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"Les dieux ne sont pas tombés sur la tête"

Lien publiée le 26 octobre 2015

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Ca ne révolutionnera pas le monde mais ça fait quand même bien plaisir…

Dans le Monde de vendredi dernier

Les dieux ne sont pas tombés sur la tête
En Tanzanie, la plus petite tribu du pays, les Hadza, s’apprête à participer à l’élection présidentielle du 25 octobre. Des chasseurs-cueilleurs vivant à la lisière du monde sédentaire qui ne reconnaissent aucun chef
C’est une tribu d’archers nomades, les Hadza, qui vit dans le nord de la Tanzanie, non loin de la frontière kenyane. Un millier de personnes au total, le plus petit groupe ethnique de la Tanzanie, qui ne reconnaît ni chef ni droit à la propriété. Les femmes cueillent des baies et des racines. Les hommes, quand ils ne récoltent pas du miel, tirent des flèches empoisonnées sur les girafes et les babouins. Ce peuple s’apprête néanmoins à peser dans l’élection présidentielle tanzanienne du 25  octobre, en participant au scrutin national dans les bureaux de vote installés en brousse.

La plupart des nomades savent déjà à qui ils donneront leurs voix : au Chama Cha Mapinduzi (CCM, Parti de la révolution), qui n’a pas quitté le pouvoir depuis l’indépendance de la Tanzanie, en  1961. Fondée par Julius Nyerere, le père de la nation, cette force politique est restée populaire dans les zones rurales, en particulier grâce à ses programmes d’aide alimentaire.

Si les Hadza ne reçoivent d’ordres de personne, partagent l’ensemble de leur nourriture et tissent entre eux des liens pacifiques, leur univers n’a rien à voir avec l’enfance du monde chère à Jean-Jacques Rousseau. Dans la savane à acacias, la faim règne souvent. Il faut parfois solliciter les tribus voisines. Les animaux sauvages sont légion, comme en témoignent les morsures de serpents, de scorpions ou de léopards qui étoilent la peau des chasseurs.

A Guida Milanda, campement perdu sur les rives sableuses du lac Eyasi, la quête de nourriture ne connaît pas de répit. Les Hadza n’ont jamais voulu se convertir à l’agriculture ou à l’élevage, activités nées il y a quelque 10 000 ans à l’est de la Méditerranée. Ils vivent au jour le jour dans des camps d’une trentaine de personnes, sans stocker d’aliments, sans établir de plan de production. Armés d’arc et de flèches, ils partent quotidiennement à la recherche de gibier entre les arbustes épineux. Lorsque le vent souffle et que les mammifères se cachent, les nomades en sont réduits à viser des flamants roses ou de petites chouettes au front blanc.

 » Pourquoi je vote pour le Parti de la révolution ? s’étonne Onwas, vieil archer de Guida Milanda qui ignore son âge. Mais parce que ce sont les meilleurs ! Ils n’oublient pas les Hadza, ils nous donnent de la nourriture.  » Pourtant, la dernière fois qu’il s’est rendu avec des membres de sa famille à Gorofani, village situé à 70 kilomètres au nord de son campement, pour récupérer les 100 kilos d’ugali (farine de maïs) que le gouvernement lui avait promis, Onwas est reparti bredouille. Les sacs de nourriture avaient mystérieusement disparu. Un fonctionnaire lui a juste demandé de poser un pouce imprégné d’encre au bas d’une feuille, en guise de signature.

Face à la faillite d’un projet, les Hadza cèdent rarement à l’inquiétude, la notion de  » planification  » leur étant étrangère. Loin de piquer une colère, Onwas a souri, puis il a repris le chemin de Guida Milanda. Dans un pays où l’agriculture mobilise près de 80  % de la population, les chasseurs-cueilleurs en quête de babouins et de zèbres ne sont pas une priorité pour le gouvernement.

Une manière de vivre
Au cours du XXe  siècle, les Hadza ont perdu près de 90  % de leur territoire. Une année après l’autre, le gibier s’est raréfié, malgré les fabuleuses réserves animalières autour du lac Eyasi : le parc national de Manyara à l’est, le mythique cratère de Ngorongoro à l’ouest. L’espace où ils ont été relégués, une savane épineuse et infertile, est désormais investi par des troupeaux de chèvres et de zébus appartenant à la tribu des Datoga, originaires du Soudan. A la recherche de nouveaux pâturages, ces bergers mènent leur bétail toujours plus loin sur les collines où vivent les chasseurs-cueilleurs. Les bovins tarissent les points d’eau et leurs sabots piétinent les plantes qui assurent l’équilibre alimentaire des archers.

En  2011, le CCM a permis aux Hadza d’acquérir un droit coutumier d’occupation des terres sur plus de 20 000 hectares au sud-est du lac. Parmi les cent vingt groupes ethniques de la Tanzanie, les chasseurs nomades sont les seuls à bénéficier de ce privilège, avec leurs voisins bergers datoga. Une entorse inédite à l’unité de la nation, née sous l’égide du  » Professeur Nyerere  » : une langue – le kiswahili –, un territoire indivisible – la Tanzanie. Comment savoir jusqu’où s’étend la terre des Hadza ? Il suffit d’observer les baobabs. S’ils sont crevés par des pieux, c’est que les nomades sont venus les escalader pour récolter du miel.

Personne ne sait au juste d’où viennent ces mystérieux chasseurs. Ils ne laissent pas de traces dans leur sillage, sinon des pointes de flèches, une poignée de pierres noircies par le feu et quelques éraflures sur les acacias. Leur idiome, ponctué de consonances à clics – le hadzane – ne se rapproche d’aucune langue connue : il s’agit d’un  » isolat « . Au cours des siècles passés, ils ont accueilli des agriculteurs ruinés par les sécheresses, des pasteurs privés de bétail ou des alcooliques couverts de dettes. Comme toute société, la communauté hadza est moins une réalité biologique qu’une manière de vivre, issue en ce qui les concerne de la  » civilisation de l’arc « , la plus ancienne au monde.

Malgré la reconnaissance d’un  » droit coutumier d’occupation « , les chasseurs-cueilleurs ont appris à compter sur leur seul pragmatisme. Surtout pas sur le ciel. Aucune forme de religion n’existe au sein de cette société. Tout juste entretiennent-ils une cosmogonie dénuée de notions morales. En questionnant les anciens, on parvient à délier une partie de leurs secrets. Les tabous tournent tous autour d’un mot : epeme. C’est à la fois une étape, un privilège, une raison sociale. Il marque le passage des chasseurs à l’âge adulte. Lorsqu’un jeune Hadza parvient à tuer un animal d’envergure, il est autorisé à prélever certains organes sur le gibier : reins, testicules, cœur… Les hommes lui ouvrent alors le cercle de danse, qui se réunit les nuits sans lune. Celui qui ne respecte pas les étapes de l’epeme, en mangeant par exemple un organe réservé aux adultes, commet une faute grave. Il attirera la malchance sur tout le groupe.

Des huttes jaune soufre, un vent violent, quelques peaux d’antilope séchant au soleil : à Guida Milanda, il faut se contenter de l’essentiel. Le feu est allumé à l’aide de bâtonnets roulés entre les paumes ; le gibier est jeté directement sur les flammes ; l’écorce des tamariniers sert à s’essuyer les mains. Tout comme les femmes, les hommes sont des  » monogames en série « . La plupart des Hazda changent de compagne ou de compagnon au bout de quelques années. Les mariages se font et se défont librement. Malgré l’individualisme radical des chasseurs, les aspirations personnelles entrent rarement en conflit avec les exigences de la vie en commun. Les archers se déplacent en toute indépendance. Ils disparaissent parfois pendant plusieurs jours. Personne ne songe à les surveiller ou à profiter de leur absence. Si un conflit surgit et persiste entre deux nomades, l’un d’eux décide simplement de rejoindre un autre campement.

Aucune ostentation
Les Hadza sont le plus souvent de petite taille, le corps sec, en proie à des toux chroniques dues à leur consommation de tabac et de marijuana. Ils peuvent suivre sans mal une bête qui file dans l’ombre, entre les fossés et les frondaisons épineuses. Le matin, ils s’engagent dans d’étroites vallées où flotte une lumière cendrée. Ils appellent les passereaux, qui les guident vers les ruches cachées au creux des arbres. Les chasseurs ôtent leurs sandales, se hissent sur les branches et ébrèchent les troncs à coups de hache, avant de redescendre avec des alvéoles ruisselant de miel. Les oiseaux profitent des débris qu’ils laissent derrière eux. Echange de bons procédés.

Le soir, les archers rassemblent leurs flèches et vérifient les piles de leurs torches. D’un seul trait, ils sont capables d’abattre une antilope, un phacochère ou un singe. Si un chasseur solitaire parvient à prendre un grand mammifère, il le met aussitôt à la disposition du groupe. Les nomades n’ont presque rien et ils donnent tout. Il n’y a aucune ostentation, aucune recherche de prestige dans cette prodigalité. La répartition des biens s’opère selon les besoins de chacun. L’égalité se pratique, elle n’a pas besoin d’être proclamée.

Près de quatre cents Hadza ont décidé de vivre à la lisière du monde sédentaire, où ils ont mis au point un  » show  » destiné aux touristes : partie de chasse, entraînement au tir à l’arc, vente de produits artisanaux. Le spectacle est souvent truqué. Nombre de figurants – des broussards sans le sou – se font passer pour des Hadza sans même connaître leur langue. Cette  » comédie de brousse  » est organisée par des agences de voyages peu scrupuleuses, avec le soutien des guides locaux qui tirent le diable par la queue.

Vêtus de peaux de babouin, poussant des grognements sauvages, les chasseurs surjouent leur culture pour conforter les visiteurs dans leurs fictions romantiques. Les Occidentaux veulent voir en ces nomades des  » hommes fossiles « . Un peuple primitif qui a traversé les âges identique à lui-même. L’homme à l’état de nature, mythe indispensable au contrat politique des Nations modernes. Les Hadza ont parfaitement saisi la nature de ces fantasmes et y répondent avec une étonnante souplesse.

Bien qu’ils ne soient plus que mille et que leurs possessions se résument à des arcs et des flèches, les chasseurs ne craignent pas un instant de disparaître. Ils savent qui ils sont.  » Nous sommes Hadza « , répètent-ils comme une incantation. Leur société a traversé les millénaires. Avec une élasticité singulière, elle s’est transformée au contact des autres peuples. Ils ont emprunté quelques inventions au monde moderne – tee-shirts, torches électriques, farine de maïs –, mais lui ont laissé l’essentiel – autorité, accumulation des biens, inégalités sociales.

S’ils mangent des fœtus d’impala et se lavent en se frottant avec des pierres, ils connaissent aussi l’usage des villes, savent où trouver les bureaux d’aide alimentaire, et utilisent des cartes mémoire Secure Digital pour écouter de la musique sur leur téléphone portable. Bastion anarchiste au cœur de la savane, la communauté des archers continue de regarder l’avenir avec confiance. Loin des préoccupations du Parti de la révolution et de l’élection présidentielle. Personne ne peut obliger une société à douter d’elle-même.

Alexandre Kauffmann