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“Matérialisme historique et matérialisme dialectique” de Louis Althusser

Althusser

Lien publiée le 7 février 2016

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http://adlc.hypotheses.org/seminaires/seminaire-lectures-de-marx-a-lens-2015-2016-7e-annee/lundi-5-octobre-2015/presentation-des-cml-n11

Introduction au CML n°11: “Matérialisme historique et matérialisme dialectique” de Louis Althusser

(Yohann Douet)

Ce cahier est constitué exclusivement d’un texte d’Althusser,Matérialisme historique et matérialisme dialectique. Ce cahier a été publié en avril 1966.

Il commence par la remarque suivante : « le camarade Althusser nous a autorisés à reproduire ici ces extraits d’un ouvrage à paraître prochainement ». Selon les informations de l’IMEC, l’ouvrage en projet s’intitulait « Théorie marxiste et parti communiste » (« Union théorie/pratique »), et s’inscrivait dans un ensemble de plusieurs ouvrages sur les principes du marxisme, inégalement achevés, rédigés en 1966-67. Mais l’ouvrage de ne paraîtra pas.

En analysant le contenu du texte, on comprendra peut-être pourquoi l’ouvrage n’est pas paru : ce texte est un texte de transition, entre le premier Althusser (Pour Marx et Lire Le Capital)et l’Althusser de la fin des 60’s (avec en particulier Lénine et la philosophie).

Mais avant cela, il faut se pencher sur le contexte, et se demander pourquoi les CML ont décidé de publier un texte d’Althusser à ce moment ?

I) Contexte historique

Pourquoi publier un texte qui parle du statut marxiste de la philosophie, donc un texte très théorique, au moment même où le cercle d’Ulm de l’UEC et les Cahiers marxistes-léninistes se radicalisent politiquement, et entrent en conflit avec la direction du PCF ?

  • en premier lieu on peut dire que c’est quelque chose d’assez compréhensible pour le mouvement maoïste français, qui est à la fois très radical et très théorique
  • mais en outre à ce moment là Althusser est en conflit lui aussi avec la direction du PCF (suite au congrès d’Argenteuil). Donc publier un texte d’Althusser c’est le soutenir, et en même temps lancer un défi à la direction, avec le soutien en retour du Maître

En quoi consiste ce conflit avec la direction ? Suivons ce qu’en dit François Chateigner (« D’Althusser à Mao. Les Cahiers marxistes-léninites »)

La controverse centrale dans laquelle est prise Althusser est celle du « débat sur l’humanisme » : polémique qui s’est déroulée en 1965 dans les pages de la Nouvelle critique entre Althusser et Jorge Semprun, et derrière lui le philosophe officiel du parti, grand prêtre de l’humanisme marxiste, Roger Garaudy.

[Frédérique Matonti dit qu’Althusser est dans la position du philosophe marxiste léniniste qui veut être un « roi-philosophe », éclairant le Parti de ses lumières ; il s’oppose à Garaudy, le philosophe de parti, le gardien du temple]

Suite à cette controverse, a lieu du 11 au 13 mars 1966, le congrès du CC à Argenteuil pour que le parti tranche le débat entre les deux philosophes.

Et à Argenteuil, les thèses d’Althusser sur la coupure épistémologique entre le jeune Marx et le Marx de la maturité, et sur l’anti-humanisme de ce dernier sont plutôt désavoués.

Le principal reproche fait à Althusser est de réserver l’élaboration de la théorie inspirant la pratique du Parti à un corps de spécialistes, et non à l’intellectuel collectif de l’ensemble des camarades (c’est-à-dire, en pratique, à la hiérarchie du Parti et à ses intellectuels officiels, le premier d’entre eux étant Garaudy).

En un mot, on lui reproche sa position de « philosophe-roi ».

Par conséquent, l’espoir althussérien de régénération politique du Parti par l’activité théorique est détruit. Son anti-révisionnisme théorique, sa néo-orthodoxie comme on l’a appelée, ne pourra pas changer la ligne du parti.

C’est aussi un tournant pour les élèves d’Althusser : il coupe court à leur espoir de mettre un jour la main sur l’UEC, et de là, d’influencer le Parti dans une direction anti-« révisionniste » et pro-chinoise.

Le Cercle d’Ulm diffuse aussitôt un communiqué très critique du congrès d’Argenteuil : « Faut-il réviser la théorie marxiste-léniniste ? », et cela conduit à leur exclusion au IXème congrès de l’UEC, en avril, où le cercle d’Ulm n’espère rien d’autre que de faire une tribune pour son orientation pro-chinoise : il est, de fait, exclu en avril 1966.

On comprend que dans ce contexte le texte d’Altusser, ouvertement signé, soit un défi à l’encontre du Parti.

On voit aussi comment le contenu du texte s’inscrit dans ce contexte : Althusser y affirme que Marx a fondé d’un même coup, par sa coupure épistémologique, deux disciplines marxistes : une science de l’histoire (matérialisme historique) et une philosophie scientifique adjointe à celle-ci (le matérialisme dialectique).

Dans le contexte cela signifie que la philosophie est une discipline autonome, rigoureuse, et qu’elle n’a donc pas à se soumettre aux directives du parti, surtout si celles-ci ont pour conséquences de « réviser » le noyau théorique du marxisme.

II) Contenu du texte

Althusser reprend donc une distinction entre science marxiste (le matérialisme historique) et philosophie marxiste (matérialisme dialectique) qui remonte à Pour Marx (dans l’introduction, « Aujourd’hui », et dans « Sur la dialectique matérialiste »).

Il y a donc d’un côté la science de l’histoire, théorie de l’histoire, et de l’autre la théorie de la théorie, ou science de la science

La science de l’histoire, qui est la science humaine fondamentale, étudie l’histoire à partir du concept scientifique de « mode de production ». Plutôt que de parler de société ou d’époque de manière vague et idéologique, on doit analyser toute situation historique à partir des différents modes de production qui se combinent en elle. Et on étudiera de manière abstraite chaque mode de production pour voir comment se combinent en lui les différentes instances : on essaiera par exemple de voir quelle est la place de l’économie, de la politique ou de l’idéologie dans le cadre d’un mode de production esclavagiste, féodal, capitaliste, socialiste,…

Tout cela reprend en réalité les thèses de Lire le Capital, énoncées par Althusser et Balibar en particulier.

Dans le Capital Marx n’a pas donné une théorie complète de cette science (de l’histoire). Il en a juste donné les concepts fondamentaux, dont celui de mode de production, mais en vérité il n’a étudié précisément qu’un mode de production spécifique, le mode de production capitaliste, et encore il n’en a étudié précisément qu’une instance, qu’un niveau : l’économique.

Marx n’a pas détaillé précisément la place et la nature des autres instances (politique, idéologie,…), sur lesquelles on ne trouve donc que des indications.

Mais il nous a donné à la fois les concepts fondamentaux, le cadre théorique, et un exemple sur une région précise (l’économique), d’un mode de production donné (le capitaliste).

En tant que tel on peut dire qu’il a fondé la science de l’histoire, qu’il a « découvert le continent histoire », de même que les grecs avaient découvert le continent mathématiques, ou Galilée le continent physique.

A côté de cette science, Marx aurait fondé une autre discipline, la philosophie marxiste. Elle aussi est scientifique, c’est-à-dire en rupture épistémologique avec les philosophies qui la précèdent, de même que la théorie marxiste, scientifique, de l’histoire est en rupture avec les théorie idéologiques de l’histoire (philosophie de l’Histoire notamment).

Mais là Marx nous a donné explicitement un nombre encore moins grand d’éléments : il nous faut presque tout développer à partir d’indications pratiques.

Et à vrai dire Althusser ne dit pas beaucoup plus de choses, à part énoncer deux principes, ou plus exactement définir les deux termes de matérialisme et de dialectique :

  • matérialiste : importance de la distinction de l’être et de sa connaissance, et du primat de l’être sur la pensée, ou du réel sur sa connaissance
  • dialectique : la philosophie marxiste doit prendre en compte le fait que la connaissance est un processus de production, et donc qu’elle a une histoire. Des concepts propres à cette conception seront donc ceux de coupure épistémologique, ou encore de pratique théorique,…

C’est pour cela que c’est Marx, fondateur de la science de l’homme, qui a aussi fondé la philosophie scientifique : parce qu’ayant découvert l’histoire, il devait bouleverser la philosophie, et ne plus considérer la connaissance indépendamment de l’histoire, de son processus de production.

Tout cela vise deux adversaires théoriques principaux, qui tous deux ignorent tant l’importance de la théorie que la distinction entre science et philosophie.

Ce sont l’historicisme et l’empirisme :

– l’historicisme consiste à croire que le marxisme n’est que la connaissance du présent, la conscience du présent (en disant par exemple que Marx ne nous donne dans le Capital que la connaissance du capitalisme, alors qu’il fonde une science).

Car cela implique la série d’identités suivantes : science = connaissance du présent = conscience de soi du présent = philosophie (au sens hégélien).

C’est pour cela que l’historicisme nie la distinction science /philosophie. En vérité il nie le caractère scientifique du marxisme, en croyant qu’il n’est que l’expression ou la conscience de soi d’une époque, puisque cela veut dire qu’il ne serait pas vrai à une autre époque.

– l’empirisme consiste à croire que l’on peut connaître la réalité directement, par simple observation et généralisation, alors que pour Althusser on a besoin d’un fort cadre théorique.

C’est l’idéologie spontanée des savants, mais elle peut conduire à des crises (comme la crise des sciences physiques, avec Mach au début du XXème siècle).

C’est là que l’on comprend l’importance d’une discipline philosophique scientifique, comme le matérialisme dialectique : pour que la science ait une bonne conception de ce qu’elle est en train de faire, et ne sombre pas dans la crise à cause d’une conception idéologique de sa propre pratique

III) Position du texte dans l’oeuvre d’Althusser

C’est sur ce dernier point particulièrement, qui correspond à la fin du texte, qu’on voit que ce texte est un texte de transition. Pour l’instant Althusser semblait en pure continuité avec ce qu’il disait dans Pour Marx et Lire le Capital. Mais avec ce point on voit que s’annoncent des thèses ultérieures.

En effet, ici Althusser nous dit certes que la philosophie est une discipline rigoureuse, presque scientifique, et s’apparente à une science des science. Mais en même temps il affirme que l’intérêt de cette philosophie est de lutter contre des conceptions idéologiques de la science.

Il commence à voir la philosophie comme lutte, et cite en particulier Lénine qui affirme qu’il faut « prendre parti », en un sens politique, en philosophie. Est donc en germe la thèse de Lénine et la philosophie : conférencee prononcée en 1968 et publiée en 1969. Dans ce texte il soutiendra que la philosophie est un « champ de bataille », entre deux tendances principales : idéalisme et matérialisme. Donc la philosophie est un type de discours qui fait le lien entre la politique et la science. Plus tard, il ira encore plus loin : la philosophie sera définie comme « lutte de classes dans la théorie » (Réponse à John Lewis).

Donc certes elle restera définie par son rapport à la science (rigueur, cohérence, critique…), mais cela sera finalement secondaire. C’est par son rapport à la politique, à la lutte des classes, qu’Althusser définira en premier lieu la philosophie.