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Eric J. Hobsbawm, Les briseurs de machines, 1952

Lien publiée le 3 avril 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2016/03/30/hobsbawm-briseurs-machines/

En février 1952 paraît le premier numéro de la revue Past & Present, à la naissance de laquelle Eric Hobsbawm a activement contribué. On peut y lire cet article, devenu un grand classique, qui a ouvert la voie à toute une série d’études, dont le fameux livre d’Edward P. Thompson sur La formation de la classe ouvrière anglaise (1962). Ainsi est née une historiographie du Luddisme et du monde du travail à l’articulation des XVIIIe et XIXe siècles, assez représentative de ce qu’a été l’histoire sociale britannique dans la seconde moitié du XXe siècle.

Il est peut-être temps de reconsidérer le problème des bris de machines au début de l’histoire industrielle de l’Angleterre et d’autres pays. Les idées fausses sur ce type de lutte ouvrière précoce sont encore fortement ancrées, même chez les historiens spécialistes de la question. Ainsi, l’excellent ouvrage de J. H. Plumb sur l’Angleterre du XVIIIe siècle, publié en 1950, décrit le Luddisme comme « une jacquerie industrielle, inutile et frénétique », et T. S. Ashton, une autorité éminente, qui s’est signalé par son importante contribution à notre connaissance de la révolution industrielle, passe sur les émeutes endémiques du XVIIIe siècle, en suggérant qu’il ne s’agissait là que d’un débordement d’excitation et d’esprits échauffés 1. Ces idées fausses sont dues, je pense, à la persistance de vues sur l’introduction des machines, élaborées au début du XIXe siècle, et de vues sur le travail et sur l’histoire du syndicalisme formulées à la fin du XIXesiècle, au premier chef par les Webb et leurs successeurs fabiens.

Peut-être conviendrait-il de distinguer, en la matière, les vues et les préjugés. Dans l’essentiel du débat sur les bris de machines, on peut encore repérer les préjugés de ceux qui, issus des classes moyennes du XIXe siècle, faisaient l’apologie de l’économie et s’imaginaient qu’il fallait apprendre aux travailleurs à ne pas se lancer la tête la première contre les vérités économiques, aussi déplaisantes soient-elles ; on peut aussi identifier les préjugés des Fabiens et des Libéraux, qui supposaient que l’utilisation de méthodes fortes dans l’action ouvrière est moins efficace que la négociation pacifique ; on peut enfin reconnaître les préjugés des premiers comme des seconds, qui pensaient que le premier mouvement ouvrier ne savait pas ce qu’il faisait, mais ne faisait que réagir, à tâtons et en aveugle, à la pression de la misère, comme les animaux de laboratoires réagissent au courant électrique. Sur cette question, les vues conscientes de la plupart des spécialistes peuvent se résumer ainsi : le triomphe de la mécanisation était inévitable. Autrement dit : on peut comprendre et avoir de la sympathie pour le long combat d’arrière-garde qu’une minorité de travailleurs privilégiés mena à l’encontre du nouveau système, mais on doit reconnaître son inutilité et le caractère inéluctable de sa défaite.

D’un côté, les préjugés en question sont tout à fait discutables, alors qu’à l’évidence, d’un autre côté, il y a dans les vues conscientes une bonne part de vérité. Cependant, les uns comme les autres occultent une bonne part d’histoire.

Ainsi, ils rendent impossible toute véritable étude des méthodes de la lutte ouvrière pendant la période préindustrielle. Une telle étude est cependant indispensable. Un rapide coup d’œil sur le mouvement ouvrier du XVIIIe siècle et du début du XIXe montre à quel point il est dangereux de projeter trop loin dans le passé l’image – si familière depuis 1815-1848 – de la révolte et de la retraite désespérées. Dans leurs limites – et ces limites étaient très étroites, autant intellectuellement que du point de vue de l’organisation – les mouvements ouvriers qui ont coïncidé avec la longue explosion économique qui s’acheva avec les guerres napoléoniennes, n’étaient ni négligeables ni complètement dénués de succès.

L’essentiel du succès a été masqué par les défaites qui suivirent : la forte organisation de l’industrie de la laine de l’Ouest de l’Angleterre s’écroula complètement, pour ne se relever qu’avec l’essor, au cours de la Première Guerre mondiale, des confédérations syndicales ; les associations d’artisans que constituèrent les travailleurs de la laine belges, si elles étaient assez fortes dans les années 1760 pour obtenir des accords collectifs virtuels, se désagrégèrent après 1790, et en pratique, le syndicalisme était éteint jusqu’au début des années 1900 2.

Il n’y a cependant aucune véritable excuse pour négliger la puissance de ces premiers mouvements, en particulier dans le cas britannique ; et il est impossible de les comprendre si l’on ne comprend pas en premier lieu que leur force reposait sur les bris de machines, les émeutes et la destruction de la propriété en général (ou, ce que nous appellerions aujourd’hui le sabotage et l’action directe).

Pour la plupart des non-spécialistes, les termes « bris de machines » et « Luddisme » sont interchangeables. Cela est très compréhensible, puisque les explosions de 1811-1813, et celles qui eurent lieu quelques années après Waterloo, ont plus attiré l’attention que les autres, et ont fait croire à l’époque que, du fait de leur ampleur, une mobilisation militaire plus importante était nécessaire pour les réprimer. F. O. Darvall a bien fait de nous rappeler que le chiffre de 12 000 hommes déployés contre les Luddites dépassait de loin la taille de l’armée que Wellington mena dans la péninsule ibérique en 1808 3.

Cependant, la focalisation sur les Luddites, aussi naturelle soit-elle, tend à embrouiller la discussion sur les bris de machine en général, qui commencèrent (si l’on peut dire que le mouvement ait eu un véritable commencement) à devenir un phénomène sérieux à un moment au cours du XVIIe siècle et se poursuivirent jusque vers 1830. En effet, la série des révoltes de travailleurs agricoles de 1830, que les Hammond baptisèrent « le dernier soulèvement des manouvriers », était pour l’essentiel une offensive majeure contre les machines agricoles, bien que les équipements manufacturiers aient représenté une part significative des destructions du moment 4. Pour commencer, le Luddisme, traité comme un phénomène unique dans un but administratif, englobait plusieurs types distincts de bris de machines qui se sont succédés sans qu’aucun lien ne les relie les uns aux autres. En second lieu, la défaite rapide des Luddites amena à la croyance répandue que le bris de machine n’eut jamais de succès.

Considérons d’abord le premier point. Il y a au moins deux types de bris de machine, bien distincts des destructions qui se produisaient en marge des émeutes ordinaires contre les prix élevés ou motivées par d’autres motifs de mécontentement – comme ce fut le cas pour quelques destructions dans le Lancashire en 1811 et dans le Wiltshire en 1826 5. Le premier type n’implique aucune hostilité particulière envers les machines en tant que telles, mais constitue, dans certaines conditions, un moyen normal de pression sur les employeurs et les donneurs d’ouvrage. Comme il a justement été observé, les Luddites du Nottinghamshire, Leicestershire et Derbyshire « utilisaient les attaques contre les machines, neuves ou anciennes, comme un moyen pour contraindre leurs employeurs à leur accorder des concessions sur les salaires et sur d’autres points » 6. Ce genre de destruction constituait un aspect traditionnel et établi des conflits industriels au cours de la période proto-industrielle et au premier âge de l’usine et de la mine. Ces destructions ne touchaient pas seulement les machines, mais aussi les matières premières, les produits finis, ou même la propriété privée des employeurs, selon le type de dommages auquel ces derniers étaient le plus sensible. Ainsi, au cours de trois mois d’agitation en 1802, les tondeurs du Wiltshire brûlèrent les meules de foin, les granges et les remises des drapiers impopulaires, coupèrent leurs arbres, détruisirent des quantités de draps, et attaquèrent et détruisirent également leurs moulins 7.

La prégnance de cette « négociation collective par l’émeute » est bien attestée. Ainsi – pour s’en tenir aux seuls métiers du textile dans l’Ouest de l’Angleterre – les drapiers se plaignirent au Parlement en 1718 et 1724 que les tisserands « menaçaient d’abattre leurs maisons et de brûler leur ouvrage à moins qu’ils n’acceptent leurs exigences » 8. Dans le Somerset, Wiltshire et Gloucestershire, ainsi que dans le Devon, les révoltes de 1726-1727 furent conduites par des tisserands qui « s’introduisaient par effraction dans les maisons (des maîtres et des jaunes), gâchaient la laine, et coupaient et détruisaient les pièces des métiers et les outils » 9. Ils finirent par obtenir une sorte de contrat collectif.

La grande émeute des travailleurs du textile à Melksham en 1738 commença lorsque des ouvriers « coupèrent toutes les chaînes des métiers appartenant à M. Coulhurst […] parce qu’il avait baissé les prix » 10 ; et trois ans plus tard, dans la même région, des employeurs inquiets écrivaient à Londres pour demander protection contre les exigences des hommes qui menaçaient de détruire la laine de ceux qui emploieraient des horsains 11. Et ainsi de suite, tout au long du siècle.

Encore une fois, quand les mineurs en arrivèrent à formuler des exigences à l’encontre des employeurs, ils utilisèrent la destruction comme moyen d’action. (La plupart des révoltes de mineurs étaient, bien sûr, encore dirigées contre les prix élevés des denrées et les profiteurs qui, pensait-on, en étaient responsables). Ainsi, dans les bassins miniers du Northumberland, l’incendie des chevalements à l’entrée des mines faisait partie des grandes révoltes des années 1740 grâce auxquelles les hommes obtinrent une augmentation de salaire substantielle 12. Encore une fois, on détruisit des machines et on mit le feu au charbon au cours des révoltes de 1765, grâce auxquelles les mineurs obtinrent la liberté de choisir leur employeur au terme de leur contrat annuel 13.

Dans la dernière partie du siècle, le Parlement légiféra, à intervalles réguliers, pour punir les incendies de puits 14. En 1831 encore, les grévistes de Bedlington (Durham) détruisirent les treuils de remontée (winding-gear15.

L’histoire de la destruction des métiers dans la bonneterie de l’East Midlands est trop bien connue pour qu’on ait besoin de la raconter à nouveau 16. Le bris de machine était l’arme principale des fameuses émeutes de 1778 (préfigurant le Luddisme) qui s’inscrivaient au premier chef dans un mouvement de défense des salaires.

Dans aucun de ces cas – et on pourrait en citer d’autres –, il n’était question d’une hostilité envers les machines en tant que telles. La destruction n’était qu’un moyen d’action syndical dans la période qui a précédé la révolution industrielle puis dans ses premières étapes. (Le fait que les syndicats existaient à peine à ce moment dans les métiers concernés ne retire pas grand-chose à l’argument. Pas plus que le fait qu’avec la révolution industrielle, le bris de machine prit un sens nouveau). Ce moyen d’action était plus efficace lorsqu’il s’agissait d’exercer une pression intermittente sur les maîtres que lorsqu’il fallait maintenir une pression constante : lorsque les salaires et les conditions changeaient de façon soudaine, comme c’était le cas pour les ouvriers du textile, ou quand les contrats annuels arrivaient à leur terme et devaient être renouvelés simultanément, comme c’était le cas pour les mineurs et les marins, plutôt que lorsque, par exemple, il fallait restreindre de façon constante l’entrée de nouveaux arrivants sur le marché. Cette méthode pouvait être utilisée par toutes sortes de gens, depuis les petits producteurs indépendants jusqu’aux ouvriers quasiment ou complètement salariés, en passant par toutes les formes intermédiaires caractéristiques de la proto-industrialisation. Cependant, le bris de machine, pour l’essentiel, avait à voir avec les conflits que suscitait la relation sociale typique que génère la production capitaliste, celle entre les entrepreneurs embaucheurs et les hommes qui dépendaient, directement ou indirectement, de la vente de leur force de travail, bien que cette relation n’existât encore que dans des formes primitives et se mêlât encore aux relations propres à la petite production indépendante. Il convient de noter que ce type d’émeute et de destruction semble plus fréquent dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, avec sa Révolution « bourgeoise » derrière elle, que dans la France du XVIIIe siècle 17. Les mouvements de nos tisserands et de nos mineurs étaient certainement très différents des actions, qui ne s’apparentaient que superficiellement au syndicalisme, menées par les associations de compagnons dans nombre de régions continentales moins avancées 18.

L’intérêt de ce mode d’action était évident, à la fois comme instrument de pression sur les employeurs et comme moyen d’assurer une solidarité vitale pour les travailleurs.

Le premier point apparaît de façon admirable dans une lettre du greffier de la ville de Nottingham en 1814 19. Les tricoteurs mécaniques, rapportait-il, étaient alors en grève contre l’entreprise de J. et George Ray. Dans la mesure où cette entreprise employait principalement des hommes qui possédaient leur propre métier, elle était vulnérable à une simple cessation de travail. La plupart des entreprises, cependant, louaient les métiers aux tricoteurs, et « établiss[aient], au travers de ces équipements, un contrôle total sur leurs ouvriers. Peut-être que le meilleur moyen de pression des ouvriers sur leurs patrons [était] encore leur ancienne manière de leur faire la guerre en détruisant les métiers ». Dans un système proto-industriel, dans lequel de petits groupes d’hommes, ou des hommes isolés, travaillent éparpillés dans des villages et des chaumières, il n’est pas facile, dans tous les cas, d’imaginer une autre méthode pour faire cesser la production à coup sûr. De plus, la destruction de propriété – ou la menace constante de cette destruction – à l’encontre d’employeurs locaux en comparaison assez modestes, s’avérait plutôt efficace. Quand, comme c’était le cas dans l’industrie textile, et la matière première et le produit fini étaient chers, la destruction de la laine ou des draps pouvait bien être préférable à celle des métiers 20. Mais dans les industries semi-rurales, même l’incendie des meules, des granges ou des maisons de l’employeur pouvait affecter sérieusement l’équilibre de ses pertes et profits.

Mais ce mode d’action avait un autre avantage. L’habitude de la solidarité, qui est le fondement d’un syndicalisme efficace, s’apprend lentement – même là où, comme dans les mines de charbon, elle semble s’imposer presque naturellement. Cette habitude prend encore plus longtemps à devenir une partie intégrante du code éthique de la classe ouvrière. Par exemple, le fait que des tricoteurs éparpillés dans l’East Midlands aient pu organiser des grèves efficaces contre les entreprises qui les employaient, suggère un degré élevé de « morale syndicale » ; en tout cas plus élevé que ce qu’on pourrait normalement attendre à cette étape de l’industrialisation. De plus, pour des hommes et des femmes mal payés et sans caisse de grève, le danger du lock-out est toujours fort. Le bris de machine était une des méthodes pour compenser ces faiblesses. Aussi longtemps que le treuil de remontée d’une mine de Northumbrie était cassé, ou que le haut-fourneau d’une aciérie galloise était hors service, il existait au moins une garantie temporaire que la production ne pourrait pas reprendre 21. Il ne s’agissait-là que d’un moyen parmi d’autres, et qui n’était pas applicable partout. Mais dans son ensemble, toutes ces pratiques que les administrateurs des XVIIIe et XIXe siècles appelaient « émeutes » menaient au même but. Tout le monde connaît ces groupes d’agitateurs ou de grévistes qui, partis d’une usine ou d’une localité, faisaient la tournée de la région, entraînant des villages, des ateliers et des usines par un mélange d’invitation et de pression (bien que les travailleurs ayant besoin d’être convaincus eussent été rares aux premières phases d’une lutte)22.

Même bien plus tard, les manifestations et les réunions de masse constituaient une part essentielle des conflits du travail – non seulement pour intimider les employeurs, mais aussi pour garder les hommes soudés et maintenir leur moral.

Les révoltes périodiques des marins du Nord-Est, à l’époque où étaient fixés les contrats d’embauche, en constituent un bon exemple 23 ; les grèves des dockers à l’époque contemporaine en sont un autre 24. Clairement, la méthode luddite était bien adaptée à cette étape de développement du conflit industriel. Le fait que les tisserands britanniques du XVIIIesiècle (ou les bûcherons américains du XXe siècle) constituaient un groupe d’hommes réputés pour leur promptitude à l’émeute, s’explique par de bonnes raisons pratiques.

Ce point aussi est confirmé par un leader syndical contemporain qui, enfant, vécut le passage de l’industrie lainière d’un système domestique à un système d’usine : « Il faut se rappeler, écrit Rinaldo Rigola, que dans ces temps pré-socialistes, la classe ouvrière était une foule, pas une armée. Les grèves éclairées, ordonnées, bureaucratiques étaient alors impossibles. [R. est un ultraconservateur parmi les leaders syndicaux – NdA] Les travailleurs ne pouvaient lutter que par les manifestations, les cris, les acclamations et les quolibets, l’intimidation et la violence. Le Luddisme et le sabotage, bien que pas élevés au niveau de doctrines, devaient néanmoins faire partie des méthodes de lutte » 25.

Tournons-nous maintenant vers le second type de destructions, que l’on considère généralement comme l’expression de l’hostilité de la classe ouvrière envers les machines nouvelles de la révolution industrielle, et en particulier celles qui permettaient des économies de main-d’œuvre. Bien entendu, on ne peut douter qu’un fort sentiment d’opposition aux nouvelles machines ait existé ; un sentiment bien fondé de l’avis même d’une autorité telle que le grand Ricardo 26.

Cependant, trois remarques s’imposent. Premièrement, cette hostilité n’était ni aussi générale, ni aussi originale qu’on l’a souvent supposé. Deuxièmement, hormis quelques exceptions locales ou sectorielles, la faiblesse de cette hostilité, en pratique, est assez surprenante. Enfin, cette hostilité n’était pas le fait des seuls travailleurs, mais était partagée par une large part de l’opinion publique, y compris de nombreux fabricants.

1. Le premier point devient clair dès lors que l’on considère le problème tel qu’il se présentait au travailleur lui-même. Le travailleur était concerné, non par le progrès technique dans ce qu’il a d’abstrait, mais par le double problème pratique du chômage à éviter et d’un niveau de vie à maintenir, niveau de vie qui tenait autant au salaire qu’à des facteurs non monétaires tels que la liberté et la dignité. Ainsi, le travailleur ne s’opposait pas à la machine en tant que telle, mais à tout ce qui pouvait menacer ces divers éléments – et en premier lieu à l’ensemble des changements des rapports de production qui le menaçaient. Que cette menace vienne de la machine ou d’ailleurs ne dépendait que des circonstances. Les tisserands de Spitalfields se révoltèrent en 1675 contre des machines qui permettaient « à un homme d’en faire autant […] que presque vingt hommes sans », en 1719 contre ceux qui portaient des calicots, en 1736 contre les immigrés qui travaillaient pour des salaires moindres, et dans les années 1760 ils brisèrent des métiers pour protester contre la baisse des tarifs : mais l’objectif stratégique de ces mouvements était le même 27. Vers 1800, les tisserands et les tondeurs de l’Ouest étaient simultanément en mouvement ; les premiers s’organisaient contre l’afflux de nouveaux travailleurs sur le marché du travail, les seconds contre les machines 28. Leur but était cependant le même : le contrôle du marché du travail. Inversement, là où le changement ne désavantageait pas absolument les travailleurs, on ne trouve pas d’hostilité particulière aux machines. Chez les imprimeurs, l’adoption de la presse mécanique après 1815 semble avoir causé peu de problèmes. C’est la révolution dans la composition qui, un peu plus tard et parce qu’elle portait en germes une dégradation générale pour les travailleurs, provoqua la lutte 29. Entre le début du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, la mécanisation et de nouveaux outils – par exemple, l’introduction du shot-firing – accrurent grandement la productivité du mineur.

Cependant, dans la mesure où le rôle du haveur était épargné, on n’assista à aucun mouvement d’envergure pour résister aux changements techniques, malgré l’ultra-conservatisme et la propension à l’émeute des mineurs de fond, qui étaient légendaires. Le freinage de la production que pratiquaient les travailleurs dans des entreprises privées est un problème complètement différent.

Il pouvait se produire, et se produisait en effet, dans des industries sans aucune mécanisation – par exemple dans le bâtiment ; et il ne dépendait pas de vastes mouvements, organisations ou crises.

Dans quelques cas en effet, la résistance à la machine était très consciemment une résistance à la machine aux mains du capitaliste. Les briseurs de machines du Lancashire, dans les années 1778-1780, faisaient une distinction claire entre les spinning jennies (fileuses mécaniques) de 24 broches ou moins, qu’ils épargnaient, et les plus grosses, celles qui ne pouvaient être utilisées qu’en usine, et qu’ils détruisaient 30. Bien évidemment, on pouvait s’attendre à ce genre d’attitude en Angleterre plus qu’ailleurs, c’est-à-dire dans un pays qui était bien plus habitué aux rapports de production qui préfiguraient le capitalisme industriel. De même, il ne faut pas sur-interpréter ces faits. Les hommes de 1760 étaient encore loin de comprendre la nature du système économique auquel ils allaient devoir faire face. Mais il est clair que leur lutte n’était pas dirigée contre le progrès technique en tant que tel.

De même, encore, il n’y a pas, en gros, de différence fondamentale entre l’attitude des travailleurs à l’égard des machines, considérées comme un problème isolé, que l’on se place aux premières ou aux dernières étapes de l’industrialisme. Il est vrai que, dans la plupart des industries, le but qui consistait à empêcher l’introduction de machines indésirables céda le pas, avec l’arrivée de la mécanisation totale, à d’autres visées. Le nouvel objectif était de « capturer » les machines pour les mettre aux mains de travailleurs qui bénéficiaient des conditions et des règles syndicales, tout en prenant toutes mesures utiles pour limiter le chômage technique. Cette stratégie semble avoir été adoptée çà et là après les années 1840 31, puis pendant la Grande Dépression, et de façon plus générale dans la seconde moitié des années 1890 32. Cependant, on trouve de nombreux exemples d’une opposition directe aux machines qui menacent de créer du chômage ou de détériorer les conditions de travail, même de nos jours 33. Dans le fonctionnement normal d’une économie libérale, les raisons qui ont poussé les travailleurs à se méfier des machines nouvelles dans les années 1810 restent convaincantes dans les années 1960.

2. L’analyse développée jusqu’ici peut aider à expliquer pourquoi la résistance aux machines était après tout si réduite. Ce fait n’est pas largement reconnu, puisque la mythologie de l’âge pionnier de l’industrialisme, qu’illustrent des hommes comme Baines et Samuel Smiles, a magnifié les émeutes qui ont effectivement eu lieu. Les hommes de Manchester aimaient à se penser non seulement en monuments de la sagesse des affaires et de l’économie, mais aussi – et la tâche était plus difficile – en héros. S’agissant du Lancashire, A.P. Wadsworth et J. de L. Mann ont ramené les émeutes du XVIIIe siècle à des proportions plus modestes 34. En fait, nous n’avons la trace que de quelques mouvements véritablement étendus, tel celui des manouvriers qui détruisirent probablement la plupart des batteuses des régions touchées 35, les opérations spéciales d’un petit groupe de tondeurs en Angleterre et ailleurs 36, et peut-être les émeutes contre les métiers mécaniques en 1826 37. Les destructions du Lancashire dans les années 1778-1780 et 1811 étaient confinées à des zones limitées et à un nombre restreint de moulins. (Les grands mouvements de l’East Midlands de 1811-1812 n’étaient dirigés, comme nous l’avons vu plus haut, contre aucune machine). Cela n’est pas simplement dû au fait que l’on pouvait considérer une certaine dose de mécanisation comme inoffensive. Comme il a été signalé 38, la plupart des machines étaient introduites dans des périodes de croissance, quand l’emploi s’améliorait et que l’opposition, dont la mobilisation n’était pas totale, pouvait être dissipée pour quelques temps. Lorsque revenait le temps des inquiétudes, le moment stratégique pour s’opposer aux nouvelles machines était passé. Les nouveaux travailleurs qui les faisaient fonctionner avaient déjà été recrutés et ceux qui faisaient auparavant le travail à la main se trouvaient maintenant à l’extérieur de la fabrique, à distance des machines, réduits à ne plus pouvoir infliger que des dégâts occasionnels. (À moins, bien entendu, qu’ils aient eu assez de chance pour opérer dans un marché spécialisé qui n’était pas affecté par la production mécanisée, comme c’était le cas pour les bottiers et les tailleurs des années 1870 et 1880). Une des raisons pour lesquelles les destructions commises par les tondeurs durèrent bien plus longtemps et furent plus sérieuses, est à chercher dans le fait que ces hommes très organisés et aux compétences très spécialisées ont conservé un grand contrôle sur le marché du travail, même après une première phase de mécanisation 39.

3. La mythologie des pionniers de l’industrialisme a aussi obscurci la sympathie pour les briseurs de machines qui dominait très largement dans la majeure partie de la population. Dans le Nottinghamshire, pas un seul Luddite n’a été dénoncé, alors que de nombreux petits maîtres devaient parfaitement savoir qui avait détruit leurs métiers 40. Dans le Wiltshire – où l’on savait que les hommes qui travaillaient à la finition des draps et les petits maîtres sympathisaient avec les tondeurs 41 –, on ne put découvrir les véritables terroristes de 1802 42. Les marchands et les manufacturiers de l’industrie de la laine de Rossendale eux-mêmes votèrent des résolutions contre les métiers mécaniques quelques années avant que les hommes ne les détruisent 43. Lors de la révolte des manouvriers de 1830, le clerc municipal de Hindon, dans le Wiltshire, rapporta que « là où les émeutes n’ont pas détruit les machines, les fermiers les ont fait mettre dehors dans le but de les exposer à la destruction » 44, et Lord Melbourne dut envoyer une circulaire rédigée en des termes très secs aux magistrats qui avaient « recommandé, dans de nombreux cas, de mettre un terme à l’emploi de machines utilisées pour piler le maïs et pour d’autres tâches » : « Les machines, avançait-il, sont tout aussi protégées par la loi que n’importe quel autre type de propriété » 45.

Tout cela n’est d’ailleurs pas surprenant. Les entrepreneurs proprement capitalistes ne représentaient qu’une petite minorité, même parmi ceux qui occupaient une position que l’on peut techniquement décrire comme celle de faiseurs de profit. Le petit commerçant ou le maître local ne voulait ni d’une économie de développement sans limites, d’accumulation et de révolution technique, ni de la course effrénée qui condamnait le plus faible à la banqueroute et à la stagnation au niveau du salarié. Même s’il aspirait sans aucun doute, à sa façon placide, à toujours plus de richesse et de confort, son idéal était le vieux rêve de tous les « petits » régulièrement formulé par le radicalisme niveleur, jeffersonien ou jacobin : celui d’une petite société faite de propriétaires modestes et de salariés à l’abri du besoin, sans grands écarts de richesse ou de pouvoir. Cet idéal n’était pas réalisable, et il l’était d’autant moins dans cette société, qui était celle qui se transformait le plus rapidement. Rappelons-nous cependant qu’au début du XIXe siècle, cet idéal séduisait la majorité de la population et, en dehors d’industries telles que celle du coton, la majorité de la classe des employeurs 46. Mais même l’entrepreneur véritablement capitaliste pouvait avoir des sentiments ambivalents à l’égard des machines. La croyance qu’il était nécessairement dans l’intérêt personnel de cet entrepreneur-là de soutenir le progrès technique est sans fondement, même avant que les leçons du capitalisme à la française, et plus tard à l’anglaise, n’aient été tirées. Sans même tenir compte de la possibilité de dégager plus de profit sans machine qu’avec (dans des marchés protégés, etc.), les machines ne se présentaient que rarement comme des solutions immédiatement payantes.

Il existe, dans l’histoire de tout instrument technique, un « seuil de rentabilité » qui n’est en général atteint que tardivement – plus le capital à consacrer aux machines est important, plus l’investissement se fait attendre. Ainsi s’explique peut-être l’échec commercial que rencontrèrent nombre d’inventeurs, qui dilapidèrent leur propre argent et celui d’autrui dans des projets encore imparfaits et sans avantage clair sur leur contrepartie non mécanisée 47. Bien entendu, l’économie de libre entreprise pouvait surmonter ces obstacles. Ce que l’on décrit comme le « grand boom séculaire » des années 1775-1875 a créé, ça et là, des situations qui donnèrent aux entrepreneurs de certains secteurs – par exemple, le coton – l’élan nécessaire pour franchir ce « seuil de rentabilité » 48. Le mécanisme même de l’accumulation du capital dans une société qui traversait une révolution donna cet élan à d’autres. Tant qu’il existait une compétition effective, les avancées techniques d’un secteur pionnier se diffusaient dans un champ très vaste. Cependant, nous ne devons pas oublier que les pionniers n’étaient qu’une minorité. La plupart des capitalistes concevaient les nouvelles machines non comme des armes offensives, utilisées pour gagner de plus gros profits, mais comme des armes défensives, pour se protéger de la faillite qui menaçait celui qui restait à la traîne. Nous ne sommes pas surpris de voir E. C. Tufnell accuser, en 1834, « nombre de maîtres de l’industrie cotonnière […] d’inciter, de façon honteuse, les travailleurs à se retourner contre les fabricants qui étaient les premiers à augmenter le nombre de broches sur leurs métiers » 49. Les petits producteurs et le commun des entrepreneurs étaient dans une position ambiguë, mais qu’ils ne pouvaient pas changer par leurs propres moyens. Ils pouvaient bien ne pas apprécier le besoin de machines nouvelles, soit parce qu’elles venaient rompre leur mode de vie, soit parce que, sur le moment, elles ne semblaient pas être un investissement profitable d’un point de vue comptable. Dans tous les cas, elles signifiaient pour eux le renforcement de la position du grand entrepreneur moderne, leur principal concurrent. Les révoltes de la classe ouvrière contre les machines offraient une chance à ces hommes, et souvent, ils la saisirent. On peut raisonnablement être d’accord avec cet historien des bris de machines en France, qui note que « l’étude détaillée d’un incident local révèle parfois que le mouvement luddite est moins une agitation d’ouvriers qu’un aspect de la compétition entre le commerçant ou le fabricant conservateur et le progressiste » 50.

Dans la mesure où l’entrepreneur innovateur avait la majeure partie de l’opinion publique contre lui, comment a-t-il fini par s’imposer ? Grâce à l’intervention de l’État. On a bien remarqué qu’en Angleterre, la Révolution des années 1640-1660 marque un tournant dans l’attitude de l’État vis-à-vis des machines.

Après 1660, l’hostilité traditionnelle à l’égard des machines qui retirent le pain de la bouche des honnêtes gens, cède la place au soutien, quel qu’en soit le coût social, à l’entreprise créatrice de profit 51. Il s’agit là d’un des faits qui nous permet de considérer la Révolution du XVIIe siècle comme le véritable point de départ politique du capitalisme britannique moderne. Tout au long de la période qui suivit, la machine de l’État central eut tendance à être sinon en avance sur l’opinion en ce qui concerne l’économie, tout au moins plus encline à prendre en compte les revendications de l’entrepreneur capitaliste – sauf, bien sûr, lorsque ces revendications entraient en conflit avec des intérêts personnels plus anciens et plus importants. Dans quelques comtés, les seigneurs ruraux, les Squire Westerns 52, pouvaient bien encore célébrer l’ombre d’une hiérarchie féodale disparue dans une société immobile : il n’y avait plus de trace significative de politique féodale des gouvernements Whigs, tout particulièrement après 1688. La sympathie de Londres s’avérerait d’une valeur inestimable pour les nouveaux industriels quand commença, dans le dernier tiers du siècle, leur ascension fulgurante. Sur les questions de politique agraire, commerciale ou financière, le Lancashire pouvait être en conflit avec Londres, mais pas lorsqu’il s’agissait de la suprématie de l’employeur créateur de profits. C’est le Parlement non encore réformé, dans sa période la plus farouchement conservatrice, qui introduisit un laisser-faire total dans les relations entre employeur et ouvrier. La théorie économique classique de la libre entreprise dominait alors les débats. Et Londres, de son côté, n’hésitait pas à taper sur les doigts de ses représentants locaux les plus vieux jeu et sentimentaux lorsque ceux-ci ne parvenaient pas « à maintenir et faire respecter les droits de propriété en tous genres, contre les violences et les agressions » 53.

Cependant, jusque vers la fin du XVIIIe siècle, le soutien de l’État à l’entrepreneur innovateur n’était pas inconditionnel. Tel qu’il fonctionnait entre 1660 et 1832, le système politique britannique ne soutenait les manufacturiers que dans la mesure où ils parvenaient à inscrire leur ascension dans l’ancien système des intérêts constitués – ceux des propriétaires s’adonnant au commerce, des marchands, des financiers, des nababs, etc. Ils devaient se contenter d’espérer obtenir, au mieux, une part du gâteau proportionnelle à leur poids ; et au début du XVIIIe siècle, les fabricants « modernes » ne constituaient encore que quelques rares groupes de provinciaux. D’où, de temps à autres, une certaine neutralité de l’État sur les questions de travail, en tout état de cause jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle 54. Les drapiers de l’Ouest se plaignaient amèrement du fait que les JPs (juges de paix) locaux faisaient preuve de partialité à leur égard 55. Le contraste est frappant entre l’attitude du gouvernement national dans les émeutes des tisserands des années 1726-1727 et celle du Home Office à partir des années 1790. À Londres, on regrettait que les drapiers locaux aient inutilement monté contre eux les hommes en arrêtant les manifestants ; on faisait peu de cas des dénonciations de ces manifestants comme séditieux ; et on suggéra que l’une et l’autre partie se réunissent paisiblement pour pouvoir ébaucher une pétition recevable, en sorte que le Parlement puisse agir 56. Une fois ce but atteint, le Parlement valida un accord collectif qui donnait aux hommes l’essentiel de ce qu’ils souhaitaient, en échange d’une « excuse pour les émeutes passées », pour la forme 57. Encore une fois, la fréquence des lois ad hoc au XVIIIe siècle tend à démontrer qu’elles n’étaient pas suivies d’efforts systématiques, cohérents et généraux pour les faire appliquer 58. Au fur et à mesure que le siècle s’écoulait, la voix du fabricant devint de plus en plus la voix du gouvernement sur ces questions, alors qu’auparavant les hommes pouvaient encore à l’occasion engager une lutte plus ou moins loyale contre une partie des maîtres.

Nous en arrivons maintenant à la dernière question qui est aussi la plus complexe : quelle était l’efficacité des bris de machines ? Il me semble juste d’avancer que la négociation collective par l’émeute était au moins aussi efficace que n’importe quel autre moyen d’imposer une pression syndicale, et probablement plus efficace que n’importe quel autre moyen disponible avant l’ère des syndicats nationaux, pour des groupes tels que les tisserands, les marins ou les mineurs. Il ne s’agit pas là d’une proposition très osée. Certains bénéficiaient de la protection naturelle que leur donnaient l’appartenance à un groupe numériquement réduit et la possession de compétences spécialisées, deux éléments qui pouvaient être préservés par des restrictions à l’entrée sur le marché et par des monopoles sur le recrutement des entreprises. Les autres étaient de toute manière naturellement contraints à une position défensive. Il convient donc de mesurer leur succès à l’aune de leur capacité à maintenir des conditions stables – par exemple, des salaires stables – contre le désir des maîtres, constant et bien connu, de les réduire au niveau de la famine 59. Ce maintien nécessitait une lutte sans relâche et efficace. On peut toujours avancer que la stabilité constatée sur le papier était minée par l’inflation lente du XVIIIe siècle, qui faussait constamment la balance au détriment des salariés 60 ; mais ce serait en demander beaucoup que d’attendre de ces actions du XVIIIe siècle qu’elles puissent y faire face.

On peut difficilement nier que, dans leurs limites, les tisserands en soie de Spitalfields ont tiré bénéfice de leurs émeutes 61. Les conflits des bateliers du port (keelmen), des marins et des mineurs du Nord-Est, dont il nous reste des traces écrites, se soldèrent, dans la plupart des cas, par une victoire ou un compromis acceptable. De plus, quelle que soit l’issue des affrontements individuels, l’émeute et le bris de machine constituaient une réserve précieuse toujours disponible pour les ouvriers. Le maître du XVIIIe siècle était toujours conscient qu’une demande intolérable produirait, non pas une perte temporaire de profit, mais la destruction de son capital en équipement. En 1829, un Comité de la Chambre des Lords demanda à l’exploitant d’une des plus grandes houillères si une réduction des salaires dans les mines du Tyne et du Wearside pouvait « être opérée sans menacer la tranquillité du district, ou sans risquer la destruction de toutes les mines, avec leurs machines, et le capital précieux qui y était investi ».

Il répondit par la négative 62. Inévitablement, l’employeur qui faisait face à de tels risques réfléchissait à deux fois avant de les provoquer, de peur d’« y risquer sa propriété et sa vie » 63. « Plus de maîtres qu’on ne le croit », observait Sir John Clapham avec une surprise sans fondement, soutenaient le maintien du Spitalfields Act, car du temps de son application, disaient-ils, « le district vivait dans la quiétude et le repos » 64.

Cependant, l’émeute et le bris de machines pouvaient-ils retenir l’avancée du progrès technique ? De façon évidente, ils ne pouvaient pas empêcher le triomphe du capitalisme industriel en tant que phénomène global. Sur une plus petite échelle cependant, il ne s’agissait absolument pas de l’arme vouée à l’inefficacité que l’on a dite. Ainsi, il semble que la peur des tisserands de Norwich y a empêché l’introduction de machines 65. Le luddisme des tondeurs du Wiltshire en 1802 a certainement retardé l’extension de la mécanisation ; une pétition de 1816 relève : « Au temps où l’on faisait la guerre, il n’y avait ni moulin ni métier à Trowbridge, mais, et c’est triste à dire, ils se multiplient maintenant tous les jours » 66. De façon assez paradoxale, les destructions des manouvriers impuissants en 1830 semblent avoir été les plus efficaces de toutes. Bien que les concessions sur les salaires soient vite parties en fumée, les batteuses ne revinrent jamais dans les proportions d’avant les émeutes 67. Quelle part de ces succès faut-il attribuer aux hommes, quelle part attribuer au Luddisme latent ou passif des employeurs eux-mêmes, on ne saurait cependant le dire. Néanmoins, quelle que soit la réponse, l’initiative venait des hommes, et dans cette mesure, ils peuvent revendiquer une part importante de ces succès.

Eric J. Hobsbawm (9 juin 1917 – 1er octobre 2012)

Historien britannique.

Eric J. Hobsbawm, “The machine-breakers”, Past & Present, n°1, février 1952, p.57-70.

Repris en 1964 dans le recueil Labouring Men. Studies in the History of Labour, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 7e éd. 1986, chap. 2, p. 5-22.

Hobsbawm Eric J., “Les briseurs de machines”, Revue d’histoire moderne et contemporaine n° 53-4bis, 5/2006.

Traduit de l’anglais par Guillaume Ratel, avec le concours de Philippe Minard.

Sur le Luddisme, parmi de nombreux travaux postérieurs à cet article pionnier, on lira les mises au point récentes de Kevin Binfield (éd.), Writings of the Luddites, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004 (l’introduction offre un tour d’horizon de l’historiographie), Katrina Navickas, « The search for “General Ludd” : the mythology of Luddism », Social History, 30/3, août 2005, p. 281-295, et Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Maisons-Alfort, Éditions Ère, 2006.


Notes:

1 John Harold Plumb, England in the Eighteenth Century, Harmondsworth, Penguin Books,1950, p.150 ; Thomas Southcliffe Ashton, The Industrial Revolution, 1760-1830, Londres, Oxford University Press,1948, p.154.

2 Louis Dechesne, L’avènement du régime syndical à Verviers, Paris, L. Larose et L. Tenin, 1908, p. 51-64 et passim.

3 Frank Ongley Darvall, Popular Disturbance and Public Order in Regency England, being an account of the Luddite and other disorders in England during the years 1811-1817, and of the attitude and activity of the authorities, Londres, Oxford University Press,1934, p.1.

4 Par exemple, contre des machines pour fabriquer la laine et la soie dans le Wiltshire, des machines pour fabriquer le papier dans le Buckinghamshire, des machines pour fabriquer l’acier dans le Berkshire (Public Record office, Home Office Papers, HO 13/57, p.68-69,107,177 ; Assizes 25/21, passim); John Lawrence et Barbara Hammond, The Village Labourer, 1760-1832, Londres, Longman, 1911, constitue le récit le plus accessible ; voir aussi deux thèses non publiées : N. Gash, « The Rural Unrest in England in 1830 » (Oxford Examination School) et A. Colson, « The Revolt of the Hampshire Agricultural Labourers » (London University Library).

5 Pour une discussion des révoltes contre les prix élevés, voir Thomas Southcliffe ASHTON, Joseph Sykes, The Coal Industry of the Eighteenth Century, Manchester, Manchester University Press, ch. VIII; Alfred P. Wadsworth, Julia de Lacy Mann, The Cotton Trade and Industrial Lancashire, Manchester, Manchester University Press, p.355 sq.

6 F. O. Darvall, op.cit., ch. VIII passim.

7 Bonner and Middleton’s Bristol Journal, 31 juillet 1802. Certaines de ces attaques étaient dues à des conflits ordinaires du travail, d’autres à l’opposition aux machines nouvelles. Voir J. L.et B. Hammond, The Skilled Labourer,1760-1832, Londres, Longman,1919; pour une description du mouvement Arthur Aspinall (éd.), The Early English Trade Unions, Londres, Batchworth Press,1949, p. 41-69 pour quelques-uns des documents.

8 House of Commons Journals, XVIII, p.715 (1718); XX, p. 268 (1724).

9 House of Commons Journals, XX, p.598-599 (1726); Salisbury Assize Records, cité dans leWiltshire Times du 25 janvier 1919 (Wiltshire Notes & Queries).

10 Gentleman’s Magazine, 1738, p. 658.

11 Public Record Office, State Papers Domestic, Geo.2 (1741), p. 56, 82-83.

12 Edward Welbourne, The Miner’s Unions of Northumberland and Durham, Cambridge, Cambridge University Press,1923, p. 21.

13 T.S. Ashton, J. Sykes, op.cit., p. 89-91.

14 Lois 10 Geo.2, c.32,17 Geo.2, c.40,24 Geo.2, c.57,31 Geo.2, c.42 (E. Raymond Turner, « The English coal industry in the seventeenth and eighteenth centuries », American Historical Review, XXVII/1, octobre-décembre 1921, p.1-23, ici p.14). Cet auteur semble avoir négligé les lois 13 Geo. 2, c.21,9 Geo. 3, c.29,39 et 40 Geo.3, c.77,56 Geo.3, c.125 qui s’opposent aussi directement aux destructions dans les mines (Thomas Chitty (ed.), Burn’s Justice of the Peace and Parish officer, Londres, 1837, vol. III, p. 643 et suiv.).

15 E. Welbourne, op.cit., p.31.

16 William Felkin, A History of the Machine-wrought Hosiery and Lace Manufactures, Newton Abbot, David and Charles, 1967 est l’ouvrage de référence sur ce sujet.

17 Pour les mines françaises, voir Marcel Rouff, Les mines de charbon en France au XVIIIe siècle, Paris, F. Rieder et Cie,1922.

18 Étienne Martin Saint-Léon, Le compagnonnage, Paris, Armand Colin,1901, t. I, chap.5.

19 A. Aspinall, op.cit., p.31.

20 En 1826, on accusa les hommes de Bolton d’avoir planifié la destruction de tout le coton prêt pour l’exportation et de toutes les machines. (Public Record Office, Home Office Papers HO 40/19, Fletcher to Hobhouse, 20avril 1826).

21 Voir la discussion de ce problème dans Émile Pouget, Le sabotage, Paris, Marcel Rivière, s.d., p.45 et suiv.

22 Voir par exemple les métallurgistes gallois en 1816 (The Times, 26 octobre 1816), la grève générale de 1842 (Frank Peel, The Risings of the Luddites, Chartists and Plugdrawers, Heckmondwike, Senior, 1888, p. 341-347), et les mineurs allemands en 1889 (P. Grebe, « Bismarcks Sturz u.d. Bergarbeiterstreik vom mai 1889 », Historische Zeitschrift, CLVII, p.91).

23 A. Aspinall, op. cit., p. 196 : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que les rassemblements et les appels du matin constituent à présent le lien qui fait l’unité ».

24 Hubert Llewellyn Smith, Vaughan Nash, The Story of the Dockers’ Strike, Londres, Unwin,1889, passim.

25 Rinaldo Rigola, Rinaldo Rigola e il Movimento Operaio nel Biellese, Bari, Laterza,1930, p.19. Rigola ne rapporte aucune destruction commise par des tisserands mais seulement par des chapeliers.

26 Voir le chapitre sur « Les machines » dans ses Principes. Sur cette question, insérée seulement dans la troisième édition, voir Works and Correspondence of David Ricardo, Piero Sraffa, H. Dobb (ed.), Cambridge, University Press of the Royal Economic Society,1951, I, p. LVII-LX.

27 M.Dorothy George, London Life in the Eighteenth Century, Londres, K.Paul, Trench, Trubner & Co., 1925, p. 187-188, 180.

28 Parliamentary Papers, 1802, Report from the Committe on Woollen Cothiers’ Petition, p. 247,249, 254-255. Rules and Articles of… the Woollen-Cloth Weavers’ Society…, 1802 : British Library, 906.k.14 (1).

29 Ellic Howe et H. Waite, The London Compositor, Londres, Bibliographical Society, 1948, p.226-233.

30 A. P. Wadsworth, J. de L. Mann, op.cit., p. 499-500.

31 Sydney et Beatrice Webb, Industrial Democracy, Londres, Longman,1897, ch. VIII : « New Processes and Machinery ».

32 Au sujet de ces changements de stratégie, pour les compositeurs voir Howe et Waite, op.cit.; pour les ingénieurs voir James B. Jefferys, The Story of the Engineers, 1800-1945, Londres, Lawrence and Wishart ltd., 1945, p.142-143, 156-157; pour les étameurs, voir J.H. Jones, The Tinplate Industry, Londres, P.S. King & Son, 1914, p. 183-184, ch. IX.

33 Sur le long combat des compositeurs américains contre la révolution technique des années 1940 : Jacob Loft, The Printing Trades, New York, Farrar & Rinehart, 1942.

34 A.P. Wadsworth, Julia de Lacy Mann, The Cotton Trade, op. cit., p.412. Voir aussi l’analyse détaillée du destin de Hargreaves, p. 476 sq.

35 Le Select. Committee on Agriculture, 1833, p. 64, estime – avec une exagération certaine – que seulement 1 batteuse sur 100 en service avant 1830 était alors encore utilisée dans le Wiltshire et le Berkshire.

36 Au sujet de l’agitation des tondeurs à l’étranger, voir Frank R. Manuel, « The luddite movement in France », Journal of Modern History, 10/2, juin-août 1938, p.180-211; id., « L’Introduction des Machines en France et les Ouvriers », Revue d’Histoire Moderne, XVIII, 1935, p. 212-215. En France, le luddisme semble s’être limité aux tondeurs, et avec un succès moindre qu’en Grande-Bretagne, même si d’autres exprimaient quelquefois des velléités luddites. Voir les documents dans Georges et Hubert Bourgin, Le régime de l’Industrie en France de 1814-1830, Paris, A. Picard, 1912-1941, 3 vols.

37 J.L.et B. Hammond, Skilled Labourer, op.cit., p. 127.

38 F. R. Manuel, « The luddite movement in France », art. cit., p. 187; F.O. Darvall, op.cit., passim. Voir aussi la note dans Edward Carleton Tufnell, Character, Objects and Effects of Trade Unions, with some Remarks on the Law concerning them, Londres, J. Ridgway, 1834, p.17 (rééd. Arno Press, 1972), sur la réticence des hommes qui travaillaient sur les machines à se joindre à des grèves à leur encontre. Mais Tufnell admet qu’ils finirent par le faire, persuadés ou menacés par leurs camarades au chômage.

39 Les tondeurs dressaient le poil des tissus finis et les rasaient avec des ciseaux en fer très lourds, les forces. Il leur fallait être à la fois très forts et très agiles.

40 F.O. Darvall, op. cit., p. 207.

41 A. Aspinall, op. cit., p.57-58.

42 Thomas Helliker, qui fut exécuté comme tel en 1803, est généralement considéré comme ayant été innocent.

43 George Henry Tupling, The Economic History of Rossendale, Manchester, The University Press, 1927, p. 214.

44 Correspondance manuscrite de M. Cobb, clerc de Justice à Salisbury, voir Library of Wilthsire Archaelogical and National History Society, Devizes : 26 nov. 1830.

45 Circulaire imprimée du 8 décembre 1830 (cf. J.-L., B. Hammond, Village Labourer, II, p. 71-72).

46 Voir l’analyse brillante de la « petite bourgeoisie démocrate » dans la célèbre adresse de Marx au Comité Central de la Ligue des Communistes.

47 L’expression « seuil de rentabilité » est de S. G. Gilfillan (« Invention as a factor in economic history », Journal of Economic History, vol.5, Supplement, décembre 1945, p.66-85).

48 Le fait que les machines étaient peu chères les aida certainement. En 1804, un drapier de l’Ouest a pu installer des métiers mécaniques de 70 à 90 broches en ne payant que £.9 l’unité. D’où la possibilité d’une mécanisation progressive.

49 E. C. Tufnell, op. cit., p.18.

50 F. E. Manuel, « The luddite movement in France », art. cit., p. 186.

51 Ephraïm Lipson, The Economic History of England, 4e éd., Londres, Black, 1915, t. II, p. CXXXV-CXXXVI, t. III, p. 300,313,324-327. Sir John Clapham, Concise Economic History of Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 1949, p.301, a raison de noter qu’un « côté dur s’introduit dans la vie publique à l’époque de la Restauration ».

52 Dans The History of Tome Jones, a Foundling (1749), Henry Fielding utilise le personnage duSquire Western comme une caricature du gentilhomme rural, rude et conservateur. [NdT]

53 Voir note 45 ci-dessus.

54 Au sujet du « changement révolutionnaire » au cours de cette période, voir S. et B. Webb,The History of Trade Unionism, Londres, Longman,1897, p.44 et suiv. Cependant les débats parlementaires peuvent donner une impression fausse. Le cours normal des événements était que le laissez-faire progressait calmement et que la législation qui lui faisait obstacle tombait en désuétude, à moins que les travailleurs n’organisent une campagne active et efficace. Voir le rejet des clauses sur les salaires dans le Statut des Artificiers de 1813 (William Smart, Economic Annals of the Nineteenth Century, Londres, MacMillan, 1910, vol. I : 1801-1820, p.368. Cf. rééd. New-York, Kelley, 1974).

55 Philalethes, The Case as it now stands between the Clothiers, Weavers and other Manufacturers with regard to the late Riot, in the County of Wilts., Londres,1739 (Cambridge University Library, Acton d.25.1005), p.7. En tout état de cause, on voit jusque dans la loi 17 Geo.3, c.55 les chapeliers obtenir un Act interdisant à tout maître chapelier d’être juge dans tout conflit les concernant – les travailleurs agricoles ne purent jamais en obtenir autant.

56 Public Record Office (Kew): State Papers, Domestic, Geo. I, 63 : p.72,82,93-94.64 :p.1-6,9-10 (particulièrement 2-4).

57 Journals of the House of Commons, XX, p.747.

58 T. Chitty (éd.), Burn’s Justice of the Peaceop. cit., t. III, p.643 esq., t. V, p.485 sq.,552 sq. dresse un tableau épouvantable de cette législation fragmentaire et désordonnée.

59 Philalethes, The Case as it now stands between the Clothiers, Weavers, op.cit, p.29, 41, donne les arguments les plus généralement avancés. Voir aussi les indications bibliographiques de W. Sombart dans Le capitalisme moderne, vol.2, et de Karl Marx dans le livre I du Capital.

60 E.J. Hamilton, « The profit inflation and the industrial revolution 1751-1800 », Quarterly Journal of Economy, 56/2, février-avril 1942, p.256.

61 J.L., B. Hammond, Skilled Labourer, op. cit. L’observation de M.D. George (op.cit., p.190) que l’augmentation des tarifs pour les tisserands promulguée par le Spitalfields Act (en 1773) n’était pas comparable à celle que connurent d’autres métiers au cours de la période, est peut-être vraie. L’écroulement complet des prix après le rejet des Acts est bien plus significatif (ibid., p.374). (NDLR :à la suite d’une longue agitation dans le quartier londonien de Spitalfields, l’Actde 1773 établit un tarif, et des modalités de régulation des salaires, en principe négociés, sous l’autorité des Juges de Paix, qui, dans un premier temps satisfait les revendications ouvrières. Voir infra, note 63).

62 J.L., B. Hammond, Skilled Labourer, op. cit., p.26.

63 Cf. William Stark, sur les raisons pour lesquelles l’industrie de la laine du Norwich n’adopta pas les machines et on résista à la baisse des salaires : Handloom Weavers’Commission, 1838 Ass. Commrs. Report II.

64 John H. Clapham, « The Spitalfields Acts, 1773-1824 », The Economic Journal, XXVI, 104, décembre 1916, p.459-471 (ici, p.463-464).

65 J. L., B. Hammond, Skilled Labourer, op. cit., p. 142. J. H. Clapham, « The transference of the worsted industry from Norfolk to the West Riding », The Economic Journal, XX, 78, june 1910, p.195-210, aborde ce point de façon plus détaillée.

66 J.L., B. Hammond, Skilled Labourer, op. cit., p. 188.

67 J.C. Clutterbuck,The Agriculture of Berkshire, Londres, Bell and Daldy, 1861, p.41-42.