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De l’utilité des idiots séniles

Lien publiée le 29 janvier 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://dndf.org/?p=14664

(Badinter et la « réforme du code du travail »)

« La division du travail produit la spécialisation professionnelle ; chacun croit que son métier est le vrai. Sur le lien de leur métier avec la réalité, ils se font nécessairement des illusions, d’autant plus que la nature même du métier l’exige déjà. Dans la jurisprudence, la politique, les conditions sociales se changent en concepts dans la conscience ; comme ils ne franchissent pas les limites de ces conditions, les idées qu’ils en ont dans leur tête sont forcément des idées fixes : le juge, par exemple, applique le Code, et voilà pourquoi la législation est à ses yeux le vrai meneur actif. Leur marchandise inspire le respect, parce que leur profession a pour objet l’intérêt général »(Marx, L’Idéologie allemande, Ed. Pléiade, p.1035)

            Peu de documentation nécessaire préalable ici, la réfutation est interne à ce que l’on attaque : « Badinter remet les droits des salariés au cœur du code du travail » titre sur cinq colonnes Le Monde daté du 26 janvier 2016 au dessus de la photo d’un vieillard bienveillant et studieux.

Le Droit

            Nous savons que le Droit prend nécessairement la forme d’un système qui tend à la non-contradiction et à la saturation internes, il est aussi nécessairement formel. Sa saturation consiste en ce qu’aucun cas ne doit lui échapper et nous verrons que Badinter réalise le tour de force d’inventer la « saturation négative ». Sa formalité consiste à mettre entre parenthèses, dans le Droit lui-même, les contenus auxquels il s’applique, mais elle n’a nullement pour effet de faire disparaître ces contenus. Le formalisme du Droit n’a de sens qu’en tant qu’il s’applique à des contenus définis qui sont nécessairement absents du droit lui-même. Ces contenus sont les rapports de productions et leurs effets. Enfin le Droit est nécessairement répressif, il ne saurait exister sans un système corrélatif de sanctions. Dernière banalité en guise de synthèse : le Droit ne possède la forme du Droit, sa systématicité formelle, sa saturation et l’autolégitimation de la sanction, qu’à la condition que les rapports de production, en fonction desquels il existe, soient complètement absents du Droit lui-même. Bref : le Droit n’existe qu’en fonction d’un contenu dont il fait en lui-même totalement abstraction.

            Ce qui, au nom de la personne, du citoyen, de l’individu, allait relativement de soi dans le Code civil ou le Code pénal, à condition cependant que cet « individu » corresponde à la norme reconnue, était beaucoup plus malaisé à mettre en œuvre dans le Code du travail du fait de son objet même. En 61 articles fixant les Principes essentiels du droit du travail, Badinter y parvient en fusionnant l’idéologie juridique et son supplément l’idéologie morale. Là où aux yeux de tous, dans le discours du Medef, transpirent les intérêts sordides, Badinter installe « le respect des droits fondamentaux de la personne humaine au travail ». « L’essentiel » est bien chez lui, le travailleur peut ramasser sa musette, ce n’est plus lui qui travaille, c’est « la personne humaine » qui entre autre chose est à la pêche, à la cuisine, ou « au travail ».

            Après avoir rappelé qu’au cœur du « droit du travail français » se trouve « la dimensionéthique (souligné par moi) trop souvent méconnue dans la société marchande [qui] a été à l’origine de tout le grand mouvement de libération sociale des deux siècles écoulés », après cette sentence qui doit se faire tordre de rire Valls, Macron, Hollande et Gattaz montrant du doigt ces grands bourgeois intellectuels qui semblent croire à ce qu’ils disent, Badinter remet les pieds sur terre. « A l’heure des transformations profondes qu’engendrent dans la société contemporaine la révolution numérique et l’irrésistible mondialisation des échanges, il s’agit pour le législateur français d’encadrer, sans le contraindre, le droit du travail en le fondant sur des principes indiscutables. » Magnifique, telle une force de la nature, « irrésistible mondialisation des échanges », superbe « encadrer, sans contraindre ». L’éthique remballe ses valeurs et ses impératifs kantiens pour être une vulgaire caricature de la reconnaissance spinozienne du nécessaire.

            Voilà donc le Code du travail « fonder sur des principes indiscutables ». Les « principes indiscutables » c’est toujours le sens commun. Le sens commun est indiscutable parce qu’il a toujours raison (quitte à comprendre les raisons qui lui donnent raison). Badinter est un vrai juriste professionnel, il sait que l’idéologie juridique, celle des « principes indiscutables », est requise par la pratique du Droit mais qu’elle ne se confond pas avec le Droit. Système formel, saturé et répressif, le Droit fonctionne à la liberté, l’égalité et l’obligation. Sur ces trois points, si l’idéologie juridique alimente le préambule aux 61 articles des Principes essentiels, elle n’est pas le Droit exprimé dans ces articles.

Le Droit en lui-même

Liberté, prenons l’article 1 : « Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées (…) par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise. » On aura reconnu au passage un calque du premier article de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : les hommes naissent libres et égaux mais ensuite … Donc, « les nécessités du bon fonctionnement ». Qui décide de ces nécessités, le patron, donc il n’y a ni liberté, ni droits de la personne. L’article 10 est catégorique : « l’employeur exerce son pouvoir de direction », il est vrai : « dans le respect des libertés et droits fondamentaux des salariés ». « Liberté » et « droits fondamentaux » qui ne le sont que « dans les limites du bon fonctionnement de l’entreprise » (article 1). La « personne » est satisfaite et le travailleur salarié peut retourner au chagrin. Nous verrons en conclusion que dans le Code badinterrien le travailleur mène une existence double.

Le travailleur est juridiquement libre. On sait qu’il ne s’agit que de la liberté de trouver quelqu’un à qui vendre sa force de travail pour ne pas crever, mais c’est précisément le contenu dont le Droit fait abstraction pour être Droit, et c’est le Droit que nous considérons ici (parce qu’il ne faut pas croire qu’il soit inefficace). Voyons donc la « liberté » du Droit. C’est une définition juridiquede la liberté, c’est-à-dire une définition de la liberté par le Droit, par le système de ses règles, qui ne vaut que dans les limites fixées par le Droit (« le bon fonctionnement », « le pouvoir de direction ») Liberté qui n’a rien à voir avec la liberté philosophique et morale de la personne qui fonde l’idéologie juridique.

Egalité, prenons l’article 4 : « Le principe d’égalité s’applique dans l’entreprise. L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes doit y être respectée » ; « Les discriminations professionnelles sont interdites dans toute relation de travail » (article 5). Le Droit dit que tous les individus sont juridiquement égaux devant tout acte contractuel ainsi qu’est définie la « relation de travail » (art 12). C’est une définition juridique de l’égalité, c’est-à-dire une définition de l’égalité par le Droit. Là également il est dans la nature du Droit de faire abstraction des rapports de production qui ne sont pas des rapports juridiques (pas même la fameuse séparation de la société entre propriétaires des moyens de production et propriétaires-vendeursde force de travail). Comme le précise l’article 10 (« l’employeur exerce son pouvoir de direction »), le « principe d’égalité dans l’entreprise » ne vaut pas pour tous et entre les salariés l’article 11 proclame : « Chacun est libre d’exercer l’activité professionnelle de son choix » que vous soyez femme, possesseur d’un diplôme d’ingénieur, héritière de Sodexo, ou travailleur comorien sans papiers.

Définition, là aussi, de l’égalité par le Droit, c’est-à-dire par le système de ses règles et qui ne vaut que dans les limites du Droit : « Les procédures de recrutement ou d’évaluation ne peuvent avoir pour objet ou pour effet que d’apprécier les aptitudes professionnelles » (article 15). Ou alors : « La conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale est recherchée dans la relation de travail » (article 9). Ou : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses ne peut connaître de restriction que si, etc., etc., les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » (article 6) L’égalité est à la discrétion du recruteur, les femmes seront l’objet d’une égalité particulière et les musulmans aussi. La « personne au travail » a donc une « vie personnelle » qui n’est pas sa « vie professionnelle », c’est-à-dire « au travail ». La personne du Droit n’est pas la personne de l’idéologie du Droit. Encore un peu de patience , nous allons voir la différence.

Obligation, prenons l’article 12 : « Le contrat de travail se forme et s’exécute de bonne foi. Il oblige les parties ». Le Droit dit qu’il faut « de bonne foi » respecter les engagements qui ont été souscrits. C’est une définition juridique de l’obligation, c’est-à-dire une définition de l’obligation par le Droit, par le système de ses règles, une définition de l’obligation qui ne vaut que dans les limites du Droit et qui n’a rien à voir avec l’obligation morale, ni même avec l’obligation de l’idéologie juridique. Là, en matière de définition, Badinter réalise des prouesses. Il réalise le rêve de tout juriste, surpasse Lycurge, Solon et Justinien, il invente la saturation négative. Toutes les libertés existent à condition du « bon fonctionnement de l’entreprise » ; il est interdit d’employer un mineur de moins de seize ans « sauf exceptions » (art 8) ; le contrat de travail est indéterminé, « sauf dans les cas prévus par la loi » (art13) ; un salarié ne peut être mis à disposition d’une autre entreprise, « sauf dans les cas prévus par la loi » (art 18) ; le licenciement pour motif économique ne peut être prononcé « sans que l’employeur se soit efforcé (bel effort, nda) de reclassé l’intéressé, sauf dérogation prévue par la loi » (art 28) ; la durée « normale » du travail est fixée par la loi, sauf : « les conventions et accords collectifs peuvent retenir une durée différente » (art 33) ; le repos hebdomadaire est donné le dimanche, « sauf dérogations » (art 35) ; tout salarié peut défendre ses intérêts par l’exercice du droit de grève, « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » (art 49) ; l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, « sauf faute lourde imputable au salarié » (art 50) ; « l’exercice, par le salarié, de son droit à saisir la justice, ne peut, sauf abus, donner lieu à sanction » (art 60).

Enfin pour couronner le tout : « La loi détermine les conditions et limites dans lesquelles les conventions et accord collectifs peuvent prévoir des normes différentes de celles des lois et règlements ainsi que des conventions de portée plus larges » (art 55). En un mot : la loi fait sien le non respect de la loi. Tous les cas sont donc prévus dans la mesure où tout ce qui déroge auxobligations peut être légal, c’est, « de bonne foi », la saturation négative.

La saturation négative c’est la vérité de la « simplification du Code du travail ». La fameuse « obésité » (1,5 kg) du Code du travail c’était la saturation traditionnelle du Droit avec dans le Code du travail un souci particulier d’exhaustivité et de clarté. Chaque article pour être compréhensible ne devait comporter qu’une seule disposition et la multiplicité des parties étaient destinée à rapidement trouver la situation en question. Mais depuis les années 1980, l’inflation de nouvelles dispositions est due à l’accumulation de dérogations inscrites par les patrons surtout en matière de licenciements qui comme tout le monde a pu le constater depuis 30 ont permis de supprimer le chômage. La durée du travail sera « normale » (art 33), la période d’essai sera « raisonnable » (art 14), le préavis avant licenciement sera aussi « raisonnable » (art 29), la rémunération assurera des « conditions de vie dignes » (art 30). Pour « simplifier » et mettre fin aux dérogations sur dérogations, le mieux était de proclamer que la dérogation était la règle générale.

Droit et idéologie juridique

Le Droit dit : les individus sont des personnes juridiques juridiquement libres, égales et obligéesen tant que personnes juridiques. Autrement dit, le Droit ne sort pas du Droit et le signifiant Badinter peut retourner à la naphtaline dont on l’avait sorti pour l’occasion. Le Droit ramène « honnêtement » tout au Droit. Il ne faut pas le lui reprocher : il fait honnêtement son « métier » de Droit. Et Badinter son métier de Badinter.

L’idéologie juridique reprend bien les notions de liberté, d’égalité et d’obligation, mais elle les inscrit en dehors du Droit, en dehors du système des règles du Droit et de leurs limites, dans un discours idéologique qui est structuré par de toutes autres notions. Le discours est apparemment semblable, mais en fait tout différent. Elle dit : les hommes sont libres et égaux par nature : les « principes indiscutables ». Dans l’idéologie juridique, c’est donc la nature et non le Droit qui « fonde » la liberté et l’égalité des hommes, la fameuse « personne humaine ».

Va pour la liberté et l’égalité, mais reste l’obligation. L’idéologie juridique ne peut dire que les homes sont obligés « par nature », elle a besoin ici d’un petit supplément, précisément d’un supplément moral. L’idéologie juridique ne peut tenir debout qu’en s’étayant sur l’idéologie morale de la « Conscience » et du « Devoir ». Déjà, le « contrat de bonne foi » nous l’avait laissé deviner.

Le Droit du travail remanié par Badinter est un système formel systématisé, non contradictoire et saturé qui ne peut exister tout seul. Il lui faut d’un côté l’appareil répressif de l’Etat (voir les salariés de Goodyear ou d’Air France qui ont « abusé » du droit de grève ou d’expression) toujours là derrière, mais qui n’intervient que quand c’est indispensable, de l’autre, il s’appuie sur l’idéologie juridique et un petit supplément d’idéologie morale. A l’horizon, il y a toujours le gendarme qui veille, mais la plupart du temps il n’intervient pas parce que le Droit fonctionne à l’idéologie juridique (et un peu morale) sous laquelle opèrent toutes sortes de syndicats, de commissions d’arbitrage et de concertation, de tribunaux, etc., qui se situent à la limite du Droit et de l’idéologie juridique. Comment les « superstructures » sont-elles efficaces ?

Efficience du binôme Droit / idéologie juridique

Si être une classe est une situation objective donnée comme une place dans une structure, parce que cela signifie une reproduction conflictuelle et donc la mobilisation de l’ensemble du mode de production, cela implique une multitude de rapports qui ne sont pas strictement économiques dans lesquels les individus vivent cette situation objective, se l’approprient et s’auto-construisent comme classe. Ce n’est qu’au niveau de l’autoprésupposition du capital comme reproduction que l’on saisit l’efficacité des superstructures avec la multitude de rapports qui ne sont pas strictement économiques dans lesquels se construisent les classes. Il est vrai que le principal résultat de la production capitaliste c’est le renouvellement du face à face entre la force de travail et les moyens de production et de subsistance qui l’affrontent comme capital en soi du fait de la séparation reproduite. Constamment le capital remet la classe ouvrière en situation de le valoriser, cela ne va pas sans luttes, contraintes et coercition. Ce qui fait tenir l’ensemble et le fait tourner c’est l’économie à condition qu’elle se distingue comme déterminante et dominante (rapports sociaux de production et objectivité). Il faut considérer que l’économie comme détermination se distingue de l’économie comme instance dominante. Si, dans le mode de production capitaliste, contrairement par exemple au moyen-âge ou à l’antiquité, l’économie est à la fois ce qui détermine la dominante et cette dominante elle-même, il faut voir que, sous le même terme d’ « économie » il ne s’agit pas, dans l’un et l’autre cas, de la même réalité. En tant que détermination, il s’agit de l’économie comme ensemble de rapports sociaux de production ; en tant que dominante, il s’agit de l’économie comme objectivité. Dans cette distorsion même entre la détermination et la dominante réside la nécessité et l’efficacité de toutes les instances que nous avons évoquées comme nécessaires pour toujours transformer la première en la seconde. La lutte des classes et les classes elles-mêmes existent dans cette transformation qui est la production comme reproduction.

C’est toute l’autoprésupposition du capital que nous avons là : la reproduction du fameux face à face qui est la capacité de la reproduction de l’économie comme objectivité. Inscrites dans les contradictions de l’autoprésupposition du capital, dans son existence de contradiction en procès, et finalement dans la lutte des classes, toutes les instances, dont le Droit étayé sur l’idéologie juridique, jouent leur rôle dans cette reproduction.

En un certain sens, Badinter a raison, pour la classe ouvrière l’éthique et la dignité humaine n’avaient pas un sens badintinrien, mais l’idéologie juridique y a souvent trouvé le moyen de recouvrir la lutte de classe devenue pour parler le Badinter : « le grand mouvement de libération sociale des deux siècles écoulés ». Personne ne peut contredire que sous cette formule ronflante beaucoup de choses ont été réellement vécues. Le juriste n’a fait que donner la forme adéquate aux réalités déjà existantes, mais il serait inconséquent de considérer la forme comme un simple ornement, un appendice superflu, la forme est efficace. Rien n’existe sans idéologie, c’est dans les formes que nous vivons les contenus. Pourquoi « la personne humaine au travail » devient-elle la formule de l’idéologie juridique devant étayer le Code du travail ?

Uber et la « personne humaine »

La saturation négative c’était la loi comme absence de règles, Valls peut alors se risquer au commentaire suivant de la « contribution de Badinter » : « Elle contribuera à favoriser la négociation collective et l’adaptation des règles en fonction des besoins des entreprises » (Le Monde 26 janvier 2016). Le jour même, la ministre de l’emploi, Myriam EL Khomri, annonce que son projet de loi réformant le droit du travail permettra aux entreprises d’organiser un référendum « contraignant » afin que les salariés valident les accords d’entreprise signés par des organisations syndicales recueillant au moins 30 % des voix aux élections professionnelles ; la même veut permettre aux entreprises de « s’affranchir du taux de majoration des heures supplémentaires » ; Valls souligne « la nécessité de déverrouiller les 35 heures » et déclare qu’il faut que les PME puissent « proposer un forfait-jour aux salariés qui y consentent, sans avoir à passer par un accord collectif » (ce dispositif dérogatoire aux 35 heures comptabilise le temps de travail en fonction du nombre de jours effectués par le salarié et non pas d’un nombre d’heures).

Les Echos dans son édition du 2 décembre 2015 titrait à propos de la réforme du Code du travail : Et si l’ »ubérisation » était le vrai choc de simplification : « Certains prédisent même la mort du CDI classique avec les travailleurs rémunérés à la tâche, jouant les taxis quelques heures dans la journée, remplaçant La Poste ou DHL en transportant un colis pour Amazon sur le chemin de leur bureau ou s’érigeant en professionnels du tourisme en louant leur appartement parisien et leur résidence secondaire ». Selon un « Observatoire du long terme », l’article évalue à 14 % les emplois qui en France seraient « ubérisés ». Nous semblons loin de « la personne humaine au travail », mais encore un petit détour et nous allons y revenir.

Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du Conseil d’orientation pour l’emploi, signait, quant à elle, dans Le Monde du 5 novembre 2015, une tribune au titre claquant : L’ »ubérisation » de l’emploi est déjà partout. L’analyse est beaucoup plus subtile que celle de l’Observatoire précédent. Elle commence par souligner que « l’âge  d’or du CDI n’a jamais existé. La construction législative et jurisprudentielle du CDI comme emploi protégé et stable ne date que des crises des années 1970. Au même moment, le législateur reconnaissait l’intérim et le CDD, leur assurant ainsi une progression fulgurante. » Depuis le début des années 2000, le CDI demeure la formule ultradominante d’emploi autour de 87 % de l’emploi salarié, même si cela est vrai il faudrait ne pas laisser de côté les formes d’embauche, les différences selon les catégories de salariés, etc. Passons, c’est la suite qui est décisive, citons longuement.

« Alors, rien n’aurait changé ? Si bien sûr. C’est même à un véritable bouleversement auquel nous assistons, avec une grande vague de flexibilisation et d’individualisation, qui touche toutes les conditions d’emploi. A tout seigneur, tout honneur, le premier concerné est le CDI : le fameux « CDI à temps plein avec des horaires stables et chez un seul employeur » est déjà minoritaire, avec la progression du temps partiel, qui concerne un peu plus de 4 millions de salariés, et des horaires décalés et variables. Près d’un tiers des travailleurs travaillent habituellement ou occasionnellement le dimanche, contre un sur cinq il y a vingt ans. La part des horaires à la carte a aussi quasiment doublé et dépasse les 10 %. L’unité du lieu de travail est également remise en question avec l’essor du télétravail, qui concerne près de 17 % des actifs. La flexibilisation progresse aussi de façon fulgurante au sein des CDD : les contrats temporaires les plus courts explosent. Les flux d’emplois de moins de trois mois en CDD ou intérim représentent neuf embauches sur dix. L’explosion est encore plus forte pour les contrats de moins d’un mois. L’emploi indépendant s’individualise également de plus en plus : c’est en son sein, l’emploi indépendant sans aucun salarié qui progresse avec notamment 1 million d’auto-entrepreneurs. Mais le phénomène le plus marquant de ces dernières années est l’individualisation de l’activité elle-même, avec l’explosion de la pluriactivité – avoir plusieurs emplois salariés, ou un emploi, salarié et un autre indépendant. Elle concerne aujourd’hui plus de 2,3 millions d’actifs contre 1 million il y a dix ans. Un tiers des auto-entrepreneurs le sont en complément d’un emploi salarié. (…) Enfin, l’essor des nouvelles technologies donne un formidable élan à toutes les formes d’activité dans lesquelles le travail ne s’exerce pas dans l’entreprise qui embauche. Ce le cas des sites de « jobbing » entre particuliers, des plates-formes de services entre professionnels, des sites de free-lance, où un nombre important de personnes, rémunérées ou non, contribuent à la réalisation d’un projet divisé en microtâches. (…) Il n’y a pas l’ancienne économie d’un côté et la nouvelle économie de l’autre, les salariés et les « anciens indépendants » contre les « ubérisés » : la nouvelle économie est partout ».

On peut maintenant revenir à la « personne humaine au travail ».

Le morcellement infini du salariat lui donne la forme d’une affaire strictement individuelle. Ce n’est pas bien sûr comme classe, le Droit par nature ne connaît pas ces choses-là, ni même comme salariés ou comme travailleurs que le Code va parler de la situation commune des individus. Ils et elles sont au travail, c’est la première « évidence », ce sont des « personnes humaines », seconde évidence. Si l’on peut considérer la première évidence comme un effet de réel dans le Droit, la seconde est une monumentale abstraction qui comme situation commune répond à l’infini morcellement et le confirme. La situation commune est définie et confirmée en dehors d’elle-même, non pas à partir de ce qu’il peut y avoir de commun entre les travailleurs, mais, pour chaque travailleur, au-delà de sa propre individualité. La « personne humaine » scinde chaque travailleur à l’intérieur de lui-même, l’éloigne de lui-même et le sépare des autres. Ce ne sont pas les droits du travailleur que le Code va énoncer, ces droits là sont laissés à la discrétion et la « bonne foi » de l’employeur (art 10) et aux nécessités du « bon fonctionnement de l’entreprise » (passim), ce sont les droits de la « personne humaine … au travail ». Le travailleur n’a plus qu’à reconnaître que sa vie véritable, celle qui est source de droits n’est pas sa situation de travailleur, mais de « personne humaine ». En tant que travailleur, il n’a qu’une existence accidentelle. « La personne humaine au travail » est non seulement l’abstraction que dresse l’idéologie juridique sur le morcellement infini du salariat mais encore la consécration du dualisme dans lequel le travailleur existe pour le Code du travail, entre sa vie au travail et sa vie juridique. « Il faut adapter les règles en fonction des besoins des entreprises » dit vulgairement le chéfaillon Valls, « il faut défendre la personne humaine au travail » répond le distingué juriste. Le travailleur n’a plus qu’à se demander qui il est, c’était le but de la manœuvre. En tant que travailleur, il n’a aucun droit, en tant que personne humaine il a des droits généraux, mais cela ne concerne le travail que dans la mesure où c’est là qu’entre autre il existe. Si les droits sont accordés à la « personne humaine », ils pourront toujours être refusés au travailleur, ce que stipule explicitement la quasi-totalité des 61 articles. Là où il a des droits, il n’est plus travailleur, là où il est travailleur, il n’a pas de droits.

Au nom de la « personne humaine », Badinter a prononcé la peine de mort pour la classe ouvrière ; pour les ouvriers, elle a toujours existé dans les milliers d’accidents du travail annuels.

Problème

En définitive, ce n’est pas sur les formes secondes (dérivées) que sont la mondialisation où la domination du capital marchand, industriel ou financier sur l’ensemble de la valorisation que se joue une restructuration du mode de production capitaliste mais toujours sur l’exploitation, mais ce n’est pas toujours sur les mêmes moments ou déterminants de l’exploitation. Pour l’heure, la crise est une crise du rapport salarial et c’est sur les modalités de l’achat-vente de la force de travail qui impliquent, au niveau mondial, celle de sa mobilisation de sa segmentation et de sa reproduction que devrait se jouer la guerre de classes à venir dont nous vivons les escarmouches. A sa façon, le Droit fait la guerre.

R.S