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“Les déclarations de Valls et Hollande marquent une rupture avec le droit constitutionnel”

Lien publiée le 19 juin 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.lesinrocks.com/2016/06/17/actualite/interdiction-de-manifester-declarations-de-valls-cazeneuve-marquent-rupture-droit-constitutionnel-11847331/

Spécialiste des mouvements sociaux, Danielle Tartakowsky, professeur d’histoire contemporaine et présidente de l’université Paris 8, auteure avec Olivier Fillieule de La Manifestation (Presses de Sciences Po,2013), analyse le mouvement contre la “loi travail”, et les menaces proférées par François Hollande sur les autorisations à manifester.

Suite à la manifestation contre la loi travail du 14 juin, François Hollande a fait planer la menace d’interdire les manifestations “au cas par cas”. Manuel Valls a également appelé le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, à ne plus organiser de grandes manifestations à Paris. Est-ce en rupture avec le droit constitutionnel de manifester ?

Danielle Tartakowsky – Le 19 mai de cette même année, Manuel Valls rappelait que nous étions dans un Etat de droit, et il ajoutait : “Si nous décidions d’interdire un certain nombre de manifestations, la justice administrative casserait cette décision”. Le même jour, Bernard Cazeneuve disait sensiblement la même chose. Les récentes déclarations de François Hollande et Manuel Valls marquent indéniablement une rupture avec le droit constitutionnel. C’est pourquoi la justice administrative est susceptible de casser ces éventuelles décisions.

L’état d’exception dans lequel nous nous trouvons depuis que l’état d’urgence a été décrété, puis prolongé, explique-t-il la pression exercée par les autorités sur le droit à manifester ?

C’est en effet à la suite de la prolongation de l’état d’urgence que des militants ont été interdits de manifestation. Rappelons cependant que neuf des dix suspensions individuelles d’autorisation à manifester ont été cassées par la justice administrative. Nous sommes dans une situation de tension entre le droit et des affirmations politiques qui se heurtent à la réalité du Conseil constitutionnel.

Est-il paradoxal pour un gouvernement de gauche d’avoir cette attitude vis-à-vis des mouvements sociaux ?

Je ne sais pas si c’est paradoxal, mais le gouvernement a de fait engendré les mouvements sociaux de droite comme de gauche qui ont secoué le pays depuis le début de la présidence de François Hollande. Le plus surprenant en ce qui concerne le mouvement contre la loi El Khomri, c’est que les affirmations du gouvernement sur les interdictions de manifester sont difficiles – pour ne pas dire impossibles – à appliquer.

En effet, un des progrès du maintien de l’ordre en France dans la longue durée a été le décret-loi de 1935 qui oblige la déclaration préalable de manifestation, pour éviter le trouble à l’ordre public. Celle-ci permet la négociation entre les organisateurs et l’autorité publique, et la prévision. L’interdiction de manifester neutralise à l’inverse la négociation et la prévision, et rend donc le maintien de l’ordre public plus compliqué, car les manifestants peuvent décider de maintenir leur manifestation, même s’ils sont individuellement passibles de peines. Si l’objectif poursuivi est le maintien de l’ordre, cela me paraît contradictoire.

Au cours des manifestations actuelles, de nombreux participants sont blessés, parfois gravement, notamment lors d’affrontements avec la police. La politique de maintien de l’ordre française est-elle en cause ?

Olivier Fillieule et Fabien Jobard, qui sont des spécialistes du sujet, constatent que d’une façon générale en France la politique du maintien de l’ordre est datée par rapport à celle des autres pays européens, qui ont mis en place des stratégies de mise à distance. La présence de forces de l’ordre visibles en très fort nombre aux abords des manifestations, comme c’est le cas ces jours-ci, est un facteur qui contribue à souder une partie des manifestants contre la police.

C’est la raison pour laquelle on assiste à un phénomène de porosité entre les manifestants qui assument la violence comme stratégie d’action, et ceux qui d’habitude la rejettent. Le fait que la police soit très visible en manifestation est un facteur perturbant. De même, il est étonnant que les canons à eau soient très peu utilisés, alors qu’ils sont en mesure de disperser la foule sans que qui que ce soit ne risque de perdre un œil. Enfin, l’ensemble des pays européens a mis en place des moyens de communication entre les forces de l’ordre et les manifestants, qui ont des effets très positifs. C’est le cas notamment en Allemagne, en Suède et en Suisse.

Dans un pays comme le nôtre, dans lequel il y a une longue histoire de l’occupation de l’espace public, la violence a toujours un caractère co-construit. Des règles tacites se sont constituées, qui peuvent être transgressées. Quand les forces en présence ne les respectent plus, la situation devient explosive. C’est ce qui se passe actuellement, car la violence sociale ressentie est très forte et cherche en vain à s’exprimer par des formes politiques. Ce n’est pas exprimé d’une façon aussi claire et nette, mais on est dans une stratégie de pourrissement du mouvement par les pouvoirs publics.

Le phénomène de porosité que vous décrivez, entre les manifestants qui assument l’usage de la violence et les autres, est-il inédit ?

A l’échelle du siècle, très peu d’organisation en France ont mobilisé la violence comme une forme d’action stratégique. Il y a des exceptions : l’Action française avant 1914 et dans les années 1930, le PCF en mai 1952, et des forces d’extrême gauche dans les années 1970. On retrouve aujourd’hui des forces minoritaires, comme le MILI (Mouvement inter-luttes indépendant, ndlr), qui se réclament de la violence comme facteur de déstabilisation. Ce n’est évidemment pas le cas de la CGT, ce qui explique les déclarations de Philippe Martinez ces derniers jours. La violence dans le mouvement ouvrier a toujours été dénoncée comme une violence subie, même si les dockers ont par exemple un rapport à la force physique – et donc si nécessaire à la violence –, plus important.

Dans la mobilisation actuelle contre la loi Travail, un phénomène de porosité se manifeste en effet, car ses acteurs ont le sentiment d’être dans une impasse. Comme les forces de l’ordre, les pouvoirs publics devraient laisser des espaces libres pour permettre une dispersion sans heurts et donner une issue politique au mouvement. S’ils n’ont pas d’espace pour quitter le lieu des violences, les manifestants se soudent et sont poussés à y avoir recours, d’autant plus que les forces de l’ordre sont perçues comme un adversaire en position offensive.

En quoi la mobilisation contre la “loi Travail” est-elle différente du précédent grand mouvement social marqué par de nombreuses manifestations massives – contre la réforme des retraites en 2010 ?

Ces deux mobilisations ne sont pas de même nature, parce les manifestants actuels ont un sentiment d’impasse et de surdité totale. En 1984, une manifestation géante pour la défense de l’école libre a fait tomber le projet de loi Savary, et a contribué à la chute du gouvernement de Pierre Mauroy. La rue a montré qu’elle était capable de venir à bout d’un ministre du gouvernement, sans que ce soit vécu comme une crise politique majeure, du type 1968 ou 1934. Entre 1984 et 1995, une dizaine de lois ou de projets de lois sont tombés à cause de rassemblements de rue, le plus fort étant celui de 1995, cette fois-ci à la gauche de l’échiquier politique.

C’est en 1995, à la suite de ce processus, que des hommes politiques – Juppé malgré lui, et Balladur consciemment -, ont théorisé la manifestation comme un “référendum d’initiative populaire”. C’est ce que les Guignols ont appelé de manière humoristique le “juppéthon”. A partir de là, la question du nombre de manifestants devient un problème majeur pour la presse, alors qu’avant il n’y avait pas de débats sur les chiffres.

L’inconscient populaire est désormais acquis à l’idée que plus une manifestation est massive, plus elle a de chances d’obtenir satisfaction. Mais “la rue ne gouverne pas”, comme l’a dit Raffarin pendant le mouvement des retraites. En 2010, le pouvoir a tenu, et a cassé en même temps l’instrument de la mobilisation. Depuis, cette tension entre le pouvoir et la rue est permanente, et l’utilisation du 49-3 la rend d’autant plus violente, car il accentue le sentiment d’impuissance et d’impasse.

Le mouvement Nuit debout peut-il être considéré comme un effet du sentiment d’usure de la manifestation traditionnelle ?

Je ne pense pas, car Nuit debout s’est développé dans la phase montante du mouvement. Historiquement dans le répertoire d’action social, la manifestation a été conçue comme une marche “en avant vers” un objectif : ce sera encore le cas des prochaines manifestations syndicales. Mais depuis au moins une dizaine d’années d’autres formes d’occupation de l’espace public se sont développées. Elles sont plus statiques, comme les Indignés, le mouvement des places, ou encore Nuit debout. Je pense que cela participe d’un autre rapport à l’histoire : “c’est ici et maintenant, il n’y a plus d’avenir”, estiment les acteurs de ces mouvements. La conception positiviste de l’histoire “en marche vers un avenir meilleur” a été dépassée. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron appelle encore son mouvement “En marche !”, Nuit debout s’assoit.

Nuit debout était un moyen pour une nouvelle génération d’être ensemble pour se parler. La manifestation n’est pas faite pour se parler, mais pour construire le nombre et faire la démonstration de sa force. Ce n’est pas le même objet, et pas nécessairement les mêmes acteurs.

Finalement, Nuit debout s’est essoufflé au moment où le mouvement a pris la forme plus classique des grèves. Il y a une articulation involontaire de ces formes d’action, qui traduisent un malaise qui dépasse la loi El Khomri. C’est un facteur qui devrait faire réfléchir, plutôt que servir à condamner le mouvement.

Propos recueillis par Mathieu Dejean