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A lire : un extrait de "C’est du propre", de Cristina Nizzoli

Lien publiée le 21 janvier 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/lectures/lire-extrait-c%E2%80%99est-propre-cristina-nizzoli

Cristina Nizzoli, C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du "bas de l’échelle" (Marseille et Bologne), Paris, PUF, 2015, 224 p., 23€ (préface de Sophie Béroud).

En complément de l’entretien publié en octobre dernier avec Cristina Nizzoli, nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, l’essentiel de la conclusion du livre.

Conclusion

Remettre les marges au centre

Rendre compte des pratiques syndicales dans le secteur de la propreté́ par une approche ethnographique et comparée a représenté, pour moi, un défi à la fois pratique (comment saisir des phénomènes fortement marqués par l'invisibilité ?) et épistémologique (quels sont les impacts de cette invisibilité sur l'activité de recherche ?). C'est pourquoi cette conclusion est l'occasion de revenir sur les deux contributions de ce livre : d'un côté celle relative à l'explication des mécanismes qui façonnent le syndicalisme dans ce secteur externalisé et, de l'autre, celle concernant les enjeux d'une activité de recherche confrontée, de manière constante, à la marginalisation qui pèse sur tout ce qui relève du bas de l'échelle.

L'apport d'une approche par les pratiques

Consacrer une étude au syndicalisme dans la deuxième décennie des années 2000 n'est pas anodin. Cela implique de le considérer comme un acteur fondamental au sein de nos sociétés. En ce sens, cet ouvrage se propose de participer au débat sur les possibilités du syndicalisme contemporain en milieu précaire, en se posant de manière claire la question des conditions de son renouvellement1.

Expliquer le contenu des pratiques syndicales dans le secteur de la propreté a permis de montrer que les dynamiques qui le traversent, aussi bien du point de vue de son mode d'organisation que des caractéristiques de la main-d'œuvre (fortement marquée par les dominations), en font un emblème de la phase de la période néolibérale que nous sommes en train de traverser2. Ainsi, l'externalisation du secteur a permis aux employeurs des entreprises de propreté de réduire le coût du travail par l'emploi massif du temps partiel et par l'augmentation effrénée du rythme de travail qu'ils imposent à des travailleurs qui, de par leur position dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, sont assignés au bas de l'échelle du marché du travail.

Dans ce contexte, à coté des difficultés auxquelles se confrontent les syndicalistes CGT et CGIL dans leur travail quotidien, on a vu que ces organisations syndicales, étudiées localement à travers les bourses du travail de Marseille et de Bologne, n'engagent pas de véritable réflexion quant à la manière de syndicaliser un tel secteur d'activité. Néanmoins, on ne doit pas en déduire que des stratégies ne sont pas déployées lors des pratiques syndicales. Loin de là. Fabio et Saïd, protagonistes de bon nombre de chapitres de cet ouvrage, engagent une réflexion continuelle quant à la bonne stratégie à employer pour faire pression sur un employeur ou pour gagner la confiance des nouveaux syndiqués. En marge au sein de leurs confédérations, mais aussi de leurs fédérations de référence, ces leaders syndicaux agissent dans des situations rendues complexes par les pressions patronales et l'externalisation du secteur qui fragmente le collectif de travail. Toute- fois, leur connaissance fine des dynamiques du secteur est le résultat d'expériences différentes, celle de travailleur de la propreté immigré et racisé, pour Saïd, et celle de militant italien et « blanc » ayant derrière lui un parcours universitaire, dans le cas de Fabio. Ce sont ces expériences, ainsi que les spécificités propres au fonctionnement et à la structure syndicale de la CGT et de la CGIL, qui contribuent à expliquer les différentes stratégies employées par ces leaders. En revanche, le fait que les stratégies syndicales ne résultent pas d'une réflexion engagée de manière plus large et partagée au sein de la confédération et de la fédération est une des fragilités que l'enquête à contribué à dévoiler. Nous sommes dans des configurations où l'engagement, à la fois important et isolé, des leaders conduit à ce que des liens basés sur la confiance s'établissent entre eux et les salariés pour qui le leader en vient souvent à représenter LE syndicat. Ce rapport de confiance prend donc fin dans les cas où, comme il est arrivé à la Filcams-CGIL suite à la mutation de Fabio, le syndicaliste quitte son poste de représentant du secteur. Ainsi, dans le cas évoqué, la nouvelle représentante du secteur de la propreté n'a pas trouvé pertinent de continuer à se déplacer sur les différents chantiers, comme le faisait Fabio, pour y conduire des assemblées.

L'approche mobilisée a aussi démontré que le syndicalisme ne se résume pas à la stratégie des leaders syndicaux, mais que c'est du côté des relations qui s'instaurent entre syndicalistes et salariés lors des pratiques syndicales qu'il faut déplacer la focale de l'analyse. De ce point de vue, un des apports de ce livre a consisté à révéler l'importance de la prise en compte des rapports sociaux de sexe, de race et de classe et de la manière dont les dominations qui pèsent sur les acteurs sociaux façonnent leur expérience et leurs points de vue. Ainsi, en ce qui concerne la pratique du suivi individuel, l'enquête a mis en exergue une tendance à la prise en compte différenciée des salariés qui s'adressent aux permanences. Bien que dans des contextes différents et avec des positionnements et des situations qui diffèrent d'un syndicaliste à l'autre, ce sont les travailleurs les plus au bas de l'échelle qui se trouvent le plus souvent mis de côté par un certain nombre de syndicalistes. Pour comprendre cela, on doit d'abord prendre en compte le fait que ce sont les travailleurs/ses immigré.e.s, les « noir.e.s », les salarié.e.s les plus âgé.e.s et en mauvais état de santé qui subissent le plus la pression patronale. C'est donc parce qu'ils craignent d'être licenciés ou alors parce qu'ils ont des problèmes qui demeurent a fortiori difficiles à prouver, puisqu'ils découlent de formes de discrimination (rarement qualifiées comme telles3), que ces salariés s'adressent au syndicat. Dans ce contexte, la sélection par certains syndicalistes des cas à traiter est le résultat à la fois des attitudes racistes de ces derniers et du sentiment d'impuissance qu'ils éprouvent face à de telles problématiques ; une impuissance qui est aussi le résultat des conditions difficiles dans lesquelles s'exerce le travail syndical, la confédération n'investissant que de faibles moyens pour syndicaliser ce secteur d'activité.

L'analyse de deux autres pratiques, à savoir l'action collective et les assemblées syndicales, a contribué à mettre au jour la lutte pour la reconnaissance dans un secteur caractérisé par l'invisibilité et l'expérience de la domination. Une lutte qui doit être comprise dans un contexte où le déni de reconnaissance est le résultat d'une forme de subordination institutionnalisée qui produit une violation du principe de justice4.

Dans un tel contexte, les revendications syndicales considérées comme les plus classiques, à savoir celles liées à l'emploi et aux conditions de travail, doivent être appréhendées en lien avec la revendication à être reconnu. Pour les travailleurs de ce « sale boulot5 », la mobilisation, ainsi que l'assemblée demeurent des moments importants d'un processus qui marque la sortie de l'invisibilité et la possible constitution d'une appartenance à un groupe. L'enjeu réside alors dans le fait de parvenir à être reconnu « comme partenaire à part entière de la vie sociale, en mesure d'interagir en tant que pair avec les autres6 ». Cette lutte pour la reconnaissance se fait alors envers plusieurs acteurs tels que l'employeur, les employés du donneur d'ordre, mais aussi, comme on l'a vu dans le cas de Bologne, l'organisation syndicale elle-même. C'est la reconnaissance de l'égalité du statut de ces travailleurs dans la sphère publique qui a permis de comprendre les tensions et les incompréhensions qui caractérisaient certaines situations. L'analyse des interactions ayant eu lieu lors des assemblées syndicales a aussi montré que c'est dans cet espace que des points de vue différents parviennent à s'exprimer et à se confronter entre eux, en tâchant ainsi d'imposer leur légitimité. Les salariés et les représentants syndicaux protagonistes de ces assemblées doivent alors être considérés comme des porteurs de points de vue différents en lien avec leurs expériences et leur rôle dans la sphère du travail et du syndicat.

Pourtant, dans un tel contexte, se poser la question du renouvellement des stratégies syndicales suppose d'assumer, de la part de l'organisation syndicale, l'existence majoritaire de salariés dont le profil social et l'expérience, étant donné leur position dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, s'écarte peu ou prou de celui du noyau des syndicalistes. Cela revient à traiter du décalage existant entre les salariés les plus marginaux et les syndicalistes7 qui, même lorsqu'ils sont encore au travail – comme c'est le cas pour la CGT de Marseille –, demeurent des travailleurs protégés du fait de leur statut de syndicalistes. Le fait que les syndicalistes soient issus du noyau d'adhérents historiques (ce qui est le cas notamment à la CGIL) – dont les représentations du syndicalisme sont le résultat d'une vision qui met le salariat traditionnel au premier plan par rapport aux autres formes de salariat – implique une deuxième difficulté : l'ouverture à de nouveaux groupes est susceptible de mettre en compétition anciens et nouveaux syndicalistes, ce qui peut conduire à des oppositions de la part des adhérents historiques8. S'interroger sur l'accès de cette partie de la classe labo- rieuse au syndicat, en matière de capacité à les représenter, mais aussi d'accès à des postes de responsabilité au sein de l'organisation, implique alors d'aborder les enjeux liés à la fonction que le syndicalisme peut recouvrir pour la production de solidarités et en tant que porteur d'une idée nouvelle de société.

Les ressorts de la comparaison internationale

L'approche comparée mobilisée lors de cette recherche a notamment permis de saisir la variété qui peut caractériser une même pratique syndicale lorsqu'elle s'inscrit dans des contextes sociétaux différents. Ainsi, la richesse des résultats obtenus grâce aux observations révèle des différences importantes concernant la gestion des permanences de la part des syndicalistes. De ce fait, derrière la même pratique du suivi individuel, on retrouve, d'un côté, une action syndicale visant l'établissement d'un rapport de force (à la CGT de Marseille) et, de l'autre, une pratique plus tournée vers la prestation de services (dans le cas de Bologne).

Mais c'est également au sujet de l'action collective que la comparaison s'est avérée féconde, permettant de décrypter la variété des possibilités d'action pouvant émerger lors des grèves et des mobilisations. Dans le cas de la CGT de Marseille, c'est l'établissement du rapport de force avec l'employeur qui est privilégié par le biais d'un recours, notamment discursif et symbolique, à la menace du conflit. En revanche, dans le cas italien, les syndicalistes privilégient la mise en visibilité publique des travailleurs de la propreté, qui se fait par le biais de la médiatisation et d'une négociation avec le donneur d'ordre afin d'opérer une pression indirecte sur l'employeur. Par ailleurs, la stratégie de Fabio vise souvent la création de solidarités entre les travailleurs du donneur d'ordre et ceux de la propreté, ce qu'il tâche de faire à travers la prise de contact avec les représentants syndicaux de la fédération CGIL des salariés du donneur d'ordre. À cet égard, il est intéressant de remarquer que, si ces registres d'action s'expriment dans un cas ou dans l'autre, il ne sont pas exclusifs, et ils pourraient être réunis au sein d'une seule stratégie syndicale visant à la fois l'établissement du rapport de force, la médiatisation du conflit et la création de liens de solidarités entre travailleurs « internes » et externalisés.

De manière générale, et contrairement à ce qu'on pourrait supposer selon une vision convenue du syndicalisme européen, opposant les pays du Nord à ceux du Sud, les formes d'organisation des travailleurs de la propreté à la CGT de Marseille et à la CGIL de Bologne sont fort hétérogènes. À l'existence d'une administration très structurée et bureaucratisée à Bologne s'oppose par exemple un fonctionnement plus souple et plus chaotique à Marseille, où les délégués du personnel conservent des liens directs avec les salariés, et où l'instauration d'un rapport de force par la grève reste la principale forme d'action collective.

Les enjeux épistémologiques

Se confronter aux pratiques syndicales dans le secteur de la propreté a supposé de conduire une réflexion sur la manière de m'approcher de cet objet et d'en rendre compte. Comme évoqué en introduction, cette étude m'a confrontée de manière permanente à l'invisibilité. L'invisibilité concernait les travailleurs de ce secteur, les syndicalistes, mais aussi les travaux sur le syndicalisme, dans lesquels je n'arrivais pas à déceler la présence des acteurs que je rencontrais sur mes terrains. D'autres fois, lorsque j'arrivais à retrouver les histoires de ces travailleurs ou de ces syndicalistes dans les pages des travaux scientifiques que je lisais, c'était parce qu'ils y étaient appréhendés spécifiquement en tant qu'immigrés ou en tant que femmes, ou encore en tant que travailleurs précaires. De plus, je me rendais compte que des concepts comme précarité, travailleurs pauvres, travailleurs immigrés, « sale boulot », etc., que j'employais constamment, étaient socialement connotés comme ayant trait à la marginalité. Ils renvoyaient à des marges, alors que de mon côté je constatais leur présence écrasante sur un terrain où le seul emploi atypique était l'emploi à temps complet.

Dans ce contexte, faire recours aux théories prenant en compte les rapports sociaux de sexe, de race et de classe9 m'a permis de nommer les dominations et de démêler la richesse dont témoignaient mes notes de terrain et mes entretiens pour ensuite mieux les appréhender. En outre, au fur et à mesure que l'enquête avançait, et notamment grâce au raisonnement comparatif, je me rendais compte que, pour comprendre en profondeur ce qu'il se passait lors des pratiques syndicales, il fallait prendre au sérieux le point de vue des acteurs concernés. Le point de vue des syndicalistes et de ces salariés dont l'expérience dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe demeure très éloignée de la mienne et, selon les cas, de celle des syndicalistes rencontrés.

C'est donc la notion d'expérience qui s'est avérée féconde et précieuse pour mon travail de recherche, car ce concept me permettait de tenir compte de la subjectivité des acteurs concernés par mon enquête. Sans oublier les contraintes qui pèsent sur ces derniers du fait de leur position de dominés, ce sont leurs expériences de vie et de travail qui demeurent, dès lors, fondamentales pour la compréhension des dynamiques qui façonnent le syndicalisme. Il ne suffisait plus d'expliciter la position que les acteurs avaient au sein des rapports sociaux ; cette étape devait être accompagnée par celle visant la prise en compte de la variété de leurs expériences d'hommes « noirs » en France, de femmes immigrées déclassées en Italie ou de salariés d'un « sale boulot ». Je me suis alors efforcée de parvenir à cerner le caractère d'émancipation10 contenu à la fois dans les expériences de migration, de travail, de discrimination, etc. des travailleurs rencontrés.

Placer la focale de l'analyse sur les expériences que les acteurs font en tant que dominés, en veillant à ce que leurs points de vue soient pris au sérieux et ne soient pas infériorisés, a été ma manière de remettre les marges au centre. Ma contribution au processus de mise en visibilité par lequel, dans nombre de situations relatées dans cet ouvrage, ces travailleurs se revendiquent membres à part entière d'une société dans laquelle ils sont constamment confrontés au déni de reconnaissance.

  • 1.L. Turner, « Why Revitalize ? Labour's Urgent Mission in a Contested Global Economy », in C. Frege, J. Kelly, Varieties of Unionism : Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, Oxford, New York, Oxford University Press, 2004, p. 1-10.
  • 2.L. Aguiar, A. Herod, The Dirty Work of Neoliberalism : Cleaners in the Global Economy, op. cit.
  • 3.D. Epiphane et V. Mora, « Dire ou ne pas dire…les discriminations », art. cit.
  • 4.N. Fraser, « Repenser la reconnaissance », in N. Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, op. cit.
  • 5.E. C. Hughes, « Good People and Dirty Work », art. cit.
  • 6.N. Fraser, « Repenser la reconnaissance », in N. Fraser, Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, op. cit., p. 80.
  • 7.S. Béroud, « L'action syndicale au défi des travailleurs pauvres », art. cit.
  • 8.C. Frege, J. Kelly, « Union Strategies in Comparative Context », in C. Frege, J. Kelly,Varieties of Unionism : Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, op. cit., p. 31-44.
  • 9.E. Dorlin, Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, op. cit.
  • 10.B. de Sousa Santos, Crítica de la razón indolente : contra el desperdicio de la experiencia. Para un nuevo sentido común : la ciencia, el derecho y la política en la transición paradigmática, Bilbao, Desclée de Brouwer, 2003.