[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

L’université réfléchit sur «la colonialité du pouvoir» en France

Lien publiée le 2 janvier 2016

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Un colloque s’est tenu en décembre 2015 à la faculté du Havre, durant lequel chercheurs et militants se sont interrogés sur les sources, la réalité et la continuité coloniale des institutions françaises, tout en soulignant la difficulté de se mobiliser contre elles.

Un colloque universitaire sur les « luttes coloniales et décoloniales dans la France d'hier et d'aujourd'hui », c’est une initiative qui n’allait pas de soi. Et qui a même failli être annulée, deux semaines après les attentats de Paris et Saint-Denis. Et pourtant, ce qu’il s’est dit ce lundi 30 novembre, dans un amphithéâtre remcomble pli de la faculté des sciences et techniques du Havre, marque une nouveauté dans l’histoire des sciences humaines françaises, jusque-là assez hermétiques à l’importation des “post-colonial studies” anglo-saxonnes et sud-américaines. Ce courant des sciences humaines proposant une grille de lecture du pouvoir indexée sur le passé et le passif colonial des institutions est longtemps resté marginal dans les universités françaises, et l’essor de ces études en France est encore récent et loin d'être “dominant” dans le champ universitaire hexagonal.

Les organisateurs de l'événement (voir sa présentation ici), Anouk Guiné et Sandeep Bakshi, du Groupe de recherche identités et cultures (GRIC) de la cité portuaire, ont d’emblée placé la journée d’échanges sous la notion de « colonialité du pouvoir ». Une notion théorisée par le sociologue péruvien Anibal Quijano au début des années 1990 (lire ici), et qui sera reprise et explorée tout au long de la journée. Parmi les intervenants, plusieurs universitaires ont ainsi confronté leurs travaux appliqués au contexte français avec des représentants de courants militants et activistes, dessinant la complexité théorique et pratique dans laquelle se trouvent les acteurs de la lutte post-coloniale de la France d’aujourd’hui.

Françoise Vergès, Nacira Guénif-Souilamas et Houria Bouteldja © SA Françoise Vergès, Nacira Guénif-Souilamas et Houria Bouteldja © SA

L’historienne Françoise Vergès a ouvert et cadré le débat, en expliquant combien l’état de l’art en sciences humaines sur la question coloniale française est encore insuffisant, parcellaire et dépolitisé. Elle cite ainsi en exemple « l’esclavage comme point aveugle de l’histoire française » en appelant à « repenser l’esclave comme une figure politique des XVIIe et XVIIIe siècles ». Elle précise : « La loi Taubira [en 2003, ndlr] a involontairement participé à réduire l’esclavage à sa seule dimension mémorielle. Même chez les spécialistes de la colonisation, la période esclavagiste est sous-traitée. » Mais elle estime aussi que « la question de l’oubli est un outil indispensable à l’état colonial et capitaliste ».

Aujourd’hui, Françoise Vergès voit s’ouvrir une « nouvelle étape du colonialisme racial », qui mêlerait « racisation de l’environnement, où l’écologie est pensée par le Nord pour se préserver des revendications du Sud » ; « nouvelle marchandisation des corps » ; et « nouvelle dichotomie émancipatrice », cherchant à imposer « l’idée qu’il faut sauver les hommes de couleur des femmes de couleur ».

Ce lien avec le passé (voire passif) colonial à revisiter pour mieux comprendre les racines de la situation présente et à venir va être illustré huit heures durant, en variant les points de vue et les disciplines.

La professeure de droit Béatrice Bourdelois est ainsi intervenue pour questionner les débats juridiques permis par la décolonisation française, et notamment sur la question de la nationalité, entre le droit local et le droit civil “moderne” du pays colonisateur. « On gomme toute particularité de statut juridique, conclut-elle, dans l’objectif de former un modèle-type de l’individu dans ses droits subjectifs, en méconnaissant le plus souvent les identités de droits étrangers. » La sociologue grenobloise Nasima Moujoud a, elle, dénoncé la « fabrique coloniale sur la signification du voile, de la polygamie ou des mariages forcés », en la comparant à un travail d’entretien auprès de septuagénaires vivant dans l’Atlas, dont il ressort que « le registre religieux ne dominait pas ces questions à l’époque ».

Doctorante en sociologie, et également militante dans le collectif Les femmes dans la mosquée, Hanane Karimi a de son côté soutenu l’idée d’une continuité du comportement colonial français à l’égard des musulmans depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui. De la naissance de la Mosquée de Paris en 1926, « théâtre indigénophile de la domestication de l’islam de France », dit-elle en rappelant les propos de Lyautey (« Ce sera un édifice public facile à surveiller »), jusqu’à la volonté actuelle des pouvoirs de « nommer les imams, comme un contrôle politique du fait musulman, où on reconnaît le culturel et on exclut le politique ». Pour Hanane Karimi, l’alliance entre les politiques et les religieux se veut un « moyen de l’assimilation », mais ne serait que « l’expression de la colonialité du pouvoir » : « Sous prétexte de modernité, on affirme une volonté d’autochtoniser l’islam de France, qui devrait pourtant se vivre dans une sphère privée. »

Sociologue des migrations, Marc Bernardot s’est attaché à esquisser une définition du « modèle culturel français de l’altérité et de la colonialité ». Il explique comment, depuis le XVe siècle, la « vision française de l’autre » se résumait « aux indigènes et aux indigents », considérés comme« minorités irréductibles à laisser en dehors de l’espace public national ». Il explique aussi la permanence d’un discours mobilisé pour entretenir ce point de vue, un discours où « les mélanges doivent à tout prix être évités ».

Marc Bernardot raconte ensuite comment « la perception de l’autre » par le pouvoir en France est peu à peu passée d’une vision « désirable » à une vision « invasive et menaçante ». Il évoque la « mise en scène de l’exotisme comme justification à l’exploration coloniale », ou la construction du roman national autour de « la sauvegarde du patrimoine de civilisations prestigieuses », en Asie ou dans l’Égypte des pharaons. Il rappelle que la tradition de « monstration des différences » remonte au XVIe siècle, avec l’apparition des premiers zoos humains en France. Il note enfin l’« érotisation de la femme indigène » au fil des siècles, qu’elle soit bohémienne, juive, odalisque, vahiné ou geisha. Avec une constante : « Quand la femme est nue il faut la vêtir, et quand elle est habillée il faut la dénuder. »

En revanche, le « thème de la menace » est devenu central ces quarante dernières années, après la décolonisation, conclut-il. Et ce sont désormais « les notion d’invasion, de subversion et de contamination », qui délimitent le rapport à l’autre en France, et qui ont été popularisées « par la droite réactionnaire, puis par les médias ». Il estime toutefois que ce discours peut voir son hégémonie culturelle se heurter à l'importance « des mobilités humaines », qui fait « exploser peu à peu les représentations sédentaires ».

“Permanences coloniales” : intégration, sémantique, inhumation, économie de rationnement

La doctorante Myriam Hachimi Alaoui a rendu compte de son travail de recherche sur les “contrats d’accueil et d’intégration”, expérimentés en 2003 avant d’être généralisés en 2006 comme préalable à l’obtention d’un titre de séjour. Après avoir rappelé que ces “contrats” avaient comme objectif explicite de « résister au communautarisme », elle note le décalage entre le débat public de l’époque, « où sont évoquées les mœurs et coutumes du pays d’accueil » ou la dimension « d’adhésion à un corps de valeurs et de principes », et le contenu du contrat signé, où l’égalité homme-femme est la seule égalité promue, aux côtés de la démocratie et de la laïcité.

À ses yeux, cette « contractualisation de l’intégration par une politique publique des valeurs » renvoie à « la définition d’un “nous politique” et à ses conditions d’accession ». Elle constate aussi que depuis 2006 l’absence de motivations accompagnant les décisions des préfets entraîne « une part d’aléa voire d’arbitraire, qui pose davantage de problème qu’il n’en résout ».

Nacira Guénif-Souilamas, professeure de sociologie et militante (elle était en tête de cortège, aux côtés de Françoise Vergès, lors de la dernière marche de la dignité, en octobre dernier, et tient un blog sur Mediapart), a quant à elle proposé un exposé sur l’enjeu sémantique de la qualification des « descendants de la colonisation » ou « des migrants ». Elle estime ainsi que le terme “issu de”, s’il apparaît comme une expression « inoffensive », viserait à « ségréguer et hiérarchiser », en agissant comme « un rappel permanent à la norme ».

Ce terme permettrait ainsi « l’assignation spatiale (“issu des quartiers”) » et sous-entendrait « qu’il faut sauver, extraire, sélectionner le bon grain de l’ivraie ». « Si vous vous adaptez bien à la domestication, vous accédez à une place d’éligible, juge-t-elle, et vous n’êtes progressivement plus défini comme un “issu de”. » Elle note d’ailleurs que l’expression aurait le même sens sans ce terme : « “jeunes de l’immigration” ou “femmes de la diversité” suffisent »

Discussion lors du colloque « Nous sommes victimes comme objet de recherche, mais déconsidérés comme acteurs politiques », dit-elle. « Je ne suis pas là pour dialoguer, mais pour passer politiquement d’un point A à un point B. Et c’est très difficile d’articuler dans la pratique ce qui s’énonce à la faculté. »

Elle avoue redouter que l’intersectionnalité soit « l’incarnation d’une nouvelle morale », et se dit mal à l’aise avec « le prêcheur intersectionnel », qui « répondra toujours classe et genre quand on lui dit race ». Elle précise tenir au « clivage de race », car « il crée de la polémique ». « La grille d’analyse coloniale privilégie la race et permet de penser la globalité comme le refus de l’universalisme blanc », dit-elle. Traduction concrète dans la foulée : « Le pouvoir veut arracher les femmes à leur corps social d’origine pour les libérer, sous la colonisation comme aujourd’hui. »

À ses yeux, « l’intersectionnalité est un apolitisme », qui n’édicte « aucune hiérarchie, aucune priorité » et imposerait de « mener tous les combats à la fois ». Or, cela serait « impossible », car « la post-décolonisation s’appuie sur la répression, le contrôle et le racisme » et « la gauche n’étant plus hégémonique, les élites et les peuples se sont droitisés ». Dès lors, « pour pouvoir articuler classe, genre et race, il faudrait une adhésion globale à un projet progressiste. Or ce n’est pas le cas. Le racisme produit du conservatisme, l’islam qui progresse dans les banlieues est éminemment conservateur, et si le repli sur soi est globalement positif dans un contexte hostile, il ne se fait pas sans concessions ».

À la mi-journée, le débat va se crisper autour de la question de l’homophobie, prolongeant une correspondance publique véhémente entre le PIR et la revue intellectuelle de gauche critique Vacarme (lire ici et ici). Même s’il ne l’admet jamais aussi clairement, la lutte contre l’homophobie poserait problème au PIR. L’intéressée s’en défend, et ne s’en laisse pas non plus conter.

« On sous-estime la situation, on a créé la guerre des genres dans nos quartiers, dit Bouteldja. Il faut d’abord commencer par se réconcilier. Si on se veut pratique et pragmatique, il faut d’abord avancer là-dessus. » Et d’insister : « L’hyper-virilisation dans les quartiers n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’héroïsme djihadiste perçu comme tel par certains. L’urgence est de ramener l’homme vers la pacification. Le reste est bien ambitieux… » Pour bien se faire comprendre, elle précise : « En Europe, d’autres identités sont disponibles. Mais ce qui émerge durablement dans les quartiers populaires, c’est le racisme structurel. Donc, faute de temps et de forces, on se concentre là-dessus. On parle de ce qui fait le plus parler. »

Le blogueur Joaõ Gabriell, qui anime le site « Chronik de Nègre(s) Invertis », problématise le débat. « La question anti-patriarcale est-elle ennemie du combat décolonial ? », se demande-t-il. Avant de revenir sur « le refus de certains LGBT de participer à la marche de la dignité, au motif que certains parmi les marcheurs seraient sexistes ou homophobes ». « Mais cette question ne se pose jamais quand il s’agit de marcher le 1er Mai », souligne-t-il.

S’il remarque que « la “convergence des luttes” revient souvent à ce que les plus forts imposent leur lutte aux plus faibles », il appelle à ne pas se résigner pour autant. D’après lui, « s’il existe un usage majoritaire du marxisme qui secondarise les luttes décoloniales, ça ne doit pas invalider pour autant le marxisme ». Il se dit persuadé qu’« il est possible de penser une mobilisation plurielle ». Cela impliquerait une « remise en question par ceux qui élaborent la théorie de la lutte décoloniale sur la grande coupure avec les quartiers populaires, qui empêche l’émergence d’un mouvement de masse ». Mais il pense possible de « construire un espace pluriel, où les divergences stratégiques seraient possibles, et où la lutte décoloniale globale permettrait les engagements spécifiques de chacun en son sein ».