en danger car elle subit des traitements hormonaux très durs. Je ne comprends pas comment on peut défendre cette industrie de la GPA. Ces anticapitalistes ne comprennent rien à ce qu’est le capitalisme car ils pensent que tout n’est que discours.

Chez les féministes, il y a toujours eu deux tendances : une qui veut sortir les femmes de leur corps en les libérant de la maternité, en passant dans le futur par l’utérus artificiel. Et celle qui, au contraire, veut revaloriser la diversité, en tenant compte des différences biologiques. Dans le cadre de la GPA on ne peut pas prétendre libérer les femmes de la maternité en demandant à d’autres de le faire pour elles. C’est clairement une logique d’exploitation. Dans ce cas-là, il faut militer pour l’utérus artificiel, si l’on veut être cohérent avec soi-même.

C.B. : Ce sera sans doute l’étape d’après, une fois que l’on aura industrialisé la reproduction, qu’on l’aura artificialisée, autant aller jusqu’au bout et passer complètement par des machines…

C. L. : D’un point de vue sociologique c’est presque moins choquant. Je le dis avec ironie car ce n’est pas ce que je défends. Mais je suis offusquée que des gens qui se disent de gauche militent pour l’exploitation d’autres êtres humains. S’ils veulent l’utérus artificiel, libérer les corps, devenir des posthumains, c’est autre chose… Dernièrement, on a passé sous silence le fait qu’en Suède un enfant soit né d’un utérus greffé. Nous sommes toujours là dans des délires technoscientifiques où des gens s’exploitent eux-mêmes. Et cela pose la question de la technicisation de l’être humain. Mais si l’on propose aux gens de passer par ce traitement très lourd de greffe d’un organe, cela ralentira sans doute leurs ardeurs…

La vraie question finalement est de savoir si les enfants sont un droit. Il y a une logique consumériste derrière, et je suis très surprise de l’état du débat sur ce sujet en France. Il faut bien comprendre que les gens qui militent pour ça sont des néolibéraux, c’est la « gauche bobo » qui se moque complètement des inégalités sociales. Mais il n’y a plus de gauche en France. Ceux qui s’en revendiquent importent des modèles théoriques nord-américains, qui sont d’ailleurs moins délirants là-bas ! Lors d’une conférence à laquelle je participais, un sociologue très connu en France m’a affirmé, en parlant des mères porteuses, que la marchandisation n’était pas toujours mauvaise ! Comment peut-on dire cela ? Le marché tel qu’il est construit repose sur l’exploitation des travailleurs. Il faut comprendre les enjeux derrière la GPA que l’on réduit à des questions uniquement identitaires.

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Entretien paru dans La décroissance n°116, février 2015.

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[1] Réparation d’une partie malade du corps par un nouveau tissu vivant créé pour l’occasion.

[2] Collection d’échantillons de ressources biologiques d’origine humaine destinées à des chercheurs, en vue de leur utilisation dans le cadre de projets de recherche.

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