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    SDF, les viols de la rue et le silence des invisibles

    Lien publiée le 3 avril 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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    Dans "Mes années barbares", paru aux éditions de la Martinière, Anne Lorient raconte ses quinze années passées dans la rue, les viols surtout, qu'elle subit alors au quotidien, notamment par ceux qu'elle appelle les "Russes", une "mafia" qui sévirait un peu partout à Paris et ailleurs en France... Entretien.

    Couverture de "Mes années barbares", écrit par Anne Lorient et Minou Azoulai, édition La Martinière.

    Avant de se retrouver à la rue, Anne a vécu une enfance paisible, dans un petit pavillon de deux étages entouré d’un grand jardin. Ses parents, des notables de province, tiennent à l’époque une librairie dans un bourg coquet du nord de la France. Jusqu’à l’âge de six ans, Anne a été heureuse, ou en tous cas pas malheureuse. Mais bientôt, son frère, de douze ans son aîné, brillant, volubile, cultivé, promis à un bel avenir parmi l’élite du pays, abuse d’elle. Le début d’un long calvaire.

    Viols, grossesse non désirée, viol, fausse couche, viol, fugue… A la majorité, qu’elle attend patiemment, murée dans le silence et les non-dits, Anne finit par partir. Elle ne reviendra plus. Destination Paris, la ville lumière, les plus belles avenues du monde. Puis les cages d’escaliers, les parkings, les trottoirs, la crasse. Les viols, la rue.

    Ce périple, Anne Lorient* le raconte dans un livre, Mes années barbares, (Editions de La Martinière**). Un livre écrit à quatre mains, avec la journaliste Minou Azoulai à qui Anne a donné "le brut" : son histoire et sa confiance qu’elle masque sous sa perruque et des lunettes. A 47 ans – dont quinze passés dans la rue - Anne a peur. C’est qui lui arrive encore de croiser ses violeurs dans les dédales de la capitale, où ces derniers déambulent nombreux.

    Les "Russes" instituent le viol comme monnait d'échange

    Parmi eux, entre les cols blancs de la Défense ou les autres sans abris, Anne choisit de revenir longuement sur ceux qu’elle appelle les "Russes" : des hommes venus de l’Est de l’Europe, qui séviraient un peu partout dans Paris et ailleurs en France en instituant le viol comme monnaie d’échange.

    "Ils nous disent : tu ne peux pas t’asseoir là, tu t’en vas. Parce qu’en fait la rue c’est leur propriété", explique Anne. "Chaque mètre est leur propriété. Au début ils nous virent. Et s’ils voient qu’on revient comme moi qui suis quelqu’un de têtu, ils reviennent deux heures après." Mais le trottoir c’est à tout le monde, rétorque-t-elle, dans la conversation qu’elle mime désormais, des années après les faits, et la "mémoire" qui "efface", attablée dans un café d’un quartier populaire de la capitale.

    Le "Russe" lui explique alors "avec un fort accent" (…)"c’est à moi le trottoir, si tu veux rester c’est 50% de ce que tu gagnes, sinon il y a un prix à payer" : le viol. En plein jour, sous des porches d’immeubles, entre deux voitures, dans les rues désertes, les parcs, Anne - et d’autres comme elle - se fait violer. Une fois, deux fois, dix, vingt, trente fois… Elle a arrêté de compter. Elle a remplacé les chiffres par les lettres, les mots, par la parole. Puis par un livre qu’elle aurait pu, avec du recul, ranger dans la librairie de son père. Mais la librairie est devenue un kebab, et son père, avec qui elle a gardé un lien, malgré tout, toutes ces années, est mort.

    Reste son témoignage rare, précieux, qui ouvre les yeux sur une réalité, une violence invisible, les viols, vécus par les sans-abris, les femmes aussi bien que les hommes, que l’on côtoie chaque jour, sans jamais vraiment se rencontrer. "J’appelle ça les mondes parallèles", confie Anne. Des mondes dont elle est à présent un "trait d’union" et sur lesquels elle revient pour Marianne.

    *Nom d'emprunt
    **"Mes années barbares", de Anne Lorient et Minou Azoulai, (éd. La Martinière, 220 p.).

    Marianne : Qui sont ces "Russes" que vous évoquez dans votre livre ?
    Anne Lorient : 
    Ce sont des groupes d’hommes, des tribus. Baraqués, blonds, aux yeux bleus. Ils se déplacent, en particulier aux abords des points stratégiques de la manche, les écoles, les boulangeries, les supermarchés ou les distributeurs. Ce ne sont jamais les mêmes. Ce qui les intéresse, ce n’est pas l’argent, mais le corps. L’argent en fait c’est le corps. Ce qui les intéresse c’est de mettre sa marque. C’est une histoire de marquage. Ils marquent leur territoire. "C’est à moi cette rue, ce trottoir." Tout ça, les viols, c’est du non-dit. La préfecture va vous dire que ça n’existe pas. (Contactée par Marianne, la préfecture affirme en effet ne n’a pas avoir connaissance de ces faits, ndlr). Quand on dit qu’on est des invisibles c’est vraiment ça, les gens ne voient pas. Lorsqu’il y a une agression ou un viol entre deux voitures, sous un porche etc. les passants souvent ne comprennent pas ce qu’il se passe. Ils ne s’arrêtent pas.

    "C'EST UNE HISTOIRE DE MARQUAGE, ILS MARQUENT LEUR TERRITOIRE."

    Ces "Russes" sévissent-ils partout dans Paris ?
    Anne Lorient : 
    Oui. Je pense par exemple à une église magnifique dans le IXe arrondissement, l’église de la Trinité, entourée d’un parc qui est d’ailleurs toujours en travaux, ça aide bien pour les viols parce qu’il y a plein de petits coins cachés. En face de l’église, il y a une petite blonde, sans abris, elle en prend plein la tronche. Et du coup elle est à moitié droguée. Le problème c’est ça aussi, c’est que beaucoup de SDF se droguent. (…) En général ils prennent du Subutex (un substitut à l'héroïne à l'origine), qui n’est pas vendu très cher à Barbès (quartier populaire du nord de Paris, ndlr). C’est une drogue assez forte, qui permet d’oublier, d’être là sans être là. Mais ce n’est pas le SDF qui va directement à Barbès, il demande à quelqu’un qui va demander à quelqu’un…

    Dans votre livre vous racontez un autre épisode traumatique, le viol collectif que vous subissez par des individus au premier abord insoupçonnables, des cols blancs ?
    Anne Lorient :
     C’est l’un des plus gros traumatismes que j’ai, parce que se faire violer c’est déjà un traumatisme mais par une équipe de costards-cravates, c’est… encore plus horrible. Là on est vraiment de la marchandise, d’ailleurs ils le disent : "on est moins cher que des putes."  Ce jour-là j’ai une amie SDF qui est un peu plus loin dans le parking qui subit la même chose. On ne peut rien faire. Ils sont une dizaine, ils sont bourrés, ils nous tiennent. On devient un bout de viande. D’ailleurs ils nous parlent à peine.

    Vous parlez également des viols commis par les propres SDF entre eux...
    Anne Lorient : 
    L’autre jour, je faisais une maraude avec les gens et je parlais avec une SDF qui me disait "bah moi dans le square à chaque fois que je vais me laver je me fais violer, parce que les mecs sont autour du point d’eau." C’est quand on commence à pouvoir se laver intimement qu’ils arrivent. Je pensais que c’était fini mais apparemment ça continue toujours. Or la première chose qu’on fait en tant que femme dans la rue c’est de trouver de quoi se laver, parce que justement souvent on est violée et après on a des traces de sang, de sperme, donc il faut pouvoir se laver dans les associations, les bains douches, ou à défaut dans les squares.

    "C'EST PAS LE VIOL QUI FAIT MAL, C'EST L'ORGUEIL"

    Vous dites que les viols concernent également les hommes ?
    Anne Lorient : 
    Oui, les hommes se font aussi violer. Il y en a plein des hommes qui se font violer. C’est encore plus dur. Si ça peut être encore plus dur. Pour un homme c’est l’orgueil. C’est pas le viol qui fait mal, c’est l’orgueil. On le voit souvent par exemple le soir quand on fait des maraudes, des maraudes médicales notamment, c’est là que les hommes vont se faire soigner.

    Il vous arrive encore de croiser vos violeurs ?
    Anne Lorient : 
    Paris est petit, et je suis très physionomiste, je reconnais tout le monde. Même si un homme est à ça (Anne mime avec ses mains une petite distance) de me violer, j’enregistre son visage. Une fois, j’en ai croisé un près du Trocadéro, sur le champ de Mars. Il était avec sa famille. J’ai failli y aller puis j’ai pensé à la femme et je me suis dit "non laisse tomber." Puis ça date, peut-être qu’il a changé. Il marchait avec ses petits garçons. J’ai pensé aux miens. (Anne a deux fils de 12 et 15 ans, ndlr) Je veux aller vers l’avant et ne pas regarder sans cesse en arrière.

    Pourquoi avoir choisi d’écrire un livre ?
    Anne Lorient :
     Quand on m’a proposé le livre, j’étais prête. Je voulais témoigner. Le fait que mon père soit décédé m’a libérée. Je n’aurais pas pu écrire tout ça avant, je voulais le protéger. (…) Lorsque j’ai rencontré Minou Azoulai, (la co-auteure de Mes années barbares, ndlr) lors d’une conférence débat sur la violence, elle était en train d’interviewer un commissaire de police. Et le commissaire disait des grosses conneries. Alors là je me suis fâchée, j’ai pris la parole. Il disait, concernant l’accueil des femmes violentées dans les commissariats, que tout était rose. Ce qui est faux. Si tu te fais attaquer et tu vas voir un flic, une fois sur deux il te dit de rentrer chez toi. Pour les viols c’est plus compliqué. Il faut avoir des certificats médicaux. Quand je me faisais violée souvent je me faisais ramassée par la maraude qui me ramenait à l’hôpital et c’est les hôpitaux qui portaient plainte pour moi. Mais je n’avais pas d’adresse pour les convocations. Les hôpitaux portent plainte contre X. Ensuite il n’y a généralement pas d’enquête, déjà la SDF il faut la retrouver puis contre X… on ne sait pas qui c’est X. Il y a un vrai travail à faire pour la reconnaissance des violences.

    Voyez-vous toujours votre frère ?
    Anne Lorient :
     Non. La dernière fois c’était à Noël, il y a deux ans. Une dispute a éclaté, il m’a frappé mais il a fini par reconnaître qu’il nous avait violé, ma petite sœur et moi. Cette reconnaissance a été énorme. Ca m’a fait un bien fou, je me suit dit "je n’ai pas tout imaginé", parce qu’à un moment donné on devient folle, on se dit "est-ce que c’est ma faute ? Est-ce que j’ai cherché ça ? Est-ce que ce sont juste des cauchemars ?"