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    “Nuit debout est le premier mouvement social post-marxiste”

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    Lien publiée le 23 mai 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.lesinrocks.com/2016/05/07/actualite/nuit-debout-premier-mouvement-social-post-marxiste-11825112/

    Chercheur en sciences politiques, Gaël Brustier a beaucoup travaillé sur la “Manif pour tous” qu’il qualifiait de “mai 68 conservateur”. Deux ans plus tard et de l’autre coté de l’échiquier politique, il est le premier politologue à publier un ouvrage sur “Nuit debout”. Un mois après sa naissance, il décrypte la genèse et le développement de cette expérimentation politique nouvelle.

    Depuis la naissance de Nuit debout, Gaël Brustier se rend quotidiennement place de la République. A force d’entendre Eric Zemmour, Nicolas Sarkozy ou bien encore Florian Philippot accuser ces participants de n’avoir “rien dans le cerveau”, d’être une “pustule fascisante” ou bien encore de n’être là pour que pour “fumer du cannabis”, ce politologue a souhaité décrypter la genèse d’un mouvement qui interpelle la société française depuis plus d’un mois. Dans ce brillant ouvrage, Brustier offre une nouvelle grille de lecture pour comprendre ce mouvement civique qui dépasse les classes et les partis.

    Pourquoi écrire un livre un mois seulement après la naissance de Nuit debout ? Aviez-vous le sentiment qu’une partie des Français passait à coté de la compréhension de ce phénomène ?

    12011396_10153293872672830_8962577230511383485_nGaël Brustier – Cet essai est né après une nuit blanche passée à suivre le lancement de Nuit debout via les réseaux sociaux. Je n’avais pas manifesté le 31 mars contre la réforme du code du travail… Mais j’ai suivi de près le lancement de Nuit debout une nuit durant via les réseaux sociaux Quelques semaines au préalable, j’avais eu écho du projet dans des discussions avec des gens impliqués dans la préparation. J’ai assez vite compris la sociogenèse du mouvement. Il a été originellement imaginé et construit par des intellectuels et des militants expérimentés. Mais j’avais envie de distinguer les différents noyaux d’organisation et la matrice originelle qui a permis l’éclosion de Nuit debout. J’avais tellement dit et écrit que le grand mouvement de contestation du quinquennat Hollande avait été conservateur avec la Manif pour tous que je ne pouvais pas m’abstenir de traiter ce nouveau phénomène afin de vérifier si la droitisation du pays était un facteur inéluctable ou non.

    N’est-ce pas surprenant de voir un mouvement comme Nuit debout émerger alors même que nous sommes dans une période de raidissement idéologique et de montées des idées conservatrices ?

    Plusieurs enquêtes ont montré qu’il y avait une “droitisation” de l’opinion publique française mais ça se confirme aussi à l’échelle européenne, les récentes élections en Allemagne ou en Autriche en sont la preuve. Mais la plupart des sociétés remettent en cause le consensus mou “néolibéral” que nous avons connu durant 30 ans. Ça se vérifie avec Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste anglais ou bien encore avec Bernie Sanders au sein du camp démocrate américain. Ça prend aussi la forme de Podemos en Espagne ou un peu moins abouti dans certains autres autres pays. Le quinquennat de François Hollande est un carnage pour la gauche dans son ensemble et la gauche structurellement dans ce pays est devenue minoritaire. Nuit debout est une tentative, qui peut apparaître désespérée de réarmer ce camp politique. Nuit debout est le fruit de toutes les défaites de la gauche et d’ailleurs le théâtre des opérations choisi c’est le cœur de Paris. Les arrondissements des IIIe, Xe et XIe, ce sont ceux du Paris gentrifié, ce sont trois des six qui ont été conquis par la gauche en 1995.

    Qu’est-ce qui a rendu son émergence politique possible aujourd’hui ?

    Dans Recherche le peuple désespérément, le livre que j’avais écrit avec Jean-Philippe Huelin, en 2009, nous disions que le jour où les intellos précaires allaient se réveiller en étant capables d’universaliser leur discours, un processus politique nouveau serait possible. Nous en avons vu les prémices place de la République et il était intéressant de voir si le mouvement Nuit debout était capable de répondre à la fragmentation territoriale et sociale du pays. Savoir si l’insurrection allait venir. Je n’ai pas été trop surpris par l’évolution du mouvement. Par contre, j’ai été étonné de voir que les participants de Nuit debout ont été très vite conscients de ce qu’ils étaient en train de réaliser et des limites immédiates à leur action.

    A droite, certains observateurs parlent de Nuit debout comme d’une “création médiatique” qui répondrait à une proximité idéologique et sociale.

    Je pense qu’au sein des rédactions, Nuit debout divise. Comme partout. Les jeunes journalistes qui vont sur la place de la République ne sont pas forcément toujours eux même à l’unisson de la ligne éditoriale défendue de leur média. Comme les médias font partie des professions les plus précarisés, ce public est massivement présent dès les premiers jours sur la place de la République. Il y a peut-être eu un effet de loupe médiatique mais ça me semble être un juste retour des choses.  Durant longtemps les médias ont fait disparaître les ouvriers de leurs écrans et n’ont parlé qu’à partir de la société consensuelle du cœur de nos métropoles. Aujourd’hui le conflit social s’est invité dans cette société consensuelle.

    Dans votre ouvrage, vous expliquez justement que contrairement aux clichés répandus, les conflits sociaux n’ont pas disparu des centres urbains et que ce qui se passe aujourd’hui place de la République est le “théâtre par excellence de l’opposition entre les enfants des classes moyennes éduquées et ceux des classes supérieures qui, au contraire des premiers, profitent encore des bénéfices de la globalisation”.

    C’est la révolution dans une révolution silencieuse. Les valeurs post-matérialistes sont contrebalancées depuis 2008 par le fait que la jeunesse d’Europe paie vraiment les effets de la crise. Cela joue un rôle déterminant dans le déclenchement et la localisation de ce mouvement. Les intellos précaires qui constituent le gros des troupes débarquent des portes de Paris ou des XVIIIe, XIXe, XXe, qui sont marqués par des disparités réelles par rapport à d’autres arrondissements parisiens.

    Est-ce que vous pensez que François Ruffin voit juste quand il affirme que leur victoire passera nécessairement par “l’alliance des classes populaires et des classes intermédiaires”.

    Ruffin a toujours cherché avec son groupe la reconquête des milieux populaires. Ils ne développent pas l’idée que pour réussir politiquement  il faut faire du “demi Mélenchon” et du “demi Le Pen”. C’est-à-dire du demi-étatisme et du demi-racisme. Il a une réflexion solide (son petit livre sur Gramsci paru en novembre en témoigne) et une pratique militante avérée. Il fait l’effet de maîtriser aussi bien l’univers du Monde Diplo que la Picardie où est née Fakir. Cependant la grille d’analyse par classe est moins efficiente aujourd’hui. L’héritage du mouvement ouvrier, si important et respectable soit-il, ne permet plus de parler au plus grand nombre… Dire comme Frédéric Lordon, le premier soir, que “ce qui nous unit, c’est le salariat”, c’est ne pas forcément tenir compte des autres vérités de la société française et c’est se référer à des images  et à des référentiels d’actions qui existent encore mais qui ne permettent plus de s’adresser à toute la société, du moins à toute celle que l’on entend rassembler, les fameux “99%” d’Occupy Wall Street. La preuve par le nombre de gens qui ne sont pas salariés sur la place… L’appellation même de “convergence des luttes” est assez ancienne et ne permettra pas l’émergence d’un mouvement de type Podemos. Je crois que l’on ne peut pas produire un nouveau mouvement politique avec des anciens codes, ni en se soustrayant à l’obligation d’articuler verticalité et horizontalité. Il faut les préserver mais les articuler à d’autres potentiellement plus répandus.

    Que faudrait-il selon vous ?

    Pour unifier un grand nombre de demandes sociales, il faut développer repenser de nouvelles formes de militantisme. Aujourd’hui, le militantisme syndical et politique est moins évidemment présent des débats de Nuit debout que les interrogations sur le renouvellement de l’éducation populaire par exemple. En outre, construire un nouveau discours unificateur, qui ne soit pas un simple appel avec un drapeau rouge brandi au vent, est au cœur de tout…

    Le retrait de la loi El Komri vous parait-il assez rassembleur ?

    C’est le cœur de tout mais ça ne résume pas la vérité de Nuit debout. La demande de retrait du projet de loi est à la fois le détonateur et le moyen de toucher des populations très différentes. C’est une impression diffuse et qualitative qui consiste à dire : “On en a marre de cette société où plus rien n’a du sens, où l’on n’a plus prise sur notre avenir”. Certaines formes d’organisation de la société actuelle sont remises en cause.  Nuit debout est aussi un mouvement qui passe d’un imaginaire de société industrielle à des préoccupations d’une société post-industrielle. C’est ce qui fait son originalité aussi…

    Nuit debout est-elle une conséquence directe du formidable espoir déçu qu’a représenté Syriza ?

    C’est un mouvement qui est né de toutes les défaites de la gauche depuis trente ans : idéologique, politique, culturelle. C’est aussi la conséquence d’un contexte politique particulier.  L’année 2015 a été une année d’accélération des clivages idéologiques en Europe. L’échec d’Aléxis Tsípras dans la négociation avec les “partenaires” européens et l’échec de la gauche alternative aux élections locales dans l’année 2015 a été un moment de prise en conscience aigu. Cela a été le sursaut de la décision. Il fallait faire quelque chose. Beaucoup de gens cherchaient : que faire ? Dans ce milieu là, dans la société civile. La question qui se posait était“que faire pour arrêter ce désastre ?”. Eux ont tenté…

    Comment expliquer que cette expérience se nourrisse de l’échec d’Aléxis Tsípras ?

    Je pense que Tsípras a fait comprendre à la gauche radicale que son idée de réorienter l’Europe à gauche n’était pas possible. Par la pratique, il a montré que lorsque l’on veut mener une politique de gauche radicale en Europe, on se heurte au mur de la réalité institutionnelle. Cela a été une lourde défaite, une désillusion majeure… Jusqu’à présent la gauche radicale avait toujours nié que le contenant et le contenu n’étaient pas imbriqués dans la construction européenne et n’avait jamais voulu voir qu’il y avait deux souverainetés qui se superposaient. C’est un enjeu majeur pour renouveler une critique positive de l’Europe…

    Le mouvement Nuit debout peut-il être récupéré politiquement ?

    Non, ce n’est pas la peine de se pointer à République pour essayer de les récupérer car ils détestent toute forme de verticalité. Beaucoup sont des adeptes ce que l’on appelle “la démocratie liquide” comme les mouvements qu’on peut lier à l’esprit “pirates”. Cela s’ajoute à des préoccupations très générationnelles pour les libertés numériques, l’open data, etc.

    Qui peut porter ces revendications politiquement ?

    C’est un mouvement social, civique, d’idées. Il brasse beaucoup d’idées très différentes…Il y a plein de gens qui y vont avec le souci de débattre. Ils s’assoient et échangent leurs idées sur l’éducation populaire ou bien encore le vote blanc. Il y a un foisonnement intellectuel réel avec plus de 80 ateliers.  Pour beaucoup, la question de changer le monde ne se pose pas encore car ils veulent déjà le comprendre. Ils ont été nombreux depuis le 31 mars à venir écouter…

    Comment expliquer le déchaînement à droite et l’extrême droite contre le mouvement Nuit debout ?

    La figure du “bobo” est devenue une figure répulsive au fil des années à droite et à l’extrême droite. La droite et l’extrême droite surfent dessus pour en faire un épouvantail afin d’effrayer et de mobiliser leur électorat. L’anti-intellectualisme diffus en France, est paroxystique dès qu’il s’agit de disqualifier des gens “qui ont le temps de parler et ne doivent pas travailler beaucoup”, rengaine désormais habituelle…

    Est-ce que vous n’avez pas peur d’avoir écrit ce livre trop vite et de rater sa possible évolution ?

    J’entendais à longueur de journées à la télévision ou sur Twitter dire que les militants de Nuit debout étaient des “débiles” ou des gens qui ne servaient à rien. Les gens qui se sont permis d’avoir un jugement lapidaire sur ce mouvement en 140 signes ne peuvent pas me reprocher d’avoir passé des journées entières et des nuits blanches pour écrire cet ouvrage. Ce n’est pas un plaidoyer pour Nuit debout, c’est une mise en perspective, afin d’expliquer de quoi ils sont le fruit, ce qu’ils révèlent de notre société…

    Pensez-vous que le mouvement puisse s’arrêter rapidement ?

    Il n’y a pas de raisons pour que le mouvement s’arrête subitement avant l’été. Après je ne suis pas devin mais je pense que les débats à l’Assemblée nationale autour de la loi El Komri peuvent servir d’impulsion pour reparler du mouvement. J’entends que Nuit debout n’est pas un mouvement de massecontrairement à Mai 68 et qu’effectivement cela ne s’étend pas aux petites villes industrielles. Personnellement, je pense que la géographie sociale n’est plus même qu’en 68 ; les organisations politiques et syndicales n’ont plus du tout le même poids, on le sait. Le taux d’engagement syndical ou politique non plus. C’est beaucoup plus compliqué de faire émerger un mouvement de masse dans une société comme la nôtre, surtout que Nuit debout part d’un sujet spécifique (la loi El Komri) qui était nécessaire mais ne peut pas agglomérer toutes les colères sociales ou les aspirations du pays. Au fond, si on veut provoquer un débat un peu utile, on peut sans doute dire que Nuit debout est le premier mouvement social post-marxiste…

    Propos recueillis par Camille Desbos et David Doucet

    9782204114301-571f9a07e6b92

    Gaël Brustier, #Nuit Debout. Que penser ?, éditions du Cerf, 2016.