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Entretien avec Jean-Pierre de retour de Kobanê

Lien publiée le 29 mars 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://lephenixkurde.tumblr.com/post/141861794242/jean-pierre-de-retour-de-koban%C3%AA-le-rojava-cest

Jean Pierre Decorps n’a rien d’un Kurde… sauf peut-être dans le coeur. Grand, solide comme un boeuf avec un regard d’enfant, il a commencé à s’intéresser aux Kurdes du Rojava en 2013, quand la guerre civile a débuté. A l’époque, il visionnait surtout des vidéos sur Liveleak, mais il n’avait jamais entendu parler du confédéralisme démocratique. Pourtant, le confédéralisme démocratique, ça fait 40 ans que cet informaticien grisonnant de 55 ans y pensait sans le savoir. Comme monsieur Jourdan qui faisait de la prose sans le savoir, il rêvait d’un monde gouverné par l’éthique, où chacun aurait voix au chapitre. Et puis un jour, avec un copain proche du NPA… 

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Jean-Pierre et son chauffeur dans les montagnes kurdes. 

Alors, dites-nous, quel a été le déclic qui a poussé l’internaute curieux que vous êtes à aller plus loin en vous rendant au Rojava, une région où se déroule la guerre effroyable que l’on sait contre Daesh ?
Avant que je m’intéresse au Rojava, mon seul rapport avec les Kurdes consistait à diner régulièrement (depuis une dizaine d'années déjà) au restaurant Kurde se trouvant à proximité de mon domicile, à Paris. En fait, j'ai commencé à collecter de la documentation sur le Rojava dès avril 2014 et de façon systématique dès le début de la seconde bataille de Kobanê. Ce n'est que vers mi 2015 que j'ai commencé à m'intéresser à la doctrine du confédéralisme démocratique, en lisant les écrits d'Occalan et de Bouchkin.
C'est aussi à ce moment là que j'ai voulu aller au Rojava, pour voir ce que personne ne montrait dans les médias, à savoir, comment les gens vivaient cette “révolution”.

Vous avez créé un blog qui s’appelle Biji Rojava. Quand et pourquoi?
Je l'ai créé à mon retour du Rojava, mi-janvier 2016, pour publier des documents photos et vidéos ainsi que mes impressions. Ce n'était pas mon premier blog sur le Rojava. J'en avais un autre sur les stratégies des YPG par rapport à la géographie: geokurd.

Qu'est-ce qui vous a décidé à vous rendre sur place?
D'abord, ce n'est pas un coup de tête, c'est une préparation de 5 mois, des discussions avec mon pote, avec Khaled Issa etc…

Khaled Issa, le représentant du PYD en France (Parti de l’Union démocratique, qui porte les valeurs du confédéralisme démocratique au Rojava). Dans quelles circonstances vous êtes-vous rencontrés? Et quelle impression vous a-t-il faite?
Je l'ai rencontré vraiment lors de la manif, suite au massacre de Daesh quand ils sont rentrés dans Kobanê avec la complicité des Turcs. Mais il m’avait déjà repéré lors de laconférence de BHĹ, à Paris, avec les peshmergas. Sur le moment, j’ai été impressionné par son calme très diplomatique et, plus tard, par son érudition.

Quel a été votre parcours à partir de Paris. Le passage entre Bashur et Rojava a-t-il été facile? 
Mon pote et moi, nous avons pris un vol Paris-Istanbul et, de là, nous devions prendre un avion vers Erbil en Irak. La compagnie aérienne ayant annulé le vol et étant incapable de nous dire quand il y en aurait un disponible, nous avons dû acheter des billets pour Suleymaniya. Et voila donc mes 2 premiers conseils aux gens qui voudraient aller au Kurdistan:
- Prenez toujours une compagnie aérienne ‘connue’, réputée.
- Prévoyez de l'argent pour pouvoir gérer les imprévus.
Sur l’arrivée à Suleymania en Irak, à part un contrôle du passeport et des bagages, rien de spécial à faire, pas besoin de visa … a priori, mais l'histoire n'est pas finie. Là nous avons appelé notre contact qui nous a dit de nous rendre à un hôtel précis pour attendre les consignes… et le lendemain matin à 5heures, un chauffeur venait nous chercher pour passer la frontière à Simalka. Nous sommes passés par les montagnes kurdes mais je tairais l'itinéraire.
Fait notable, c'est à partir de ce moment que nous avons pris réellement conscience que nous étions dans un pays en guerre: les check-points omniprésents sur notre route étant là pour nous le rappeler. 
Vers midi, nous nous retrouvons à Simalka, et subissons deux controles d'identité et vérification de nos “fausses” cartes de presse… internet! Il faut dire aussi qu'environ une heure avant, Saleh Muslim avait passé la frontière et avait averti de la venue de deux journalistes qui le suivaient dans ses déplacements (autrement dit, nous….). Et donc voilà le troisième conseil: il est quasi impossible de franchir la frontière iraquo-syrienne du jour au lendemain sans avoir de carte de presse. Nous avons ainsi rencontré à Kobanê un groupe d'humanitaire qui avait dû patienter 4 semaines alors que leur mission était de 5 semaines!
Nous franchissons donc le Tigre à Simalka dans une barge. De l'autre coté de la rive, des passagers attendent pour se rendre en Irak. Les YPG nous enmènent au poste frontière. Puis, après avoir compris que nous étions journalistes et avoir bu notre premier thé, nous embarquent directement vers Amuda.
Au retour par contre, nous avons eu un problème de taille. Je m'explique. Lorsque nous sommes arrivés en Irak, le 16 décembre 2015, je l'ai dit, pas de visa obligatoire… à condition que vous n'y restiez que deux semaines. Hors, lorsque nous sommes entrés en Syrie, rien n'a été indiqué sur notre passeport. En fait, pour les autorités nous étions toujours en Irak. Un mois plus tard lorsque nous avons voulu embarquer dans l'avion Erbil-Istambul, les gardes frontières ne nous ont pas laissés partir; nous étions considérés comme résidants illégaux! L'avion est donc parti sans nous et, le lendemain, nous avons dû acheter une carte de résidant et racheter des billets d'avion.
Pour l'anecdote, j'ai acheté les billets sur internet par un site francais pour pouvoir payer avec ma carte bancaire. Je les ai payés deux fois moins chers que sur place! Heureusement qu'une compagnie aérienne a bien voulu me laisser me connecter sur leur wifi privé….

Sur place, dans quelles villes vous êtes-vous rendu?
Je résidais principalement à Amuda, et, de là, je me suis rendu plusieurs fois à Qamishlo pour visiter différentes personnalités du PYD. J'ai été à Mabrouka, Tel Tamer, Tel Nesri, Kobanê bien sûr (en passant par Tel Abyad/Giré Sipi), Séré Kaniyé… Au retour nous avons passé une nuit à Derik.

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Jean-Pierre et un asayish chargé de la sécurité dans une des villes où il se trouvait. 

Vous attendiez-vous à ce que vous alliez trouver?
Non, définitivement non! D'abord, il est impossible d'imaginer ce que peut être un pays en guerre tant qu'on ne l'a pas vécu. Impossible d'imaginer la somme de souffrance, de courage, d'espoir…
Ayant l'intention d'aller vivre un jour au Rojava, ce voyage avait deux objectifs :
- Comprendre l'organisation sociale et politique.
- Evaluer les besoins en santé publique, car c’est mon métier. Je fais de la recherche & développement dans le domaine de la santé publique.
J'ai vu de mes yeux fonctionner ce fameux confédéralisme démocratique et le communalisme (j'ai pas dit communisme!). Nous nous attendions pas à voir un tel niveau de décentralisation, voire de dilution du pouvoir. Ils le disent là-bas, le Rojava est une expérience avant tout. Une expérience humaine, sociale et politique.

Qu'est-ce qui vous a agréablement surpris? Qu'est-ce qui vous a désagréablement surpris?
Là-bas, j'ai vu une société solidaire, pauvre certes, mais je n'ai pas vu de mendicité, alors que j'en ai vu à Erbil. J'ai aussi vu une empathie et une bienveillance à notre égard, partout où on est passé l'accueil était chaleureux, toujours… sauf à Giré Spi.
Rien ne m'a désagréablement surpris vu les circonstances. Peut-être le niveau de désorganisation et d'improvisation (mis à part des combattants).

Pourquoi vous être intéressé au système de santé?
Comme je l’ai dit plus haut, c'est mon métier. D'autre part, je m'intéresse particulièrement à l'après-guerre, car construire est beaucoup plus difficile
que détruire.

De quoi ont d’abord besoin les Kurdes là-bas?
De médicaments et de matériel médical!

Finalement, dans ce voyage, qu’est-ce qui vous a le plus marqué, ou qui?
Qui. J’ai envie de parler de deux personnes. D’abord, Nasrin Abdullah, qui commande les combattantes du YPJ. Avec mon pote, on était à Amuda, et des gens du centre des médias sont venus nous chercher sans nous dire où on allait ni qui on allait voir. Ce n’est qu’une fois dans son bureau, à Qamishlo, qu’on a su. C’est une nana hyper charismatique. Elle est incroyable quoi! En France, j’avais acheté deux paires de jumelles. Je lui ai dit, j’ai un cadeau pour vous. Elle n’a pas ouvert le paquet. Elle l’a posé sur la table, devant elle, et m’a dit: “Non, non. C’est moi qui ai un cadeau pour vous.” Elle nous a offert deux foulards. On était venu pour une interview d’une demi heure. Mais on est resté 2h30 à discuter. Après, je sais qu’elle a appelé Khaled Issa pour lui dire qu’elle était super contente d’avoir rencontré des gens qui lui posaient des questions que personne d’autre avait osé lui parler, comme sur le culte des martyrs qui rapproche les combattants kurdes de la mort et pas de la vie, comme Daesh. Après un long temps de silence, elle nous a raconté que, pendant la bataille de Kobanê, elle était à côté d’une copine qui a reçu une balle dans la tête. Avec son foulard de YPJ, elle a essayé de retenir la cervelle de son amie qui, finalement, est morte dans ses bras. Depuis ce jour-là, elle ne porte plus le foulard des YPJ autour de sa tête. Elle m’a expliqué que, pour eux, tant qu’un martyr est dans la mémoire des gens, il est vivant. Il fait toujours partie du collectif. Alors que le jihadiste de Daesh, il est martyr pour sa pomme, pour retrouver les 72 vierges qui lui sont promises.
A la fin de l’interview, Nasrin Abdullah a fait rentrer d’autres YPJ. Elle nous a pris nos appareils photos car elle était photographe avant la guerre. Et elle n’a pas arrêté de mitrailler. C’est là qu’elle nous a coiffé elle-même avec le foulard qu’elle nous avait offert. Et on est parti.

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Photo prise par Nasrin Abdullah, à la sortie de son bureau. Jean-Pierre et son copain posent très fiers de porter le foulard qu’elle a noué elle-même sur leur tête.

Vous avez revu Nasrin Abdullah après ça?
Oui, deux fois. La première fois, c’était deux semaines plus tard, dans la villa du PYD, à Amuda. Elle venait pour répondre à une interview de la télévision du Rojava. On a discuté le temps que le technicien installe son matériel à l’étage. En fait non, j’ai commencé à lui montrer des photos que j’avais prises peu avant. Une photo d’une vieille femme kurde a attiré son attention. Elle m’a dit: je la veux. Finalement, je lui ai offerte mi-février, à Paris. Je savais qu’elle venait au Centre kurde de Paris. J’ai fait faire deux agrandissement 50x50, un pour le Centre kurde et un pour elle. Quand elle m’a vue dans un coin, elle a écarté ses gardes du corps et elle est venue vers moi. J’avais la photo roulée dans un tube. Elle n’a pas eu besoin de l’ouvrir. Elle savait ce que c’était. 

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C’est un agrandissement de cette photo que Jean-Pierre a offert à Nasrin Abdullah.

Au Rojava, je voulais voir si la doctrine ne passait pas avant l’humain. Elle, elle est tout sauf doctrinaire. Elle est d’une humanité incroyable.

Et donc, quelle est la deuxième personne qui vous a marqué?
C’est une jeune combattante du YPJ, une gamine. Elle n’avait pas 18 ans. C’était un ange. Cet après-midi là, les gens du centre des médias m’ont amené visiter l’hôpital de Qamishlo, puis la Maison des blessés, où ils font leur rééducation. Dans un premier temps, ça m’a permis de voir qu’il y avait plus de médicaments dans ma cuisine que dans leur pharmacie. A la Maison des blessés, je suis entré dans une espèce de rotonde et ils ont fait venir deux douzaines de blessés. Via ma traductrice, j’ai voulu demander à chacun où ils avaient été blessés. Et puis est arrivé le tour de cette gamine. Je l’avais remarquée car elle rigolait tout le temps avec les autres et aussi parce qu’elle avait un bras arraché. Elle me regarde bien droit dans les yeux et me dit: “J’ai perdu un bras, mais ce bras, je l’ai perdu pour mes camarades. Je l’ai perdu pour le Rojava. Et je l’ai perdu pour vous aussi.” Et là, tu peux rien dire. J’en ai encore la gorge serrée. 

Comptez-vous retourner là-bas? Pourquoi?
Oui, si je peux, pour installer un système d'information (serveurs, programmes etc…). Sinon, comme dit plus haut, je pense aller vivre définitivement là-bas, pour enseigner si possible ou entreprendre.

Sur votre compte Twitter, vous avez fait le pari que Daesh ne serait plus un problème en Syrie d'ici fin juin 2016. Qu'est-ce qui vous fait dire ça?
Alors que je dinais avec la ministre des Affaires étrangères du Jazirê, début janvier 2016, j'ai effectivement fait le pari que Daesh n'en avait plus que pour 6 mois avant de s'effondrer. Ce qui me faisait dire cela? Deux événements essentiels:
- La chute de Al Hawl et le ralliement de tribus arabes locales, préfigurant la chute de Shadadi et la coupure de la route Raqqa /Mossoul.
- Le franchissement de l'Euphrate avec la prise du barrage de Tashrin.
À ce stade, Daesh subissait 1 an de défaites consécutives face aux Kurdes. Ils avaient perdu leurs meilleurs combattants, et leur moral était et est toujours au plus bas. On peut aussi rajouter d'autres facteurs comme la perte de 'commandants’ et de figures importantes parmi l'encadrement, mais aussi la montée en puissance des YPG/YPJ en armement et en compétence.
J'ai cependant la crainte, une fois le cas Daesh réglé, que ce soit le régime d'Assad qui devienne le problème…