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Donetsk du dedans

international Ukraine

Lien publiée le 28 janvier 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://histoireetsociete.wordpress.com/2016/01/28/donetsk-du-dedans/

À Donetsk, l’incertitude règne. La ville, entièrement russophone, qui a massivement voté en 2014 son rattachement à la Russie, attend aujourd’hui patiemment son sort, qui se décide entre Moscou et Washington. La Russie, éprouvée par les sanctions et cherchant à renouer avec l’Occident, s’est dit prête à réduire son soutien à la région rebelle. Donetsk, qui continue d’être frappée par l’armée ukrainienne, n’imagine pas revenir dans le giron de Kiev. La journaliste russe Tatiana Chabaïeva s’est rendue dans la ville assiégée, à la rencontre de ses habitants. Reportage.

Centre-ville de Donetsk en décembre 2015. Crédits : Mikhail Sokolov/TASS

Centre-ville de Donetsk en décembre 2015. Crédits : Mikhail Sokolov/TASS

Il fait froid, le jour où j’arrive à Donetsk. Alors que la température oscille entre -20 et -16°C, les appuis de fenêtres sont recouverts de glace ; les chauffages ne sont pas assez chauds pour la faire fondre. À première vue, la ville a l’air tout à fait ordinaire. Les théâtres et les musées sont ouverts. Des gens se promènent, dont beaucoup de jeunes femmes avec des enfants. Les rues sont propres, la place Lénine est décorée d’un grand sapin de Noël. On n’entend aucune détonation.

Au cours des six jours que je vais passer dans la ville, je n’aurai pas beaucoup d’efforts à faire pour avoir l’impression que tout va bien. Donetsk fait tout pour reprendre son aplomb, sauver les apparences. Et elle s’en sort assez bien : les gens d’ici n’ont pas l’habitude de se plaindre.

Des gens et des livres

À la bibliothèque régionale pour enfants Kirov, un bâtiment très beau mais froid, malgré le chauffage, nous rencontrons la directrice, Valentina Viazova. Elle nous assure que l’établissement ne manque de rien en matière littéraire – si ce n’est d’ouvrages contemporains. Elle souligne qu’aucune des bibliothèques pour enfants de la république populaire de Donetsk (RPD) n’a fermé, malgré toutes les difficultés, précisant, non sans une pointe de fierté : « 60 % de nos livres sont en russe. »

Imaginez : la principale bibliothèque pour enfants d’une ville entièrement russophone, et à peine plus de la moitié des ouvrages en russe ?! Incroyable, non ? Et pourtant, cela n’a rien d’étonnant, sachant que, pendant un quart de siècle, la bibliothèque a été fournie en littérature ukrainienne uniquement. On constate la même chose à Sébastopol, aussi totalement russophone. C’est quoi, l’ukrainisation ? Eh bien, c’est précisément ça.

Au bout d’une demi-heure de discussion, plus à l’aise, Valentina Viazova se permet un regret : « Nos retraites sont d’à peine 2 100 roubles [24,5 euros au 27/01/16, ndlr] alors que les prix ont bondi. Rien que le sucre coûte trois fois plus cher… »

Crédits : libkirova.ru/

Valentina Viazova devant la bibliothèque. Crédits : libkirova.ru

La directrice de la bibliothèque préfère ne pas parler de l’avenir du Donbass : « Avant, nous débattions encore de qui soutenait qui, mais, désormais, la vie se résume à essayer de ne pas se faire tirer dessus. » Le célèbre proverbe Pourvu qu’il n’y ait pas la guerre… revient sans cesse dans ses propos. Pourtant, quand j’évoque l’« option transnistrienne » [1], elle assène un : « Ce serait terrible ! »

– Pourquoi donc ?
– Parce qu’on n’y comprend rien.

J’entendrai maintes fois encore des réactions similaires, de ce serait terrible à ce serait fâcheux : l’« option transnistrienne ne séduit manifestement personne à Donetsk. « Il m’arrive d’aller à Kiev, confie la directrice. J’y ai des collègues. Avant, ils suivaient la situation de près, mais maintenant… » Maintenant, quoi ? « Ils pensent que nous sommes otages de la situation », répond-elle doucement.

« Ah, un lecteur ! », s’exclame-t-elle avec un sourire, indiquant un garçon vêtu d’un gros pull et coiffé d’un bonnet, en train de consulter un livre. A-t-il froid ? Ce beau bâtiment stalinien aux plafonds élevés – véritable palais de la lecture – est-il si mal chauffé ? « Il n’est pas très bien chauffé, c’est vrai, admet Valentina. Mais il n’a jamais fait aussi froid, ici. »

« Quand vos troupes vont-elles arriver ? »

Dans une librairie de la ville, on reconnaît immédiatement mon accent moscovite. « Quand vos troupes vont-elles arriver ? On se sentirait plus en sécurité… », m’interpelle une vendeuse. Je lui demande si elle vend toujours des atlas en ukrainien et des cartes muettes sur « l’histoire de la Rus’ et de l’Ukraine »[2] : les enfants de Donetsk les utilisent-ils encore ? Il s’avère que non.

Des manuels russes ont été envoyés de Russie et distribués dans les écoles, avec la consigne d’en prendre soin : ils devront servir plusieurs années. Mais pas de trace d’atlas ni de cartes muettes, pourtant nécessaires. Et ce n’est pas tout : « Tous les documents administratifs étaient en ukrainien, tous les formulaires officiels ! Les procédures judiciaires se déroulent en russe mais les papiers sont en ukrainien ! », s’exclament  à qui mieux mieux les vendeuses.

"Union !, Fraternité !", manifestation à Donetsk pour le rattachement avec la Russie et contre les pouvoirs de Kiev fin 2014. Crédits : Evgeni Semenikhine/LiveJournal

« Union ! Fraternité ! » : manifestation à Donetsk pour le rattachement avec la Russie et contre les autorités de Kiev fin 2014. Crédits : Evgeni Semenikhine/LiveJournal

« Mon pays, c’est l’URSS ; l’Ukraine, je ne veux pas en entendre parler. Et pas question que j’apprenne cette langue de chiens », lance avec défi l’une d’entre elles. Ce jugement tranchant sur la langue ukrainienne n’est toutefois pas si répandu, ici. L’ukrainien est généralement accueilli avec bienveillance, perçu plutôt comme un patois.

Les habitants regrettent en revanche que certains districts des régions de Lougansk et de Donetsk soient restés « sous contrôle ukrainien ». Et pour les vendeuses, seule une avancée massive des soldats russes pourra « en déloger l’Ukraine ».

« À quoi bon tirer ? »

Si Donetsk semble ne manquer de rien, la réalité est plus complexe. En fait, seul le centre s’en sort, car il connaît la paix. Les grands magasins d’alimentation proposent quasiment tout – à condition de ne pas se mettre à chercher un produit en particulier. Des noix, par exemple. Il faut se contenter de graines de tournesol. Surtout, seuls les aliments locaux sont plus ou moins bon marché. Les produits russes sont très chers. Et les ukrainiens sont entre les deux.

On se demande d’ailleurs comment ces derniers se sont retrouvés dans les rayons : les soldats de Kiev maintiennent fermement le blocus sur la ville, n’autorisant même pas le passage d’oxygène liquide pour les hôpitaux. En fait, tout s’explique : les soldats prennent des pots-de-vin. Il est effectivement interdit d’importer quoi que ce soit à Donetsk – à moins de payer…

La banlieue de Donetsk a de quoi envier le centre-ville. Dans le même temps, les petites épiceries des quartiers périphériques proposent régulièrement du pain, distribué gratuitement. Les gens y font la queue pour recevoir de l’aide humanitaire. L’année dernière, un tir d’artillerie ukrainien avait visé une file d’attente, devant le palais de la culture Kouïbychev, faisant cinq morts et de nombreux blessés.

Les accords de Minsk prévoient, autour de Donetsk, une zone tampon, vide de tout armement. Elle doit empêcher les obus ukrainiens d’atteindre le territoire de la RPD. Pourtant, les soldats de Kiev ont occupé la zone pour tirer au mortier sur Donetsk. Certes, rien de comparable aux dommages occasionnés par les lance-roquettes Grad, mais chaque tir – dont le dernier remonte à la nuit du Nouvel An – est potentiellement synonyme de nouvelles victimes et destructions. On terrorise sciemment les gens.

« Manifestement, ils espéraient que les habitants s’enfuient en masse, pris de panique », suppose l’automobiliste qui me promène en périphérie de la ville. Et beaucoup de gens sont effectivement partis : les immeubles offrent un spectacle désolant – plus de la moitié des fenêtres sont recouvertes de plaques de bois, les balcons sont détruits, les toits enfoncés. Les murs, transpercés de balles et de trous d’obus, laissent entrevoir des tas d’affaires abandonnées : vêtements et armoires défoncées.

Nous empruntons la rue Stratonavtov, adjacente à l’aéroport détruit. Elle n’a plus qu’une maison intacte, une seule – comme si on avait voulu montrer à quoi ressemblait la rue jadis. Toutes les autres sont en ruines. La route frayée dans la neige s’arrête là : mon chauffeur refuse d’aller plus loin, il pourrait y avoir des mines.

Nous sommes dans le quartier Oktiabrski. Une habitante me montre la piscine, dévastée, où elle travaillait. Toutes les vitres ont volé en éclats, et les murs fins ressemblent à des passoires. Il est clair que les tirs contre la piscine ont été nombreux, et lancés de diverses positions. « Pourquoi tirer sur une piscine ? », demandé-je, perplexe. « À quoi bon tirer, tout court ? », me répond la femme. L’appartement d’une de ses amies, qui habitait le même quartier, a été touché par une frappe directe : la femme ne se trouvait heureusement pas chez elle, mais elle est aujourd’hui à la rue.

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Immeuble dans le quartier Oktiabrski de Donetsk. Crédits : Dima Yagodin

La famille de mon chauffeur habite à Krasny Liman, une ville de la région de Donetsk « sous contrôle ukrainien ». « Si seulement ils nous en avaient donné l’ordre, nous l’aurions reprise, avec les milices populaires », s’indigne-t-il. Mais rien. Et maintenant ? L’« option transnistrienne » semble bien se profiler, et ce n’est pas bon. Heureusement que la Russie est là, bien sûr, poursuit mon chauffeur. Ces retraites de 2 000 roubles, c’est elle qui les verse, et c’est mieux que rien. La majorité des habitants ne reçoivent plus un centime de l’Ukraine.

Les trous béants dans les murs, les toits défoncés, les angles des bâtiments détruits – le coût de la réparation de tous ces dommages de guerre est assumé par la Russie. Et, il faut le reconnaître, les autorités locales s’efforcent de faire vite. Dans la ville de Debaltsevo, où plus de 80 % des logements ont été détruits, 111 habitations privées sont déjà rebâties. Certes, ce sont des travaux faits à la va-vite, mais au moins, la république ne ressemble plus à une zone sinistrée. Toutefois, ce n’est pas tout.

« Personne n’a besoin de nous »

« Nous sommes otages de la situation, personne n’a besoin de nous » : pour entendre les habitants prononcer ces mots, il faut d’abord les écouter exprimer, de longues minutes durant, toute la reconnaissance qu’ils ont pour la Russie, parfois même pour Poutine. Et puis, le paradoxe : « Comment ça, personne n’a besoin de vous ? On vous envoie pourtant de l’argent… » Mais la pilule ne passe pas. Les gens ne comprennent pas, sont parfois blessés : les phrases « Poutine a bien dit que le Donbass, c’est l’Ukraine » et « La Russie affirme que nous sommes l’Ukraine » sont dans toutes les bouches.

Emil Fistal dirige le service des brûlés de l’Institut Goussak de chirurgie reconstructrice d’urgence, à Donetsk. En mai 2014, en qualité d’observateur, il a été témoin de l’enthousiasme suscité par l’organisation du référendum sur le rattachement du Donbass à la Russie. « Des autobus amenaient des familles entières venues voter depuis les villes voisines », se souvient-il.

Le directeur confirme l’existence d’un blocus : « À l’entrée de la ville, les soldats ukrainiens exigent des laissez-passer, fouillent les personnes et les véhicules, prennent de l’argent pour le passage des autobus et des voitures, bloquent les convois humanitaires et ferment parfois les postes de contrôle sans explication, obligeant les gens à attendre plusieurs jours sur la route. Ils interdisent même l’entrée aux patients qui viennent se faire soigner à Donetsk, comme l’an dernier, lorsque des mineurs ont été blessés dans l’explosion d’une mine de Krasnoarmeïsk… C’est à ça que ça sert, une armée ? Ils se battent contre qui ? Et pour quoi ? »

Barrage de l Crédits : dpsu.gov.ua

Barrage de l’armée ukrainienne. Crédits : dpsu.gov.ua

Emil Fistal est aussi très reconnaissant envers la Russie. À l’en croire, l’approvisionnement de la ville en médicaments et consommables est même meilleur qu’avant la guerre : « Tous nos médicaments viennent de Russie. Et alors qu’au début l’aide humanitaire venait d’organisations et de particuliers divers, aujourd’hui, les livraisons sont bien organisées et minutieusement inventoriées et contrôlées. »

Pour autant, le docteur Fistal, qui a donné l’an dernier des conférences sur la chirurgie de guerre à Krasnodar, Tcheliabinsk et Saint-Pétersbourg, ne sait pas ce qu’il adviendra du Donbass. Je discute avec lui près d’une heure, au cours de laquelle il décrit la joie avec laquelle la population a voté pour le rattachement à la Russie et explique à quel point ce serait bien – mais quasi irréel – d’avoir une Novorossia indépendante, pour finir par admettre qu’il faudra probablement revenir en Ukraine « s’il y a un changement au pouvoir et qu’ils accordent la fédéralisation ».

Même si personne, ici, ne croit réellement aux promesses de Kiev. Mais les gens ne savent pas non plus de quoi demain sera fait, ni ce que veut réellement la Russie. La seule chose dont est convaincu le Donbass, c’est de sa propre valeur et de sa mentalité particulière.

« Ici, les gens ont l’habitude de travailler »

« Le Donbass est un territoire à part, avec une industrie développée et une mentalité propre. Ici, les gens ont l’habitude de travailler. On ne nous mettra pas à genoux », affirme le docteur Fistal. Si cela peut sembler prétentieux, l’homme est on ne peut plus sérieux. Le patriotisme régional, très fort, est une épine dans le pied de Kiev, qui a toujours refusé de reconnaître l’identité russe des habitants du Donbass et continue de les qualifier de « bandits ».

C’est peut-être difficile à imaginer pour la Russie, mais le Donbass est nostalgique de l’URSS. Celle de l’après-guerre, plus précisément, la période d’avant-guerre ayant été marquée par une première vague acharnée d’ukrainisation : en 1934, il ne restait plus que deux journaux russes dans le Donbass russophone – alors que trois étaient publiés en grec.

Les gens mettaient toutefois si peu d’empressement à acheter les publications ukrainiennes que certains journaux n’écrivaient que leurs titres en ukrainien, faisant ensuite savoir aux autorités qu’ils avaient pratiqué une « ukrainisation partielle ». Après la guerre, cette hypocrisie s’est apaisée, et le travail est devenu la principale philosophie du Donbass.

***

Au musée régional d’art de Donetsk, on est saisi par la quantité de portraits de mineurs. Ces « travailleurs de choc » de la production, ces illustres puisatiers et ces honorables haveurs, ces ouvriers d’avant-garde et ces héros – tous vous observent depuis les murs, de leurs beaux visages, purs et endurcis.

Mineurs du Donbass en 1971. Crédits : archives

Mineurs du Donbass en 1971. Crédits : archives

On trouve aussi une assiette souvenir représentant « Baba Korolikha » : Evdokia Koroliova. Evdokia, descendue pour la première fois dans la mine à l’âge de 11 ans, y a travaillé plus de 75 ans. Baba Korolikha est une légende locale qui, comme toutes les légendes, en dit long sur le lieu où elle est née.

Et la légende est vivante : devant moi, un groupe d’écoliers visite l’exposition – ce sont les portraits de leurs ancêtres qui sont aux murs, des modèles à suivre. Le Donbass honore une URSS qu’il idéalise – et c’est son seul idéal. Celui de la Novorossia n’a pas pu se développer, et les dirigeants actuels de la RPD se cramponnent aux archétypes soviétiques. On peut s’en convaincre en ouvrant n’importe quel journal publié à Donetsk.

Autre facette du patriotisme donetskien : la force du sentiment d’appartenance à une communauté. Les régions déchirées de Donetsk et de Lougansk sont une fracture extrêmement douloureuse pour les habitants. Le docteur Fistal s’en indigne, au cours de notre conversation. Bien que, généralement, le sujet soit aujourd’hui tabou. Il n’y a pas eu d’ordre d’attaquer. Nous revenons donc rapidement au thème du travail.

Emil Fistal confie que, si une partie des collaborateurs, dont l’ancien directeur, ont quitté l’institut, tous ceux qui sont restés travaillent avec zèle, faisant fi de la directive ukrainienne leur enjoignant de fermer. « L’année dernière, pendant la guerre, nous avons organisé des séminaires scientifiques, rénové plusieurs salles et développé les départements importants : le centre des brûlés, le centre vasculaire, le laboratoire de culture de cellules et de tissus et le centre onco-hématologique pour enfants et adultes. Lors des combats, nous avons porté secours à plus de 1 000 blessés. Nous avons fait d’immenses progrès dans le traitement des traumas – évidemment. À Donetsk, on a l’habitude de travailler », poursuit le médecin. Ainsi, la seule chose qui semble manquer à Emil Fistal, c’est 300 millions de roubles. Pour rouvrir le service de chirurgie, à l’arrêt déjà avant la guerre…

***

Quelques jours plus tard, le temps s’est réchauffé. Presque aucun tir n’a retenti depuis mon arrivée, seule la périphérie ayant été de temps à autre le théâtre de « bêtises » des soldats ukrainiens. Dans ces moments, les locaux se demandent, perplexes, si les « occupants » sont ivres. Tout est possible… Seulement, les plus de 6 000 adultes et 78 enfants, selon les données officielles, que la guerre du Donbass a emportés n’ont pas été tués par des soldats ivres.

Donetsk, début 2016. Crédits : VK

Donetsk, début 2016. Crédits : VK

On me montre un terrain de football où deux garçons ont été touchés par un obus – un des corps, aux membres éparpillés, a dû être reconstitué. On me montre aussi le perron que n’a pas réussi à atteindre à temps une vieille dame. Dans la rue, d’autres vieilles dames, emmitouflées et les larmes aux yeux, vendent des fripes, des bougies déformées, des paquets de bicarbonate de soude abîmés. « Achète-moi quelque chose, ma douce… » Et, sur des feuilles de journal, on nourrit les chiens et chats errants, si nombreux désormais dans la ville.

Qu’adviendra-t-il de Donetsk et de ses habitants ? « Nous ne retournerons pas en Ukraine après tout ce qui s’est passé », répondent la plupart des Donetskiens. Mais ces mots sonnent plutôt comme une incantation. Aucune région n’a fourni autant d’efforts pour rejoindre la Russie. Et aucune ne s’est autant entendu dire qu’elle n’était pas la Russie. Qu’elle était l’Ukraine, cette Ukraine qui a voulu ukrainiser le Donbass russe 25 ans durant – avant de le terroriser.

Dans la presse locale, on évite de dire que la Russie, c’est « chez nous ». On parle plus souvent du « grand frère russe ». « Merci au grand frère », lit-on un peu partout. Et c’est vrai, merci : merci pour le gaz, pour l’argent… Sauf que, parfois, l’argent ne suffit pas. Il faudrait aussi des paroles bonnes – et décidées.
[1] La Transnistrie est une république russophone non reconnue au sein de la Moldavie.
[2] Selon la conception ukrainienne de l’histoire, l’héritage de la Rus’ de Kiev appartient à l’Ukraine seule, et non à la Russie. Alors que, selon la lecture russe, la Russie et l’Ukraine actuelles en sont toutes deux les héritières, dans une égale mesure.