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Licenciement politique à «L’Obs»: le SMS qui confirme

Lien publiée le 1 juin 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Alors que le directeur de la rédaction de L'Obs prétend que le licenciement d'Aude Lancelin a des raisons « managériales », l'un des actionnaires, Claude Perdriel, ne s'embarrasse pas de ce prétexte. Dans un SMS à la journaliste, il lui fait grief de ses « opinions », estimant qu'elles ont« influencé [son] travail ». Il lui reproche de trop donner la parole à Nuit debout.

Le licenciement d’Aude Lancelin, directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, suscite depuis plusieurs jours une vive émotion dans les milieux de la presse comme dans de nombreux cercles intellectuels. Beaucoup subodorent que le véritable motif n’est pas de nature « managériale », comme le prétend la direction du magazine, mais politique. Mais de cela, il n’y avait pas, jusque-là, de preuve irréfutable.

Cette preuve, pourtant, existe. Mediapart est en mesure de la révéler : il s’agit d’un SMS que Claude Perdriel, coactionnaire de l’hebdomadaire, a adressé à la journaliste plusieurs jours avant sa mise à la porte, lui faisant grief de ses « opinions » et prétendant que celles-ci avaient « influencé [son] travail ». Ce SMS confirme ainsi que dans le groupe Le Monde-L’Obs, deux journaux qui ont longtemps revendiqué leur indépendance éditoriale, une chasse aux sorcières politiques est désormais possible.

Aude Lancelin, ex-directrice adjointe de la rédaction de "L'Obs". © Compte Twitter 

Aude Lancelin, ex-directrice adjointe de la rédaction de "L'Obs". © Compte Twitter

Officiellement, le directeur de la rédaction de L’Obs, Matthieu Croissandeau, installé à ce poste par les nouveaux actionnaires, Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, quand ils ont racheté à Claude Perdiel 65 % des parts du groupe, a effectivement toujours prétendu que le motif du licenciement était de nature « managériale ».

Comme Mediapart l’a déjà raconté (lire : Purge à “L’Obs”, reprise en main à “Marianne”), tout commence le lundi 9 mai. Ce jour-là, Matthieu Croissandeau convoque l’un après l’autre ses deux adjoints, Aude Lancelin et Pascal Riché. Le statut de la réunion est ambigu : il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un entretien préalable à un licenciement et aucune sanction n’est encore évoquée, mais la directrice générale de L’Obs, Jacqueline Volle, y assiste. Aux directeurs adjoints, le patron de L’Obs fait des reproches imprécis mais sur un ton pesant et lourd, leur disant qu’il y a entre eux et lui des dysfonctionnements et qu’il va devoir réorganiser la direction.

À Aude Lancelin, il émet en particulier des reproches de nature « managériale », lui faisant grief de ne pas l’avoir assez soutenu face à la rédaction, notamment lorsqu’il a décidé de suspendre la parution en kiosque du supplément TéléObs, pour ne plus le diffuser qu’aux abonnés. Ces reproches sont passablement obscurs, car à l’époque de la décision sur le supplément, Aude Lancelin ne s’était pas opposée à la décision.

La rumeur commence donc à circuler dans la rédaction qu’il se trame quelque chose de mystérieux dans les sommets de la rédaction ou que Matthieu Croissandeau ne fait qu’obtempérer à des instructions données par les actionnaires. Mais pour quelles raisons ?

Le lendemain, mardi 10 mai, les choses s’accélèrent. Factotum de Louis Dreyfus, le directeur général du groupe, Jacqueline Volle fait savoir à Aude Lancelin qu’elle veut la voir en fin d’après-midi pour lui remettre une lettre de convocation à un entretien préalable. Pascal Riché apprend, lui, qu’il est suspendu de ses fonctions de directeur adjoint en charge du numérique, dans l’attente d’une nouvelle affectation. Toute la rédaction comprend alors que la journaliste ciblée par Matthieu Croissandeau est Aude Lancelin, et que dans la confrontation qui se prépare, « Pascal Riché a pris une balle perdue ». En clair, la mise en cause des deux journalistes permet d’arguer de problèmes managériaux alors que le vrai motif est autre, mais ne peut pas être affiché publiquement : si Aude Lancelin doit être licenciée, c’est pour une raison politique…

Le mercredi 11 mai, c’est ce qui commence d'ailleurs à transparaître. À l’occasion d’un conseil de surveillance de L’Obs, Claude Perdriel, qui y siège encore puisqu’il détient toujours près de 30 % du capital, dit publiquement sa colère contre la journaliste. Violant tous les principes de la presse indépendante qui fait obligation aux actionnaires de ne jamais se mêler des questions éditoriales, il admet que Aude Lancelin « a beaucoup de talent », mais il affirme qu’elle est « en faute » car elle ne respecte pas la charte du journal ni sa ligne éditoriale « sociale-démocrate », puisqu’elle publie dans les pages “Débats” des points de vue qui sont en fait des « articles antidémocratiques ». Des propos que dénonce peu après la journaliste Elsa Vigoureux, qui siège au conseil en sa qualité de présidente de la Société des rédacteurs.

Xavier Niel se garde, lui, de marcher sur ces brisées. Il se borne à dire que le journal va mal et que si c’est le cas, c’est pour des raisons éditoriales. Il renouvelle donc sa confiance à Matthieu Croissandeau et affirme que les actionnaires lui ont donné les pleins pouvoirs pour organiser le rebond.

Dans les heures qui suivent le conseil de surveillance, toute la rédaction comprend que c’est Claude Perdriel qui, détestant à gauche toute voix qui n’est pas néolibérale, a lâché le fin mot de l’affaire : à son goût, dans les pages “Débats” de L’Obs, il y a trop de points de vue de la première gauche, ou de la gauche radicale ; trop de place donnée à des intellectuels comme Jacques Rancière ou Emmanuel Todd.

Le lendemain, jeudi 12 mai, la rédaction de L’Obs, qui n’est ordinairement pas frondeuse, manifeste son indignation. Une motion de défiance à l’encontre de Matthieu Croissandeau – la première dans l’histoire du journal – est soumise à la rédaction. Et le résultat est sans ambiguïté : 80 % des votants manifestent leur défiance à l’encontre du directeur de la rédaction ; pour l'hebdo, c'est un séisme.

Et pour finir, Aude Lancelin est convoqué le vendredi 20 mai à un entretien préalable en vue de son licenciement. Au terme de ces dix jours de tourmente, la rédaction de L’Obs a donc toutes les raisons de penser que l’éviction est de nature politique, mais la direction n’a pas baissé la garde, prétendant que de simples motifs professionnels étaient en cause.

Le SMS de Claude Perdriel ruine, pourtant, cette thèse. Le samedi 14 mai à 18 h 26, Claude Perdriel adresse en effet ce message à Aude Lancelin : « Chère Aude, vous avez toute ma sympathie mais la décision du dernier conseil est évidemment irrévocable. Votre talent est indiscutable vous êtes jeune vous n'aurez pas de problème pour trouver du travail nombreux sont ceux qui vous soutiennent. Moralement c'est important. Je respecte vos opinions mais je pense qu'elles ont influencé votre travail cela n'empêche pas le talent. Amicalement, Claude »

Passons sur l’aspect (in)humain des choses: le coactionnaire exprime avec condescendance sa « sympathie » envers celle qu’il congédie le cœur léger. Et allons à l’essentiel : coactionnaire de L’Obs, et très proche de Xavier Niel, Claude Perdriel confirme par ce message ce dont tout le monde se doutait : le licenciement d’Aude Lancelin est « une décision du dernier conseil » – en clair, le conseil de surveillance du mercredi 11 mai –, et cette décision est « irrévocable ». Et le SMS souligne bien la nature politique du licenciement, puisque son auteur affirme : « Je respecte vos opinions mais je pense qu'elles ont influencé votre travail. » Nul grief managérial, donc.

La colère de Perdriel contre Nuit debout

Ce SMS, les avocats d’Aude Lancelin, Mes Frank Berton et William Bourdon (voir ici leur communiqué) entendent en faire grand cas. Car il va leur permettre de mettre en valeur que la procédure qui frappe leur cliente est entachée de très nombreuses irrégularités.

D’abord, une procédure de licenciement est encadrée par des contraintes légales précises. Et elle ne peut en aucun cas être enclenchée avant un entretien préalable, au cours duquel le salarié concerné a la possibilité de se défendre, et donc de convaincre l’employeur de ne recourir à aucune sanction. Dans tous les cas de figure, ce ne sont pas les actionnaires qui ont la faculté de déclencher une telle procédure de licenciement ; c’est la direction exécutive de l’entreprise. Or, le SMS met bien en évidence que la décision de licenciement a été prise par les actionnaires, réunis le mercredi 11 mai, et non par la direction de l’entreprise, à l’issue de l’entretien préalable du 20 mai.

Il y a aussi une entorse évidente aux principes éthiques dont l’hebdomadaire s’est doté. Dans la charte signée en avril 2004 entre la Société des rédacteurs et Claude Perdriel, à l’époque PDG du Nouvel Observateur – elle peut être consultée ici –, il était en effet stipulé ceci : « Les débats sont ouverts et le pluralisme d’opinion des éditorialistes doit être respecté. » Dans une “charte de déontologie” qui a été mise au point lors de l’entrée des nouveaux actionnaires (elle peut être consultée ci-dessous), il est même apporté une précision complémentaire : c’est au comité éditorial du journal que revient la responsabilité « de veiller au respect de la ligne éditoriale telle qu’elle est définie dans la charte du Nouvel Observateur, le conseil d’administration conservant la responsabilité financière et budgétaire ».

La charte de L'Obs by Laurent MAUDUIT

 

Du temps où Le Monde était encore indépendant, une charte identique disait les choses encore plus nettement : les actionnaires n’ont aucunement le droit de se mêler des questions éditoriales, qui sont du seul ressort de la rédaction et de ses responsables. Le licenciement d’Aude Lancelin viole manifestement les obligations légales qui encadrent les procédures sociales, mais aussi les règles éthiques d’indépendance des rédactions, qui ont longtemps protégé la presse libre.

Le plus surprenant de l’histoire, c’est que Claude Perdriel ne fait mystère auprès de personne que l’argument « managérial » évoqué pour le licenciement est une fadaise et que la vraie raison est politique. Car après l’avoir écrit par SMS à Aude Lancelin, il l’a répété au Figaro, qui l’interrogeait sur l’affaire : « Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas d’idées. Aude Lancelin donne la parole à Nuit debout ! Cela la regarde, mais ce n’est pas la ligne du journal », a-t-il déclaré au quotidien. Dans Le Figaro, l’économiste Frédéric Lordon, qui est l’une des figures de Nuit debout, dit aussi son indignation que son engagement puisse être à l’origine du licenciement de celle qui est sa compagne : « L'idée que mon lien avec Aude soit l'une des raisons de cette violence institutionnelle qui lui est faite est très perturbante personnellement et politiquement. » Il ajoute : « Nous sommes revenus à un principe de responsabilité par tiers interposé. Lui faire porter des faits et gestes dont je suis l'auteur est scandaleux. »

Le commentaire que Claude Perdriel confie au quotidien complète donc ce que dit le SMS, et soulève la question de fond : mais pourquoi donc les actionnaires de L’Obs – qui sont naturellement solidaires, sans quoi la décision n'aurait pas été prise – ont-ils pris le risque de déclencher une pareille crise dans leur journal ? Pour rassurer François Hollande, qui connaît une fin de quinquennat crépusculaire, et lui donner ainsi l’assurance que L’Obs l'accompagnera dans son naufrage ? C’est évidemment la question qui vient aussitôt à l’esprit, car les hiérarques du journal entretiennent des relations privilégiées avec le chef de l’État : Matthieu Croissandeau se vante auprès de ses actionnaires d’échanger des SMS avec le chef de l’État, parfois plusieurs fois par jour. Et Xavier Niel entretient lui-même des relations confiantes avec François Hollande.

Après l’irruption de Vincent Bolloré dans l’univers de Canal+, et les censures en cascade que celle-ci a générées, le licenciement pour raison politique d’Aude Lancelin apporte la preuve que, sous les coups de boutoir des puissances d’argent, de grands journaux autrefois indépendants sont en train de piétiner leurs traditions. En d’autres temps, Albert Camus, que vénéraient tant les fondateurs de France Observateur, l’ancêtre de L’Obs, l’avait magnifiquement écrit dans un éditorial de Combat, le 31 août 1944, en évoquant la presse d’avant-guerre – mais cela vaut pour notre presse d’aujourd’hui : « L’appétit de l’argent et l’indifférence aux choses de la grandeur avaient opéré en même temps pour donner à la France une presse qui, à de rares exceptions près, n’avait d’autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous. »