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Dépasser Charlie
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Quelques jours après les attentats de janvier, j’écrivais “La défaite Charlie”, réaction affligée devant l’horizon d’union sacrée et de fuite en avant sécuritaire qui constituaient apparemment la seule réponse à la violence. Rien n’a changé depuis. Et malgré la démonstration d’impuissance apportée par l’effroyable tuerie du 13 novembre, il semble que pour beaucoup, à commencer par nos responsables, il n’y ait rien d’autre à faire que de poursuivre dans la voie de l’état de l’exception et de la guerre, accompagnée de la réaffirmation de la confiance dans nos valeurs républicaines.
En un mot, la France, attaquée sans raison, ne fait que répliquer à ses adversaires. Et l’incompréhension manifestée par l’élite culturelle hâtivement convoquée lors de l’émission On n’est pas couchés dessine de manière limpide un scénario à l’israélienne, où la réponse de la fermeté appuyée sur la conviction de la légitimité enferme la société dans un affrontement sans fin et sans espoir, sur fond de dérapage ultra-droitier.
Toute comparaison a ses limites, et il semblera à beaucoup que la colonisation volontaire menée par le gouvernement israélien, qui suscite à juste titre la révolte palestinienne, ne peut être rapprochée de la politique social-démocrate mesurée de la France. Considérons alors l’exemple israélien comme une limite extrême, l’exacerbation de tensions qui travaillent aussi la société française, et le modèle à fuir si l’on veut un jour sortir du piège de l’affrontement.
Si je choisis cet exemple, c’est que les fractures de notre société ne sont pas perçues par sa partie la plus privilégiée. Nombre de mes amis ont rediffusé les dessins de Joann Sfar. L’un d’entre eux a ajouté ce commentaire: «Joann Sfar exprime bien ce que je pense. Je suis triste et choqué mais je n’ai pas peur car je vis dans cette ville, ce pays et ce continent depuis si longtemps pour connaître la force et la présence de la vie, de la liberté, la fraternité, de l’égalité, de l’intelligence, de l’humour et de l’amour qui nous animent toutes et tous et qui fera qu’on sera toujours debout quoi qu’il arrive.»
Non, tout le monde ne vit pas dans la liberté, l’égalité et la fraternité dans notre République. Les manifestations de ce que le premier ministre a qualifié d’ «apartheid territorial, social, ethnique», la mort de Zyed et Bouna, les contrôles au faciès, la discrimination à l’embauche, tous ces symptômes jugés secondaires et vite glissés sous le tapis d’une République irréprochable me sont réapparus avec force lors de la récente soirée consacrée par l’EHESS à la mobilisation pour les migrants, au cours de laquelle j’ai pu entendre s’exprimer des gens qui ne sont pas invités par Laurent Ruquier.
Protégés par nos frontières, notre confort et nos cafés parisiens, nous n’avons pas souvent l’occasion d’être confrontés à la violence ressentie par les populations de pays soumis à guerres ou des régimes dictatoriaux soutenus, encouragés ou financés par les puissances occidentales. L’ère post-coloniale reste structurée par un racisme aussi profond qu’inconscient à l’égard de peuples laissés à l’abandon ou soumis au pillage. Un racisme qui n’a certes plus grand chose à voir avec celui de Gobineau, et qui se nourrit plutôt de rapports de force économiques, mais qui établit de manière tout aussi inébranlable qu’il existe deux humanités, celle qui compte et celle qui ne compte pas. Une division que nous reproduisons au sein même de nos pays, à l’encontre des habitants des quartiers défavorisés, citoyens de seconde zone qui perpétuent la stigmatisation des “classes dangereuses”.
Appelons racisme paupériste ce racisme de classe qui justifie les convictions fatalistes du peuple de droite (et désormais de beaucoup à gauche), pour qui les damnés de la terre n’ont que le sort qu’ils méritent. Personne ne peut être fier de démocraties de carton qui ne font que reproduire le modèle des parkings new-yorkais, ceinturés de barbelés et d’équipements de sécurité, où les bagnoles des riches sont mieux protégées que les enfants des pauvres. L’Europe qui rejette les migrants à la mer n’a pas d’autre solution à offrir que cette politique de la ségrégation et de l’abandon, qui contredit les droits humains les plus élémentaires et nourrit partout l’injustice, la violence et la guerre.
On peut se rassurer en s’affichant en bleu-blanc-rouge sur Facebook ou en chantant la Marseillaise. On peut se contenter de penser que le terrorisme nous place face à l’incompréhensible et à l’irrationnel. Mais l’exemple israélien nous montre que nous continuerons longtemps à dessiner des larmes sur le profil de Marianne tant que nous choisirons de croire que nous n’y sommes pour rien, et qu’il n’y a rien à changer dans notre merveilleux modèle, dont on s’étonne qu’il ait cessé de séduire les jeunes des banlieues. L’égalité et la fraternité ne se construisent pas avec des barbelés et des bombes, mais avec le droit et la prospérité. Le jour où la République retrouvera le chemin de ses principes fondateurs, alors seulement nous pourrons regarder s’éteindre le terrorisme.