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Schneidermann - "Seuls les désastres rendent les pauvres visibles"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
« Depuis 2011, la ville américaine de Flint, au bord de la faillite, a puisé son eau potable dans la rivière. Comment la presse a-t-elle réussi à taire une telle situation d’état d’urgence sanitaire ?
Seuls les désastres rendent les pauvres visibles
C’est un trou noir de l’information, qui vient d’être projeté brutalement en pleine lumière. Un vrai trou noir. Un scandale meurtrier s’est déroulé de longs mois durant, avec la complicité des autorités locales, sans que la presse locale en dise un mot. Cela ne s’est pas passé au Nigeria, au Burundi, ni au Yémen, ces enfers pour reporters. Ni en Erythrée ni en Corée du Nord, ces dictatures épouvantables. Ni au Mexique, où les journalistes doivent enquêter au risque des cartels. Cela s’est passé dans un pays démocratique, où les journalistes peuvent se déplacer et publier librement, sans craindre de représailles judiciaires ni physiques. Au cœur des Etats-Unis. Dans le Michigan. Exactement à Flint, à une heure de route de Detroit. Depuis 2011, la ville de Flint, au bord de la faillite, a été obligée de puiser son eau potable dans la rivière, au lieu d’acheter à Detroit de l’eau du lac Huron. Les premières conséquences sur la santé publique (vomissements, pertes de cheveux, éruptions cutanées) apparaissent début 2014. La ville recommande alors de faire bouillir l’eau avant de la boire. Pour venir à bout des bactéries, elle accroît sa teneur en chlore, ce qui pose de nouveaux problèmes. L’eau attaque ensuite les canalisations, ce qui libère du plomb. On déplore dix morts, bilan provisoire.
Le 13 janvier, le gouverneur républicain du Michigan est contraint de déclarer l’état d’urgence sanitaire : des cas d’empoisonnement au plomb ont été révélés chez les enfants de la ville. Trois jours plus tard, Barack Obama décrète, à son tour, l’état d’urgence pour permettre d’accélérer la distribution de bouteilles d’eau par la Garde nationale. Les autorités ont identifié, à ce jour, 43 personnes souffrant de doses excessives de plomb, susceptibles d’endommager le système nerveux.
Depuis, l’eau polluée de Flint s’est imposée à la une des journaux, et dans les talk-shows américains. Les bouteilles pleines d’eau putréfiée sont sur tous les écrans. Les responsables, comme il se doit, se renvoient la responsabilité du désastre. Mais personne ne se demande comment, de longs mois durant, la presse a réussi à taire la situation.
A la vérité, elle ne l’a pas totalement ignorée. En mars 2015, le New York Times se rend à Flint. L’article est très complet. Puis, le silence retombe, à l’exception d’une poignée d’articles dans la presse locale.
«Les médias l’auraient remarqué beaucoup plus rapidement, si l’eau était devenue trouble à New York, Miami, Charlotte, Chicago, Atlanta ou Los Angeles, estime aujourd’hui un éditorialiste du Miami Herald. Mais Flint n’est pas l’un de ces endroits […]. Dix ans après le passage de l’ouragan Katrina, nous en sommes encore là, une fois de plus, il faut un désastre pour rendre les gens pauvres visibles. On avait déjà observé le même phénomène à Ferguson, où il avait fallu attendre la mort d’un adolescent et des semaines d’émeutes urbaines pour comprendre comment la ville se comportait avec sa population la plus pauvre.»
Soyons rassurés : depuis deux semaines, les médias américains se rattrapent. Les images glauques de bouteilles d’eau trouble sont partout. Michael Moore a retrouvé le chemin de sa ville natale pour dénoncer très fort les «meurtres», devant les reporters eux aussi accourus. Peut-être les droits vont-ils être rachetés par Hollywood, pour un remake d’Erin Brockovich (sauf que pour le coup, le personnage d’Erin Brockovich ne semble pas avoir d’équivalente à Flint).
Même Fox News s’est emparée de l’affaire. Un chroniqueur a estimé que «les gens de Flint auraient dû descendre dans la rue. Si vous servez à boire à votre enfant, et que l’eau pue le soufre, vous allez lui donner cette eau ? Non, vous allez vous révolter. On a eu toutes sortes de manifs, aux Etats-Unis». C’est vrai. Braves gens de Flint, que n’avez-vous pensé à vous faire trouer la peau par la police ? Ils seraient alors accourus, les journalistes !
Aussi ignoble que soit cette entreprise de culpabilisation des pauvres, l’explication comporte sa part de vérité. Comment la presse est-elle généralement alertée ? Soit par des associations constituées, structurées, disposant de relais dans les journaux. Soit, des plaintes ayant été déposées, par des avocats eux aussi bien introduits. Soit – voie plus démocratique – par les réseaux sociaux. Pour des raisons qu’il faudra préciser, les victimes de Flint n’ont pas intenté de procès, n’ont pas su alerter les associations de consommateurs ou d’écolos, n’ont pas pensé à créer une association «Flint Lives Matter», sur le modèle de «Black Lives Matter». Il aura fallu que le désastre survienne. »
Daniel Schneidermann dans Libération