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Bourdieu et le matérialisme marxien

Bourdieu marxisme

Lien publiée le 22 septembre 2016

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http://www.contretemps.eu/bourdieu-marx-domination/

Dans cet article, Fabien Granjon examine les rapports complexes entretenus par la sociologie de Bourdieu avec Marx et le marxisme, à partir des questions de la classe, de l’habitus et de la domination symbolique.

Fabien Granjon est professeur des universités à l’UFR culture et communication de l’université Paris-8, ainsi que directeur du Centre d’Études sur les Médias, les Technologies et l’Internationalisation (CEMTI).

Ce texte est paru initialement dans le livre Matérialismes, culture et communication, Tome 1 – Marxismes, Théorie et sociologies critiques (Presses des Mines, 2016).

materialisme-culture-communication

«Je répète souvent que le marxisme est ‘‘indépassable’’, mais à condition de le dépasser» (Pierre Bourdieu, Sur l’État).

Bourdieu était-il marxiste ? Il s’en défendait en précisant que « la réponse à la question de savoir si un auteur est marxiste […] n’apporte à peu près aucune information sur cet auteur » (Bourdieu, 1987a : 39). Se dire marxiste, ajoutait-il, n’est bien souvent, « rien de plus qu’une profession de foi – ou un emblème totémique  » (Bourdieu, 1984a : 26). Tout en se définissant volontiers comme pascalien, il reconnaissait s’être vivement intéressé au « jeune Marx », avoir été passionné par les Thèses sur Feueurbach (auxquelles il fait référence de nombreuses fois) et avoir lu et relu tous les textes de Marx (et même certains de Lénine). Aussi, n’hésitait-il pas à évoquer, voire à citer Marx (Gilles, 2012), jamais de manière vraiment conséquente (les plus « longs » passages consacrés à la pensée marxienne/marxiste se trouvent dans Sur l’État – 2012 –, et plus encore dans Le métier de sociologue – Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968 – où sont notamment reproduits des extraits de L’Idéologie allemande, de Misère de la philosophie, et de l’Introduction générale à la critique de l’économie politique), toujours en contrepoint d’un développement, souvent pour lui emprunter une formule, mais également pour en faire la critique et le considérer comme un théoricien imprudent (Gilles, 2014) : « Marx, affirmait-il, a assez revendiqué le titre de savant pour que le seul hommage à lui rendre soit de se servir de ce qu’il a fait et de ce que d’autres ont fait avec ce qu’il avait fait, pour dépasser ce qu’il a cru faire » (Bourdieu, 1987a : 64). Davantage que l’approche marxienne, c’est plutôt un certain marxisme orthodoxe et paresseux (basic marxism) que Bourdieu attaque, celui, fonctionnaliste, qui paradoxalement, tend par exemple à arracher les concepts à leur histoire pour en faire des notions éternelles ou positivistes, c’est-à-dire finalement, celui qui s’écarte du matérialisme en ne prenant pas assez au sérieux les attendus portés par l’historicité et ses nécessités réflexives dont, par ailleurs, il reconnaît qu’elles sont au principe de la sociologie critique de la sociologie qu’il n’aura de cesse de développer jusqu’à sa mort : « Le succès historique de la théorie marxiste […] contribue ainsi à faire de la théorie du monde social la moins capable d’intégrer l’effet de théorie, [ce qui] représente sans doute aujourd’hui le plus puissant obstacle au progrès de la théorie adéquate du monde social auquel elle a, en d’autres temps, plus qu’aucune autre contribué » (Bourdieu, 1984b : 12). Utilisant ainsi parfois Marx contre le marxisme « asile de l’ignorance », la sociologie bourdieusienne de la domination a, nous semble-t-il, largement avoir avec une pensée matérialiste et unconstructivisme critique partageant de nombreux traits caractéristiques de l’épistémologie de l’approche marxienne/marxiste exposée supra, et ce, malgré, parfois, une propension à proférer quelque anathème définitif qu’il reconnaît lui même comme « péremptoire et abrupte » : « Le marxisme n’a pas les moyens théoriques de penser la domination étatique, et, plus généralement, toute espèce de domination. […] Le marxisme ne sait pas penser ce dont il ne fait que parler. […] Le marxisme nous a rempli la tête de faux problèmes, d’oppositions indépassables ou de distinguos impossibles » (Bourdieu, 2012 : 268-269 et 425). Pour Jacques Bidet, « Bourdieu relaie [pourtant] l’ambition ‘‘généraliste’’ du marxisme (à relier économie et histoire), mais dans les termes d’une ‘‘sociologie’’, c’est-à-dire d’une théorie des rapports sociaux, et non plus ceux d’un ‘‘matérialisme historique’’, dont le propre est de se donner pour objet le complexe des relations entre rapports sociaux et forces productives » (2001 : 407). Bourdieu s’inscrit donc bien dans le sillage de Marx (et tout autant dans ceux de Durkheim et de Weber – Mauger, 2012), dans la mesure où il fait siens les principaux impératifs du matérialisme critique : a) l’historicité qui interdit « d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu et al., 1968 : 35) ; b) une pratique empirico-théorique, c’est-à-dire un concret-penséqui tient à distance le théoricisme sans données autant que l’empirisme positiviste : « Les travaux scientifiques, à la différence des textes théoriques, appellent non la contemplation ou la dissertation, mais la confrontation pratique avec l’expérience » (Bourdieu, 1998a : 254) ; c) un relationnalisme (une dialectique) qui pose que tout phénomène social participe d’un système de relations en mouvement et en évolution : « Bourdieu partage avec Marx, mais aussi avec Durkheim, une conception relationnelle du social qui nécessite de reconstituer le réseau complet des rapports sous-jacents à tout fait » (Wacquant, 1996) ; ainsi que d) une perspective agonistique postulant que la « vérité » se trouve dans les inégalités, les luttes et les rapports de force : « Les configurations sociales sont, en tout temps et tout lieu, le produit de luttes – luttes des classes à travers l’histoire chez le co-rédacteur du Manifeste communiste, lutte des classements qui débordent largement le seul registre des classes tout en l’englobant chez l’auteur de La distinction » (Wacquant, 1996).

De la classe

Dans ses travaux sur l’Algérie, Bourdieu entend par exemple mettre au jour la discordance entre les dispositions économiques des « agents », indexées à leurs structures temporelles précapitalistes et les structures économiques capitalistes « nouvelles » au sein desquelles ils se trouvent dans l’obligation d’évoluer. L’idée est notamment de montrer que la différence entre prolétariat et sous-prolétariat naît de « conditions économiques de possibilités des conduites de prévision rationnelle, dont les aspirations révolutionnaires sont une dimension » (Bourdieu, 1987a : 17). Aussi, Bourdieu affirme vouloir rompre avec une représentation réaliste et objectiviste (marxiste) de la classe comme groupe de condition d’existence (en soi) pour s’intéresser davantage à la classe probable (ethos de classe). Il insiste ainsi sur le fait que chaque individu possède des « coordonnées » qui le positionnent dans l’espace social et le rapprochent d’autres individus qui, ensemble, sont plus « disposés » à former une classe mobilisée (pour soi), « ce qui ne veut pas dire que la proximité dans l’espace social, à l’inverse, engendre automatiquement l’unité : elle définit une potentialité objective d’unité » (Bourdieu, 1994 : 26-27) :

« La probabilité de la mobilisation en mouvements organisés, dotés d’un appareil et de porte-parole, etc. (cela même qui fait parler de ‘‘classe’’), sera inversement proportionnelle à l’éloignement dans cet espace [social]. Si la probabilité de rassembler réellement ou nominalement – par la vertu du délégué – un ensemble d’agents est d’autant plus grande qu’ils sont plus proches dans l’espace social et qu’ils appartiennent à une classe construite plus restreinte, donc plus homogène, le rapprochement des plus proches n’est jamais nécessaire, fatal (du fait que les effets de la concurrence immédiate peuvent faire écran) et le rapprochement des plus éloignés n’est jamais impossible. […]

Ceci marque une première rupture avec la tradition marxiste : celle-ci identifie, sans autre procès, la classe construite et la classe réelle […] ; ou bien quand elle fait la distinction, avec l’opposition entre la ‘‘classe-en soi’’, définie sur la base d’un ensemble de conditions objectives, et la ‘‘classe-pour-soi’’, fondée sur des facteurs subjectifs, elle décrit le passage de l’une à l’autre, toujours célébré comme une véritable promotion ontologique, dans une logique soit totalement déterministe soit au contraire pleinement volontariste » (Bourdieu, 1984b : 4).

Bourdieu tend, ici, à réduire la vision marxiste des classes et de leurs luttes, à un développement empiriste positiviste arrimé aux seuls faits, extraits de leurs relations à la totalité, ignorant des processus et réduisant « la vérité du classement sociale à la vérité objective de ce classement » (Bourdieu, 1978 : 17). Pourtant, l’analyse de Marx des paysans parcellaires dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte insiste bien sur le fait que ceux-ci constituent une classe de conditions d’existence, mais que «  l’identité de leurs intérêts ne crée ni communauté, ni lien national, ni organisation politique » (1994 : 533). De surcroît, comme le souligne Daniel Bensaïd :

« Il n’y a pas, dans Le Capital, de définition classificatoire et normative des classes, mais un antagonisme dynamique qui prend forme au niveau du procès de production d’abord, du procès de circulation ensuite, de la reproduction d’ensemble enfin. Les classes ne sont pas définies par le seul rapport de production dans l’entreprise. Elles dont déterminées, au fil d’un procès où se combinent les rapports de propriété, la lutte pour le salaire, la division du travail, les relations aux appareils d’État et au marché mondial, les représentations symboliques et les discours idéologiques. Le prolétariat ne peut donc être défini de façon restrictive, en fonction du caractère productif ou non du travail, qui n’intervient qu’au livre II du Capital sur le procès de circulation » (2001 : 30).

La critique du sociologue s’adresse-t-elle, ici, à Marx lui-même, ou bien au marxisme stalinisé du Parti communiste ? Toujours est-il qu’il reproche également à Marx d’avoir apporté de fausses solutions théoriques du fait de ne pas avoir assez pris en compte que le passage de la classe en soi à la classe réelle (réalisée) nécessitait un travail politique, c’est-à-dire une lutte pour l’imposition de principes de vision et de division, d’idées-forces « qui donnent de la force en fonctionnant comme force de mobilisation » (Bourdieu, 2000a : 63) : « Le passage de l’état de groupe pratique à l’état de groupe institué (classe, nation, etc.) suppose la construction du principe de classement capable de produire l’ensemble des propriétés distinctives qui sont caractéristiques de l’ensemble des membres de ce groupe » (Bourdieu, 1987b : 153). La critique est censée dans la mesure où Marx surestime parfois le social au détriment du politique qui n’en serait qu’une conséquence. En certains développements, la classe politique tend à être rabattue sur la classe sociale et sa croissance organique, mais Marx considère néanmoins que le projet révolutionnaire relève bien d’un processusincertain, celui de la lutte des classes (force motrice d’un développement historique ouvert), durant lequel le prolétariat se constitue en sujet : « La classe ouvrière se construit comme force politique et sociale consciente d’elle-même, visant à la fois l’émancipation humaine et la constitution de formes collectives d’action et de décision, par-delà les frontières sociologiques de la seule classe ouvrière mobilisée » (Garo, 2012 : 51). Le passage de l’en-soi au pour-soi passe ainsi par une lutte politique concrète (et non une utopie abstraite), laquelle est « associée à la connaissance d’une essence et des contradictions qui la traverse, connaissance qui joue de ce fait même un rôle directement politique, donnant à percevoir le conflit d’intérêts présent et le transposant en un rapport de forces dont la théorie est alors partie prenante » (Garo, 2012 : 40).

« Marx ne théorise pas une classe-parti qui, via la coïncidence entre classe en-soi et classe pour-soi, situerait dorénavant au niveau de l’organisation elle-même le processus d’individuation. Mais il s’efforce bien de penser des sujets de la transformation historique, qui sont à la fois et indissociablement des sujets individuels et collectifs. C’est la formation de la conscience politique de l’individu et l’élargissement de son pouvoir social d’action qui doit selon lui conduire à la formation d’un dispositif collectif de décision, qui n’est rien moins, à terme, que l’humanité elle-même, démocratiquement organisée et enfin capable de choix concertés, c’est-à-dire en mesure d’inventer son histoire à proprement parler. De ce point de vue, Marx s’inscrit bien dans la filiation d’une réflexion philosophico-politique d’inspiration cosmopolite, dont Kant est un jalon majeur. Mais de façon radicalement inédite, la formation de structures collectives non-étatiques est pensée par Marx comme facteur central dans un procès historique de subjectivation élargie qui repose toujours, en dernière instance, sur la subjectivation des individus en tant que tels et sur leur capacité à se hisser au niveau d’acteurs historiques conscients » (Garo, 2012 : 48-49).

Contrairement à certaines formules un peu rapides faisant de l’essence de la lutte des classes « le passage sans transition de la connaissance à l’action » (Lukács, 1960 : 259), Marx s’avère bien plus prudent, à l’instar d’Herbert Marcuse qui estime que « Le prolétariat […] fournit à la philosophie les ‘‘armes matérielles’’, [et] trouve dans la philosophie ses ‘‘armes intellectuelles’’ » (1963 : 168). Le matérialisme historique fait une place de choix aux structures objectives, c’est évident, mais il n’oublie pas pour autant le facteur subjectif en ce qu’il place la pratique au centre des procès de changement social et de la geste révolutionnaire. Bourdieu insiste, pour sa part, sur le fait que la lutte des classes est aussi (et pas seulement) une lutte de classements, dimension qu’il estime particulièrement centrale : « une lutte proprement symbolique (et politique), pour imposer une vision du monde social, ou, mieux une manière de le construire, dans la perception et dans la réalité » (Bourdieu, 1994 : 27) :

« Les classes ne sont jamais mobilisées si elles ne sont pas en effet le produit de cette lutte de classements comme lutte proprement symbolique (et politique) pour imposer une vision du monde social et des principes de division selon lesquels le monde social est susceptible d’être découpé. De sorte que l’existence des classes est un enjeu de luttes autant dans les représentations que dans la réalité. Une classe même mobilisée par et pour la défense de ses intérêts ne peut se constituer en tant que telle qu’au prix et à la suite d’un travail collectif de construction inséparablement théorique et pratique. Mais elle a d’autant plus de chances d’advenir à l’existence sociale et de durer que les agents qui se rassemblent sont proches dans l’espace social » (Lenoir, 2004 : 159-160).

Il faudrait ainsi rompre avec l’objectivisme qui ignore « les luttes symboliques dont les différents champs sont le lieu et qui ont pour enjeu la représentation même du monde social et notamment la hiérarchie au sein de chacun des champs et entre les différents champs » (Bourdieu, 1984b : 3). Les représentations de classe du monde social sont partie intégrante dudit monde, ainsi que de l’existence des classes elles-mêmes, et les luttes sociales se développent avec l’appui de dispositifs symboliques de classement :

« Si l’on admet que toute société est faite de groupes structurés en classes d’équivalence par des relations d’ordre, parler de luttes de classement c’est, précisément, désigner l’ensemble des opérations et des processus – des pratiques – qui permettent aux distinctions entre classes d’être exprimées, officialisées, imposées ou disqualifiées, donc de les faire socialement exister. Mais c’est aussi admettre que ces luttes produisent, en retour, des effets d’assignation et participent, pour finir, d’un ordre social toujours provisoirement stable. Le classement ne résulte pas seulement d’un jugement d’attribution qui assigne à un individu une place ou une position ; il permet de définir ou de redéfinir des frontières, des limites, des ‘‘confins’’ entre groupes. Les luttes de classement soutiennent ainsi les constitutions et les transformations des groupes sociaux à l’intérieur des champs différenciés » (Gautier, 2012 : 387-388).

Prendre au sérieux la classe comme un principe de classement, c’est éviter, selon Bourdieu, de « prendre les choses de la logique, pour la logique des choses » (Marx) et éviter les écueils d’un objectivisme structuraliste qui, certes est à même de constater l’objectivité des distributions de propriétés matérielles, mais se rend incapable de considérer l’importance d’une objectivité d’un autre ordre, celle des classements et des représentations : « Tout en refusant d’accorder que les différences n’existent que parce que les agents croient ou font croire qu’elles existent, on doit admettre que les différences objectives inscrites dans les propriétés matérielles et dans les profits différentiels qu’elles procurent se convertissent en distinctions reconnues dans et par les représentations qu’en donnent et que s’en font les gens » (Bourdieu, 1978 : 16). C’est là reconnaître que pour avoir une pleine consistance, les phénomènes sociaux doivent également s’inscrire dans un ordre symbolique, étant entendu qu’il s’agit « d’inclure dans le réel la représentation du réel, ou plus exactement la lutte des représentations, au sens d’images mentales, mais aussi de manifestations sociales destinées à manipuler les images mentales » (Bourdieu, 1987b : 136). Comme le note Rémi Lenoir, il s’agit de « tirer parti du fait que toute classe sociale doit une part de ses propriétés à la position qu’elle occupe dans une structure sociale (comme une partie dans un tout), ces propriétés, selon la logique structuraliste que Pierre Bourdieu poussait jusqu’au bout, devant être relativement indépendantes de ses qualités intrinsèques, celles que la classe tient de ses conditions matérielles d’existence » (2004 : 143). Bourdieu préfère donc s’appuyer sur une théorie de l’ajustement objectif à la nécessité du « jeu » (qui n’est pas nécessairement celui des rapports de production), qui a notamment été illustrée, dans les premiers travaux de Bourdieu, par l’étude des « sens de l’honneur » et des stratégiesde reproduction kabyles et béarnais :

« La notion d’espace social permet d’échapper à l’alternative du nominalisme et du réalisme en matière de classes sociales : le travail politique destiné à produire des classes sociales en tant quecorporate bodies, groupes permanents, dotés d’organes permanents de représentation, de signes, etc. a d’autant plus de chances de réussir que les agents qu’il veut rassembler, unifier, constituer en groupe sont plus proches dans l’espace social (donc appartiennent à la même classe sur le papier). Les classes au sens de Marx sont à faire par un travail politique qui a d’autant plus de chances de réussir qu’il s’arme d’une théorie bien fondée dans la réalité, donc plus capable d’exercer un effet de théorie – theorein, en grec veut dire voir –, c’est-à-dire d’imposer une vision des divisions » (Bourdieu, 1987a : 153-154).

Plutôt que d’insister sur l’existence de classes sociales et d’une société d’individus qui « exprime la somme des relations, des rapports où ces individus se situent les uns par rapport aux autres » (Marx, 1980 : 205), Bourdieu préfère accentuer l’importance de l’espace social en tant qu’espace de différences (d’inégalités), c’est-à-dire de distribution de différentes espèces de capital (économique, social, culturel, symbolique, etc.) « dans lequel les classes existent en quelque sorte à l’état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose qu’il s’agit de faire » (Bourdieu, 1994 : 28). Dans une perspective bourdieusienne, les capitaux sont avant tout le résultat d’une dotation différentielle, un « asset, au sens du marxisme analytique de J. Roemer et de E. O. Wright [:] dotation différentielle, et, en ce sens, comme relation » (Bidet, 2001 : 409). Aussi, pour le sociologue, s’agit-il de rompre « avec la théorie marxiste [qui aurait] tendance à privilégier les substances – ici les groupes réels dont on prétend définir le nombre, les limites, les membres, etc. – au détriment des relations et avec l’illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une classe réelle, un groupe effectivement mobilisé » (Bourdieu, 1984b : 3). L’espace des positions sociales décrit également un espace des dispositions (habitus) et de prises de position (représentations) qui définissent des places dans la distribution des pouvoirs et conduisent à des luttes notamment symboliques. De même, pour le sociologue, la valeur est-elle à comprendre, primordialement, comme l’enjeu de luttes et non une propriété matérielle des marchandises échangées et de faire à cette occasion le reproche à un certain marxisme, et pour le coup à Marx lui-même, un substantialisme évitant de faire une critique de l’économie de la production sociale de la valeur, alors que l’auteur même du Manifeste « dénonçait dans le fétichisme le produit par excellence de l’inclination à imputer la propriété d’être une marchandise à la chose physique et non aux relations qu’elle entretient avec le producteur et les acheteurs potentiels » (Bourdieu, 1987a : 127). Chez Marx, la valeur n’est pourtant pas une propriété naturelle, mais bien le résultat d’une construction sociale qui, d’une part, homogénéise et indifférencie l’activité créatrice de la valeur d’échange (un travail général-abstrait) et, d’autre part, transforme la valeur d’usage en « abstraction réelle » qui, fétichisée, se fait support de l’idéologie marchande : « La valeur n’y joue pas le rôle de substance. Pas plus que le capital ne se présente comme une chose économique. Ce sont bien des rapports sociaux, un système de relations historiquement déterminées des hommes entre eux et des hommes avec leurs conditions naturelles de reproduction » (Bensaïd, 2001 : 32). S’agissant précisément de la valeur, l’accusation du sociologue à l’endroit du matérialisme historique semble moins relever de la dénonciation d’un constructivisme critique qui ne tiendrait pas ses engagements à saisir les faits comme des processus (chosisme), qu’à la nécessité d’élargir l’étude de ce que sont les phénomènes de construction de la valeur, au-delà du terrain strictement économique. Avec Max Weber, Bourdieu invite, affirme-t-il, à un « matérialisme radical » qui n’en reste pas à l’analyse économique, mais l’étend « à des terrains ordinaires abandonnés par l’économie […] où règne [notamment] l’idéologie du désintéressement » (1984a : 25). Dans La Distinction, cette attention à l’ajustement des manières d’être et de faire à l’environnement social conduit Bourdieu à proposer de :

« substituer à la relation abstraite entre des consommateurs aux goûts interchangeables et des produits aux propriétés uniformément perçues et appréciées, la relation entre des goûts qui varient de façon nécessaire selon les conditions économiques et sociales de leur production, et les produits auxquels ils confèrent leurs différentes identités sociales. Il suffit en effet de poser la question, étrangement ignorée des économistes, des conditions économiques de la production des dispositions postulées par l’économie, c’est-à-dire, dans le cas particulier, la question des déterminants économiques et sociaux des goûts, pour apercevoir la nécessité d’inscrire dans la définition complète du produit les expériences différentielles qu’en font les consommateurs en fonction des dispositions qu’ils doivent à leur position dans l’espace économique » (Bourdieu, 1979 : 111-112).

Citant le livre premier du Capital qui consigne que « la division du travail imprime à l’ouvrier de manufacture un cachet qui le consacre propriété du capital », Bourdieu fait un parallèle entre ce « cachet » dont parle Marx et ce qu’il qualifie, pour sa part, de « style de vie » populaire marqué par un « matérialisme spontané », lequel, du côté du goût, ne peut être qu’indexé à la nécessité qui « porte à réduire les pratiques à la vérité de leur fonction », et appréhendé par les autres classes comme un manque de savoir, de savoir-être, de savoir-faire et finalement de savoir-vivre. Les pratiques et les représentations de celles-ci « sont toujours plus ajustées qu’il ne paraît aux conditions objectives dont elles sont le produit ». Et d’ajouter :

« Dire avec Marx que ‘‘le petit-bourgeois ne peut pas dépasser les limites de son cerveau’’ (d’autres auraient dit les limites de son entendement), c’est dire que sa pensée a les mêmes limites que sa condition, que sa condition le limite en quelque sorte deux fois, par les limites matérielles qu’elle impose à sa pratique et par les limites qu’elle impose à sa pensée, donc à sa pratique, et qui lui font accepter, voire aimer, ces limites. On est ainsi mieux en mesure de comprendre l’effet propre de laprise de conscience : l’explicitation du donné présuppose et produit la mise en suspens de l’adhésion immédiate à ce donné qui peut conduire à la dissociation de la connaissance des relations probables et de la reconnaissance de ces relations, l’amor fati pouvant ainsi se renverser en odium fati » (Bourdieu, 1979 : 271).

De l’habitus

Les conditions économiques déterminent les pratiques, les goûts, les styles de vie. L’opération ne s’effectue cependant pas de manière directe, mais parce que ces rapports « aval » au monde sont le produit de conditions sociales d’existence « amont » qui les ont forgés, et qui sont également, la plupart du temps, celles dans lesquelles ils se développent et s’ajustent au mieux des situations. La logique de la pratique bourdieusienne diffère donc sensiblement de celle que développe Marx par le biais du concept de modes de production (forces productives + rapports de production – Burawoy, 2012). Pour Bourdieu, « les pratiques peuvent se trouver objectivement ajustées aux chances objectives – tout se passant comme si la probabilité a posteriori ou ex post d’un événement, qui est connue à partir de l’expérience passée, commandait la probabilité a priori ou ex ante, qui lui est subjectivement accordée – sans que les agents procèdent au moindre calcul et même à une estimation, plus ou moins consciente, des chances de réussite » (Bourdieu, 2000b : 259). Autrement dit, les conditions économiques ne pèsent de tout leur poids qu’en résonnance avec ce que Bourdieu définira comme un habitus, et plus spécifiquement, l’habitus qu’elles ont façonné en tant qu’il apparaît comme un sens de l’orientation sociale de ce qui convient ou disconvient, c’est-à-dire orientant « les occupants d’une place déterminée dans l’espace social vers les positions sociales ajustées à leurs propriétés, vers les pratiques ou les biens qui conviennent aux occupants de cette position qui leur ‘‘vont’’ » (Bourdieu, 1979 : 544).

« Produites par une classe particulière de conditions matérielles d’existence, objectivement saisies sous la forme d’une structure particulière de chances objectives – un avenir objectif –, les dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures structurantes, orientant et organisant les pratiques économiques de l’existence quotidienne, opérations d’achat, d’épargne ou de crédit, aussi bien que les représentations politiques, résignées ou révolutionnaires » (Bourdieu, 1977a : 7-8).

Comme le note Gisèle Sapiro, Bourdieu « retient du matérialisme historique l’attention aux conditions d’existence différenciées et la conception structurale et dialectique des rapports entre les classes sociales, [mais il] réinsère à la suite de Max Weber, le point de vue subjectif des agents sur le monde et l’interrogation sur les logiques d’action » (2004 : 62). Mais cet intérêt pour le point de vue subjectif des agents, ainsi que pour leurs logiques d’action est loin d’être étranger au matérialisme historique. Au mitan des années 1960, Lucien Goldmann, dans une formulation proche de celle de Bourdieu, affirme ainsi : « Je pense que la réalité historique est liée à une série d’habitudes, de comportements de structures mentales et que les hommes vivant dans des conditions analogues constituent des groupes sociaux qui élaborent pour résoudre leurs problèmes un ensemble d’habitudes ou de structurations mentales à l’aide desquelles ils agissent dans le monde et qui d’ailleurs ne structurent pas seulement leur comportement, mais tout autant leur intelligence, leur pensée et leur affectivité » (Collectif, 1970 : 159). Dans Algérie 60, citant Marx, Bourdieu évoque par exemple la reproduction simple de l’activité technique et rituelle des paysans algériens qui, en lien avec la base économique de la société permet « la production des biens qui permettent au groupe de subsister et de se reproduire biologiquement, et la reproduction des liens, des valeurs et des croyances qui font la cohésion du groupe » (Bourdieu, 1977a : 29). Ce passé-présent, élément d’organisation d’un futur (d’un probable), conduit à des ajustements plus ou moins aisés, mais aussi à des décalages pratiques où la confrontation entre structures objectives et subjectives créée des tensions qui placent le sujet social en porte-à-faux avec les situations auxquelles il se trouve confronté. En Algérie, Bourdieu montre la difficulté des paysans à s’ajuster aux nouvelles structures de l’économie coloniale, laquelle résulte « de la contradiction entre les valeurs traditionnelles – indivision, logique de l’honneur qui refuse le calcul et la rationalisation des échanges économiques, etc. – et la logique capitaliste, à plus forte raison quand elle est imposée de l’extérieur par le colonialisme » (Sapiro, 2004 : 63). Bourdieu effectue une analyse du même type s’agissant de la société rurale en Béarn, pour laquelle il souligne que les représentations contradictoires de la condition paysanne qui y prévalent, entre révolte et conservatisme, trouvent leur fondement «dans les ambiguïtés objectives d’une condition profondément contradictoires » (Bourdieu, 2002a : 224). Dans le post-scriptum du Bal des célibataires, intitulé « Une classe objet », il précise :

« S’il y a une vérité, c’est que la vérité du monde social est un enjeu de luttes : parce que le monde social est, pour une part, représentation et volonté ; parce que la représentation que les groupes se font d’eux-mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à faire ce que sont les groupes et ce qu’ils font. La représentation du monde sociale n’est pas un donné ou, ce qui revient au même, un enregistrement, un reflet, mais le produit d’innombrables actions de construction qui sont toujours déjà faites et toujours à refaire. Elle est déposée dans les mots communs, termes performatifs qui font le sens du monde social autant qu’ils l’enregistrent, mots d’ordre qui contribuent à produire l’ordre social en informant la pensée de ce monde et en produisant les groupes qu’ils désignent et qu’ils mobilisent. Bref, la construction sociale de la réalité sociale s’accomplit dans et par les innombrables actes de construction antagonistes que les agents opèrent, à chaque moment, dans leurs luttes individuelles et collectives, spontanées ou organisées, pour imposer la représentation du monde social la plus conforme à leurs intérêts ; luttes bien sûr très inégales puisque les agents ont une maîtrise très variable des instruments de production de la représentation du monde social (et, plus encore, des instruments de production de ces instruments) et du fait aussi que les instruments qui s’offrent immédiatement à eux tout préparés, et en particulier le langage ordinaire et les mots de sens commun, sont par la philosophie sociale qu’ils véhiculent à l’état implicite, très inégalement favorables à leurs intérêts selon la position qu’ils occupent dans la structure sociale » (Bourdieu, 2002a : 249-250).

La théorie de l’habitus pose ainsi l’existence d’une dialectique entre des structures objectives indépendantes de la conscience (des histoires faites choses) et les constructions subjectives des individus (des histoires faites corps), représentations et dispositions au principe desquelles les premières se trouvent et que les secondes tendent à reproduire[1] : un « double mouvement constructiviste d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur » (Corcuff, 1995 : 32). Mais « les structures objectives sont elles-mêmes des produits de pratiques historiques dont le principe producteur est lui-même le produit des structures qu’il tend de ce fait à reproduire » (Bourdieu, 2000b : 278). L’habitus se trouve donc au carrefour d’une double historicité. C’est un « passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l’histoire et partir de l’histoire » (Bourdieu, 1980a : 94). Autrement dit, « Les différences dans les dispositions sont, autant que les différences de position (auxquelles elles sont souvent liées), au principe de différences de perception et d’appréciation et, par là, de divisions bien réelles » (Bourdieu, 1980b : 12). Par là, Bourdieu rompt lui aussi, à sa façon, avec l’opposition entre l’objectivisme et le subjectivisme, la structure et le sujet, la théorie et la pratique, pour proposer une théorie de la pratique rendant compte, pour parler comme Marx dans sa première thèse sur Feuerbach, de « l’activité humaine concrète », et dans les termes du sociologue, de « l’activité cognitive de construction de la réalité sociale » au principe de laquelle on ne trouve pas « une conscience calculante et raisonnante », mais un « agent dans sa vérité d’opérateur pratique de constructions du réel » (Bourdieu, 1998a : 295) : « À la vision dualiste qui ne veut connaître que l’acte de conscience transparent à lui-même ou la chose déterminée en extériorité, il faut donc opposer la logique réelle de l’action qui met en présence deux objectivations de l’histoire » (Bourdieu, 1980a : 95).

« L’économie des pratiques économiques, cette raison immanente aux pratiques, trouve son principe non dans des ‘‘décisions’’ de la volonté et de la conscience rationnelles ou dans des déterminations mécaniques issues de pouvoirs extérieurs, mais dans les dispositions acquises à travers les apprentissages associés à une longue confrontation avec les régularités du champ ; ces dispositions sont capables d’engendrer, en dehors même de tout calcul conscient, des conduites et même des anticipations qu’il vaut mieux appeler raisonnables que rationnelles, même si leur conformité avec les estimations du calcul incline à les penser et à les traiter comme des produits de la raison calculatrice » (Bourdieu, 2000c : 22-23).

La notion d’habitus « restitue à l’agent un pouvoir générateur et unificateur, constructeur et classificateur, tout en rappelant que cette capacité de construire la réalité sociale, elle même socialement construite, n’est pas celle d’un sujet transcendantal, mais celle d’un corps socialisé, investissant dans la pratique des principes organisateurs socialement construits et acquis au cours d’une expérience sociale située et datée » (Bourdieu, 1997 : 164). Bourdieu prend en compte l’expérience des sujets sociaux (agents) comme étant partie intégrante de la réalité sociale, mais cette attention ne fait jamais abstraction du fait que l’action et la production de sens desdits sujets est également comptable de structures structurantes.

« En tant que pratique, [cette théorie de la pratique] rappelle, contre le matérialisme positiviste, que les objets de connaissance sont construits, et non passivement enregistrés, et, contre l’idéalisme intellectualiste, que le principe de cette construction est le système des dispositions structurées et structurantes qui se constitue dans la pratique et qui est toujours orienté vers des fonctions pratiques. On peut en effet, avec le Marx des Thèses sur Feuerbach, quitter le point de vue souverain à partir duquel l’idéalisme objectiviste ordonne le monde sans être obligé de lui abandonner ‘‘l’aspect actif ’’ de l’appréhension du monde en réduisant la connaissance à un enregistrement : il suffit pour cela de se situer dans ‘‘l’activité réelle comme telle’’, c’est-à-dire dans le rapport pratique au monde par où le monde impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à faire ou à dire, ses choses faites pour être dites, qui commandent directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un spectacle. Il s’agit d’échapper au réalisme de la structure auquel l’objectivisme, moment nécessaire de la rupture avec l’expérience première et de la construction des relations objectives, conduit nécessairement lorsqu’il hypostasie ces relations en les traitant comme des réalités déjà constituées en dehors de l’histoire des individus et du groupe, sans retomber pour autant dans le subjectivisme, totalement incapable de rendre compte de la nécessité du monde social : pour cela, il faut revenir à la pratique, lieu de la dialectique de l’opus operatum et du modus operandi, des produits objectivés et des produits incorporés de la pratique historique, des structures et des habitus  » (Bourdieu, 1980a : 87-88).

Pour Marx, le sujet social est un sujet collectif, un individu socialisé, et c’est précisément en tant qu’être social que l’être humain est individuel : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (Marx, Engels, 1972 : 25). Toutefois, « la subjectivation collective ne peut être que le pendant d’une individuation accrue des individus, construisant leur propre conscience critique et participant à une lutte que nul ne leur impose » (Garo, 2012 : 61). Marx insiste donc sur les capacités de l’individu (désaliéné) à penser juste et à agir en conséquence : celui-ci peut être exploité, subordonné, assujetti, dépossédé, aliéné, réifié, mystifié, inaccompli, mais il est également, sous certaines conditions un individu capable de critique, de s’opposer, de s’organiser et de travailler activement à son émancipation. D’un côté des forces qui visent à brider des virtualités individuelles créatrices et singularisantes, de l’autre des potentialités qui ouvrent des possibles contraires de dégagement de ces logiques d’asservissement. L’individu marxiste est donc à la fois le produit des rapports sociaux, mais il est aussi susceptible de devenir un levier d’une transformation sociale visant à modifier ces rapports sociaux. Chez Bourdieu, l’agent social est un collectif individué et il accentue surtout, par là, l’impossibilité de l’agent à ne pas être le jouet socialisé des habitus qui sont les siens. Même s’il faut préciser que la réaction routinisée est conditionnelle, qu’elle n’a rien d’automatique et qu’elle n’évince jamais totalement la possibilité d’une action déterminée par la référence consciente à une fin, l’individu se caractérise surtout par le fait qu’il est agi et maintenu comme « simple support d’une fonction
sociale de détail » pour parler avec les mots de Marx. L’habitus en tant que savoir pratique situe en effet le sujet (l’agent) en un territoire social et culturel dont la fréquentation plus ou moins longue cadre son sens pratique (un rapport pratique à la pratique, une spontanéité conditionnée et limitée – Bourdieu, 2000c : 324), son rapport au monde et la manière dont il se saisit de la réalité sociale comme membre éventuel d’une classe, c’est-à-dire à partir de laquelle il se classe et classe les autres en fonction d’un probable dont le sens est la résultante d’une classe d’habitus qui est à la fois habitus de classe (principe générateur) et habitus individuel. Cette hybridité se trouve au principe de régularités pratiques, mais celles-ci n’empêchent pas la diversité des conduites empiriques et l’existence de ce que Bourdieu nomme des phénomènes d’hystérésis qui sont des « décalage[s] entre les occasions et les dispositions à les saisir [et qui font] les occasions manquées » (Bourdieu, 1980a : 94) :

« Chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres [habitus des agents d’une même classe], où s’exprime la singularité de la position à l’intérieur de la classe et de la trajectoire. Le ‘‘style personnel’’, c’est-à-dire cette marque particulière que portent tous les produits d’un même habitus, pratiques ou œuvres, n’est jamais qu’un écart par rapport au stylepropre à une époque ou à une classe, si bien qu’il renvoie au style commun non seulement par la conformité […] mais aussi par la différence qui fait la ‘‘manière’’ » (Bourdieu, 1980a : 101).

Outre les différences de style, la pratique sociale oscille également entre ajustements et désajustements ; entre l’action qui convient, que l’on fait convenir (plus ou moins consciemment), mais aussi celle qui rate, fluctuation praxéologique dont la régulation est prise en charge par la logique des pensables et des possibles : « Il peut arriver que, selon le paradigme de Don Quichotte, les dispositions soient en désaccord avec le champ et les ‘‘attentes’’ qui sont constitutives de sa normalité » (Bourdieu, 1997 : 190). Au cœur de l’habitus se situe donc la représentation (subjective) des possibles saisis comme situations probables cadrées par des structures objectives qui bornent tant les espérances subjectives qu’elles en définissent les conditions d’actualisation. Aussi, « les pratiques ne se laissent déduire ni des conditions présentes qui peuvent paraître les avoir suscitées ni des conditions passées qui ont produit l’habitus principe durable de leur production » (Bourdieu, 1980a : 94). L’habitus se trouve « au fondement de ce que Marx appelle la ‘‘demande effective’’ […], rapport réaliste aux possibles qui trouve son fondement et du même coup ses limites dans le pouvoir et qui, en tant que disposition incluant la référence à ses conditions (sociales) d’acquisition et de réalisation, tend à s’ajuster aux chances objectives de la satisfaction du besoin ou du désir » (Bourdieu, 1980a : 108-109). Dans un article reprenant d’ailleurs une formule marxienne, « Le mort saisit le vif »[2], Bourdieu revient sur le passage de L’Être et le néant (1943) dans lequel Jean-Paul Sartre donne l’exemple du garçon de café qui joue son rôle social de garçon de café. Par là, il « ne se fait pas chose (ou ‘‘en soi’’) », comme le pense Sartre : « Son corps, où est inscrite une histoire, épouse sa fonction, c’est-à-dire une histoire, une tradition qu’il n’a jamais vue qu’incarnée dans des corps ou mieux, dans ces habits ‘‘habités’’ d’une certain habitus que l’on appelle des garçons de café » (Bourdieu, 1980b : 8).

« Le concept d’habitus permet ainsi à Bourdieu d’intégrer les acquis de différentes traditions de la sociologie : la tradition marxiste, qui rappelle que les formes de consciences se différencient selon les conditions d’existence [cf. infra], la critique wébérienne du matérialisme marxiste, qui rétablit la place de la vision du monde des groupes sociaux dans l’orientation de leur action [rappelons que Lukács fut l’assistant de Weber], et la tradition durkheimienne de l’étude des formes de classification telle qu’elle a été adaptée par le structuralisme » (Sapiro, 2004 : 69).

Les habitus font par ailleurs pièce avec les champs, lesquels peuvent être considérés comme des territoires sociaux plus ou moins autonomes disposant de leurs propres règles, usages et enjeux (des champs de forces), ainsi que leurs propres formes de domination établissant des différences de position et des rapports de force entre ceux, dominants, qui sont dotés de formes de capital dont le volume et la structure les disposent à s’ajuster au mieux aux exigences des champs qu’ils fréquentent et ceux, dominés, dont les ressources dispositionnelles leur permettent des accommodements nettement moins efficaces et rétributifs. Chaque champ se caractérise donc par des « mécanismes spécifiques decapitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres » (Corcuff, 1995 : 34), mais si « chaque champ a sa propre logique et sa propre hiérarchie, la hiérarchie qui s’établit entre les espèces du capital et la liaison statistique entre les différents avoirs font que le champ économique tend à imposer sa structure aux autres champs » (Bourdieu, 1984b : 3). La reconnaissance de cette prévalence du champ économique se distingue toutefois de la logique de la dernière instance (même dans son approche marxienne non déterministe) que Bourdieu envisage comme un réductionnisme. La théorie marxiste se condamnerait, selon lui, « à définir la position sociale par référence à la seule position dans les rapports de production économique et qu’elle ignore du même coup les positions occupées dans les différents champs et sous-champs, et notamment dans les rapports de production culturelle, ainsi que toutes les oppositions qui structurent le champ social » (Bourdieu, 1984b : 9). C’est là une différence notoire avec le logiciel marxiste puisque Bourdieu envisage la logique de reproduction non comme portant sur un système social global (reproduction élargie), mais sur de multiples sphères différenciées mais reliées entre elles. Il introduit alors l’idée d’une multiplicité de luttes qui ne peuvent se résumer, tant s’en faut, à la seule lutte des classes, mais plutôt à des luttes de places et de classements au fondement d’une prolifération des contradictions, lesquelles peuvent toutefois révéler des positions homologues (e.g. entre misère de condition et misère de position – Bourdieu, 1993), c’est-à-dire reproduire une même structure de domination (qui n’est pas nécessairement de l’exploitation) d’un champ à l’autre, définissant ainsi unchamp du pouvoir, c’est-à-dire un champ de lutte pour le pouvoir, entre dominants (l’équivalent serait le mode de production chez Marx) : « Les rapports des autres champs au champ de production économique sont à la fois des rapports d’homologie structurale et des rapports de dépendance causale, la forme des déterminations causales étant définie par les relations structurales et la force de la domination étant d’autant plus grande que les rapports dans lesquels elle s’exerce sont plus proches des rapports de production économique » (Bourdieu, 1984b : 10).

Selon Bourdieu, ces homologies conduisent sous certaines conditions à des alliances de classe plus ou moins durables, par exemple entre intellectuels et ouvriers qui, pour Marx, font vaciller la division sociale du travail (matériel/idéel) et, par là, symboliquement et pratiquement, fragilisent l’opposition idéologique entre la théorie et la pratique, le concret réel de la pratique et le concret pensé de l’esprit. La théorie des champs peut aussi aider à penser les contretemps(Marx) : « La pluralité des modes de dominations spécifiques et la discordance des temps (les phénomènes d’asynchronie ou de non-contemporanéité). Ainsi, les différents champs ne se transforment pas au même rythme. Les rapports de classes, les rapports de sexe, les rapports de la société à l’écosystème obéissent à des temporalités différentes » (Bensaïd, 2001 : 32). Aussi, les champs ne sont pas équivalents les uns les autres, ils possèdent leur « autonomie relative », notamment par rapport au champ économique. L’espace social, vu de haut, définit des « territoires » spécifiques habités par des groupes sociaux (les classes) dont la réalité est largement indexée au champ économique, et vu de près, assemble une multitude de « régions » (les champs) dont chacune d’entre elles est traversée par la même logique de répartition du pouvoir en fonction de la diversité, du volume et de la structure des capitaux possédés par les sujets sociaux participant du jeu des champs qu’ils fréquentent. Dans cette perspective, l’effort de totalisation au principe du matérialisme historique (le marxisme comme point de vue de la totalité concrète), consistant à expliquer le fonctionnement des sociétés à partir de leur réalité pratique en tant qu’elles forment un tout, et considérant qu’il s’agit de saisir les phénomènes sociaux comme éléments d’une totalité constituée par l’ensemble des rapports sociaux objectifs et subjectifs (les rapports de production et leurs formes de conscience), est pris en charge par la sociologie bourdieusienne comme la nécessité d’une analyse emboîtée saisissant, d’une part, les dispositions et les positions qui s’y attachent, à l’intérieur de chaque champ et, d’autre part, les positions de chaque champ les uns par rapport aux autres (autonomie/hiérarchie). Ce que propose Bourdieu est bien une théorie de la réalité sociale comme totalité concrète, c’est-à-dire organisée par des structures en évolution portées par des histoires faites à la fois corps et choses (des états du monde social) et interreliées dans des situations.

De la domination symbolique

Bourdieu, reproche en fait à Marx d’avoir « évacué de son modèle la vérité subjective du monde social contre laquelle il a posé la vérité objective de ce monde comme rapport de forces. [Or] la représentation subjective du monde social comme légitime fait partie de la vérité complète de ce monde » (1984a : 25). Aussi, insiste-t-il sur le fait que, dans certaines limites, « les structures symboliques ont un pouvoir tout à fait extraordinaire de constitution (au sens de la philosophie et de la théorie politique) qu’on a beaucoup sous-estimé. Mais ces structures […] me paraissent définies dans leur spécificité par les conditions historiques de leur genèse » (Bourdieu, 1987a : 29).

« Ceux qui croient produire une théorie matérialiste de la connaissance lorsqu ’il font de la connaissance un enregistrement passif et qu’ils abandonnent ainsi à l’idéalisme, comme le regrettait déjà Marx dans les Thèses sur Feuerbach, l’“aspect actif ’’ de la connaissance, oublient que toute connaissance, et en particulier toute connaissance du monde social, est un acte de construction mettant en œuvre des schèmes de pensée et d’expression et qu’entre les conditions d’existence et les pratiques ou les représentations s’interpose l’activité structurante des agents qui, loin de réagir mécaniquement à des stimulations, mécaniques, répondent aux appels ou aux menaces d’un monde dont ils ont eux-mêmes contribué à produire le sens. Toutefois, le principe de cette activité structurante n’est pas, comme le veut l’idéalisme intellectualiste et antigénétique, un système de formes et de catégories universelles, mais un système de schèmes incorporés qui, constitués au cours de l’histoire collective, sont acquis au cours de l’histoire individuelle et fonctionnent à létat pratique et pour la pratique (et non à des fins de pure connaissance) » (Bourdieu, 1979 : 544-545).

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent deshabitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement ‘‘réglées’’ et ‘‘régulières’’ sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (Bourdieu, 1980a : 88-89).

Les rapports sociaux sont donc également des rapports de sens, ils ont une dimension symbolique particulièrement importante dans la mesure où cette dernière participe foncièrement à la construction de la réalité sociale et notamment des structures de domination qui sont, elles aussi, à la fois objectives et subjectives, institutionnalisées et intériorisées. Toutefois, chez Bourdieu les rapports de domination objectivés ne sauraient se résumer aux seuls appareils juridico-politiques ou aux appareils idéologiques d’État (école, médias, famille, etc. – Althusser[3]) censés porter des structures qui s’imposeraient aux individus de manière inconsciente et fonctionnelle. Dans cette perspective, les cadres juridico-politiques mis en place par les classes dominantes fixent les normes formelles de liberté et d’égalité telles qu’elles leur sont directement utiles. Or Bourdieu déclare avoir « toujours été gêné par la représentation hiérarchique des instances stratifiées (infrastructure/superstructure) qui est inséparable de la question des rapports entre les structures symboliques et les structures économiques » (Bourdieu, 1987a : 28). Il considère que l’idéologie a été par trop pensée par la tradition marxiste au travers de cette logique instrumentale de la culture dominante censée être « le produit de l’universalisation de l’intérêt particulier des dominants […] imposée aux dominés » (Bourdieu, 2012 : 269) : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle » (Marx, Engels, 1972 : 87). Pourtant, le sociologue reconnaît bien que la culture des dominants est de facto un « instrument […] qui légitime les distinctions en contraignant toutes les cultures désignées comme sous-cultures à se définir par leur distance à la culture dominante » (Bourdieu, 1977b : 408). Néanmoins, il estime que la notion d’idéologie « fait croire qu’il y a une infrastructure et puis des discours » (Bourdieu, 2012 : 465), des systèmes d’idées-représentations sociales qui fourniraient à tout un chacun des outils intellectuels pour penser le monde et y agir, pour répondre pratiquement à des problèmes sociaux et s’adapter/s’ajuster aux situations ordinaires de conditions d’existence données. Traduits du côté de l’agent, ces systèmes d’idées-représentations socialesdéboucheraient alors sur des systèmes d’attitudes-comportements sociaux qui seraient en quelque sorte les précipités de formes de « conscience » déformée de la réalité sociale. Bourdieu considère que ce schéma aurait tendance à opposer la raison théorique à la raison pratique alors qu’il s’agirait davantage de saisir le « penser/agir » à l’aune d’une théorie de l’action dialectisant dispositions et contextes :

« Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie. Les représentations dominantes s’objectivent continûment dans les choses et le monde social enferme de toutes parts, sous forme d’institutions, d’objets et de mécanismes (sans parler des habitus des agents), de l’idéologie réalisée » (Bourdieu, Boltanski, 2008 : 105).

Aussi, Bourdieu en est-il arrivé à « bannir l’usage du mot ‘‘idéologie’’ […], parce que, en évoquant l’ordre des idées, et de l’action par les idées sur les idées, il incline à oublier un des mécanismes les plus puissants du maintien de l’ordre symbolique, à savoir la double naturalisation qui résulte de l’inscription du social dans les choses et dans les corps » (Bourdieu, 1997 : 216). Le sociologue y préfère alors le concept de doxa et, plus encore, celui de violence symbolique(Mauger, 2006), lequel est donc censé porter une critique de Marx, dans la mesure où le sociologue juge que celui-ci, avec Lukács et les tenants de la « fausse conscience », resteraient enfermés dans une « philosophie de la conscience » frappée d’un biais « intellectualiste et scolastique », et ce, dans la mesure où ils considèreraient la prise de conscience comme permettant mécaniquement de s’affranchir de la domination. Contre cet « automatisme » qui ferait donc du savoir le sésame pour une sortie de l’aliénation, le sociologue réaffirme l’heuristique d’une théorie dispositionnelle des pratiques « au-dessous du niveau de la conscience et du discours » (Wacquant, 2002 : 34), seule capable, selon lui, de saisir « l’opacité et l’inertie qui résultent de l’inscription des structures sociales dans les corps » (Bourdieu, 1998b : 62) et la manière dont la domination se saisit tant des dominés que des dominants (citant au passage Marx évoquant des dominants « dominés par leur domination »). Le reproche que Bourdieu adresse à Marx est-il pour autant fondé ? S’opposant à l’idéalisme, ce dernier a pour le moins insisté sur le fait que la conscience des hommes dépend de leur être (et non l’inverse). Aussi, les idées en tant que productions symboliques (connaissances), mais aussi en tant que schèmes de pensée (des manières de saisir le monde inscrites dans les corps), c’est-à-dire en tant qu’elles interfacent les sujets au monde, sont débitrices des conditions historiques dans et par lesquelles elles se forgent.

La disjonction dont Marx semble accusé par Bourdieu apparaît indue dans la mesure où, chez Marx, la conscience n’est précisément pas une pure instance idéelle, mais bien une structure matérielle de l’être social en tant qu’il est un être conscient : non pas, d’abord, au sens d’un être qui aurait connaissance (qui « verrait clair » – principe contraire à l’idée d’une conscience possiblement aliénée perdant de vue son engagement dans les dynamiques sociales – Noppen, 2012 : 115-116), mais dans celui d’un être dont la pensée est indissociable des conditions de production de cette pensée : « L’individu est l’Être social. La manifestation de sa vie, même si elle n’apparaît pas sous la forme immédiate d’une manifestation collective de la vie, accomplie avec d’autres et en même temps qu’eux, est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale » (Marx, 1962 : 90). Et Franz Jakubowsky d’ajouter : « Le matériel chez Marx c’est le réel sensible, quelque chose dont la réalité n’existe pas seulement dans la Conscience. De même que chez lui, l’idéel signifie la Conscience, de même le matériel n’est rien d’autre pour lui que l’Être – la conscience humaine et l’être humain » (1971 : 76). Le sujet social est doté d’une conscience qui s’avère ancrée, c’est-à-dire in-corporée et in-forméepar la vie qui est la sienne. Partir des individus réels et vivants et de leur conscience, tel est bien le postulat de Marx, mais il insiste également sur la dimension superstructurelle de l’infrastructure et sur les formes idéologiques de la praxis fétichisée qui tendent à naturaliser le surtravail et à faire oublier que la marchandise est le précipité de rapports sociaux et d’un travail humain. Dans le cadre du matérialisme historique, le fétichisme est à penser « comme un type de médiation, historiquement déterminée, c’est-à-dire toujours susceptible de transformation, qui unit le monde capitaliste de la production aux représentations et croyances individuelles de ceux qui en assurent la reproduction et le fonctionnement » (Garo, 2012 : 36). Les biens matériels ne sont pas seulement des marchandises échangeables : ils sont, nous dit Marx, des condensés de rapports sociaux, et Bourdieu d’insister sur le fait qu’ils sont également des « signes de reconnaissance qui signifient et qui valent par tout l’ensemble de leurs écarts par rapport aux autres propriétés – ou non propriétés » (1978 : 17).

Si ce ne sont pas les idées qui produisent le changement social (mais plutôt l’inverse), il ne faut pas pour autant se méprendre. Pour Marx comme pour Bourdieu, la mise au jour des conditions sociales au principe de la formation de la conscience ou de l’habitus est un élément central bien que non suffisant pour conduire au changement social. Pour Marx, le dévoilement pour avoir une portée réelle doit être relayé par une pratique politique qui va permettre « decomprendre les actions des hommes, les mobiles qui les ont mus, les buts qu’ils poursuivaient, la signification qu’avaient, pour eux, leurs comportements et leurs actions » (Goldmann, 1966 : 29), bref d’avoir, selon la formule de Lukács déjà citée, une connaissance de soi de la société capitaliste (1960 : 263). Ce qui ressemble fort à un pari de type pascalien (auquel Bourdieu – tout comme Goldmann – n’est incontestablement pas insensible) : croire en « la mission historique du prolétariat, son aspiration à une révolution universelle qui abolira les classes sociales » (Löwy, 2012 : 134). Le modèle marxien de la « prise de conscience » ne relève pas d’une vision compréhensive des faits de conscience, mais d’une approche politique en ce qu’il insiste davantage sur la conscience possible (Goldmann, 1971), c’est-à-dire le fait de conscience en tant qu’il ouvre (jamais seul) un avenir que sur l’aspect seulement constatatif. Autrement dit, la prise de conscience n’est efficiente que si elle est conscience de classe, tendue vers la nécessité d’un dépassement. Les limites de la conscience tiennent à la situation objective de la classe en tant que cette dernière médiatise le rapport à la connaissance en l’insérant dans un projet politique qui, seul, est susceptible de la transformer en une conscience non assignée tournée vers l’action. Le point de vue de classe est une conscience nécessairement pratique permettant, sous condition (notamment d’organisation collective), un dégagement des phénomènes d’assujettissement. Aussi, pour nombre de marxismes, l’objectif et le subjectif se rencontrent dans le mouvement révolutionnaire, faisant ainsi de la conscience de classe l’élément central de la dynamique révolutionnaire de masse : faire que les idées s’emparent des masses et deviennent forces matérielles. L’entrelacement de l’objectif et du subjectif passe par l’unité de la théorie et de la pratique dont le projet d’une transformation sociale radicale constitue la médiation indispensable.

Pour Bourdieu, la dialectique objectif/subjectif se négocie moins dans une conscience pratique que dans un ethos de classe (système de schèmes cognitifs chez Weber – lequel a aussi une dimension foncièrement pratique), déplacement prenant acte de divisions sociales qui prennent racine tant dans l’objectivité des différences matérielles que dans la subjectivité des représentations, et insiste sur l’aspect astreignant de l’habitus (e.g. une misère de condition pour les classes défavorisées. Lukács aurait parlé de conscience de soi de la marchandise). Les dispositions sont des schèmes ayant une certaine persistance et dont la déshabituation ne peut relever d’une simple « prise de conscience » entendue comme œuvre de la raison, mais d’une socialisation « reprogrammant » des manières de penser, d’agir, de sentir, etc. Bourdieu estime que la pensée n’advient que par le biais d’un corps socialisé, d’une mimèsis et que « la médiation par la représentation est […] comme seconde si ce n’est secondaire. Elle n’a pas ‘‘statut de cause’’. […] L’imprégnation opère et ne requiert pas d’état de conscience spécifique » (Gautier, 2012 : 318). Par exemple, « il n’y a de différence socialement connue et reconnue que pour un sujet capable non seulement de percevoir les différences, mais de les reconnaître comme signifiantes, intéressantes, c’est-à-dire pour un sujet pourvu de l’aptitude et de l’inclination à faireles différences qui sont tenues pour significatives dans l’univers social considéré» (Bourdieu, 1984b : 6). La contestation de la « règle », de la « vision du monde » commune, la remise en cause du jeu, la suspension de l’adhésion sont le produit de crises de désajustements, d’hystérésis, etc., qui créent de la souffrance, mais aussi de la distance à la nécessité, un écart qui peut laisser la place à effort conscient, une forme de connaissance. Marx dit-il quelque chose de très différent ? Il nous semble que non, sauf qu’il le fait, d’une part, au regard de la société de son époque, avec des outils théoriques nettement moins sensibles à la différenciation sociale[4] et, d’autre part, dans l’optique de la mobilisation du prolétariat à laquelle Bourdieu est étranger. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est la production de formes de vie autres que celles qui engendrent la conformation à l’ordre social (local ou général) qui permettent une ouverture vers un possible alternatif, praxis au sein de laquelle la théorie n’est pas absente quand celle-ci s’efforce d’être critique et donc nécessairement en prise avec les réalités concrètes du monde tel qu’il va (un concret-pensé chez Marx). Bourdieu ne théorise pas la révolution prolétarienne et l’idée que « le prolétariat en lutte pour sa libération trouve en lui une claire conscience de soi» (Lukács, 1965 : 25) lui est évidemment étrangère (Karsenti, 2011). Toutefois, il propose également un modèle d’analyse critique non dualiste du rapport objet/sujet susceptible de produire « une vision claire de la réalité en vue de l’action » (Lukács, 1960 : 258). Pour le sociologue, la connaissance concrète de la réalité concrète n’a décidément rien de la condition immédiate de l’affirmation des dominés dans la lutte ; pour autant elle joue un rôle particulier dans la mesure où elle permet, non pas de changer les situations, mais de lever tout ou partie du voile dont la domination symbolique a besoin pour s’exercer « en contrebande » et développer par là sa pleine efficacité car « les sujets ne détiennent pas toute la signification de leurs comportements comme donnée immédiate de la conscience et que leurs comportements enferment toujours plus de sens qu’ils ne le savent et ne le veulent » (Bourdieu, 1965 : 19) :

« La connaissance du monde social et, plus précisément, les catégories qui la rendent possible, sont l’enjeu par excellence de la lutte politique, lutte inséparablement théorique et pratique pour le pouvoir de conserver ou de transformer le monde social en conservant ou en transformant les catégories de perception de ce monde. La capacité de faire exister à l’état explicite, de publier, de rendre public, c’est-à-dire objectivé, visible, dicible, voire officiel, ce qui, faute d’avoir accédé à l’existence objective et collective, restait à l’état d’expérience individuelle ou sérielle, malaise, anxiété, attente, inquiétude, représente un formidable pouvoir social, celui de faire les groupes en faisant le sens commun» (Bourdieu, 1984b : 6).

Le savoir (la conscience) apporte les armes de la critique en ce qu’il permet de lutter contre les « amnésies de la genèse » (pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? – Bourdieu, 2000b : 172), de défaire les complicités tacites et de proposer des systèmes de classement alternatifs susceptibles de fragiliser les rapports de force imposés et d’en révéler le caractère discrétionnaire : « C’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social que la science sociale donne le plus de liberté. Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible» (Bourdieu, 1984a : 44). Par exemple, « s’il est vrai que l’exploitation est la vérité objective du travail salarié, sa vérité subjective qui la méconnaît plus ou moins, inséparable de l’exercice de la domination (i.e. de la violence symbolique) au travail et hors travail, fait partie des conditions sociales de possibilité de l’exploitation » (Mauger, 2001 : 53). Dans cette perspective, la connaissance est un potentiel émancipatoire (Bourdieu évoque même l’idée d’une « augmentation de conscience ») qu’il s’agit d’actualiser, en une situation de domination donnée, par des relais pratiques permettant de s’y soustraire au moins partiellement, mais elle constitue aussi un comburant qui, « à ras de sujet », peut être sous certaines conditions converties en dispositions critiques[5]. La réflexivité, le fait de pouvoir construire une distance critique à l’égard de la structure sociale relève donc aussi de schèmes qui s’acquièrent diversement et doivent être en permanence sollicités pour rester actifs par un effort permanent pour se libérer de l’agir doxique. Aussi, dans une veine plus directement marxiste, dira-t-on que la conscience de classe est l’enjeu de la lutte, mais est-ce là si différent ?

« Dans un univers capitaliste déchiré par les contradictions, la pensée subit les catégories fétichistes et réifiées des apparences. La société paraît régie par des lois naturelles, immuables, éternelles, auxquelles il est impossible et même dangereux de se soustraire. L’économie paraît avoir la structure empirique des choses inertes et les relations humaines semblent condamnées à la pétrification. La société capitaliste qui domine et écrase les hommes apparaît comme le seul ordre possible et l ’État bourgeois se manifeste comme le molosse inébranlable de l’Ordre. Le prolétariat subissant cette aliénation profonde ne conçoit sa situation qu’à travers l’idéologie dominante : qu’à l’intérieur du cadre bourgeois ; sa conscience réifiée est fausse » (Brohm, 1965 : 14-15).

Pour Bourdieu, la violence symbolique désigne ainsi une forme de domination « implicite » qui engendre lareconnaissance du caractère naturel et légitime de ladite domination, laquelle est alors méconnue en tant que domination. La vérité objective du travail salarié en tant que travail exploité fait par exemple « oublier que cette vérité [a] dû être conquise contre la vérité subjective du travail […], [contre] un investissement dans le travail lui-même qui fait que le travail procure un profit spécifique, irréductible au profit monétaire, [lequel] contribue à rendre le travail acceptable au
travailleur malgré l’exploitation » (Bourdieu, 1980b : 11). Plus généralement, « Tout capital, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, exerce une violence symbolique dès qu’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu dans sa vérité de capital et s’impose comme autorité appelant reconnaissance (Bourdieu, 1978 : 18). La violence symbolique reste néanmoins une violence matérielle, physique.

Le concept « dit expressément la rupture avec toutes les représentations spontanées et les conceptions spontanéistes de l’action pédagogique comme action non violente. [Il s’est] imposé pour signifier l’unité théorique de toutes les actions caractérisées par le double arbitraire de l’imposition symbolique, en même temps que l’appartenance de cette théorie générale des actions de violence symbolique (qu’elles soient exercées par le guérisseur, le sorcier, le prêtre, le prophète, le propagandiste, le professeur, le psychiatre ou le psychanalyste) à une théorie générale de la violence et de la violence légitime, appartenance dont témoignent directement la substituabilité des différentes violences sociales et indirectement l’homologie entre le monopole scolaire de la violence symbolique légitime et l’exercice légitime de la violence physique » (Bourdieu, Passeron, 1970 : 11).

La violence symbolique n’est pas, à proprement parler, ignorée par ceux qui la subissent dans la mesure où elle crée la plupart du temps de la souffrance ressentie comme telle (Bourdieu, 1993), mais en même temps, elle n’est effective qu’ à condition de « s’exercer qu’avec la complicité active – ce qui ne veut pas dire consciente et volontaire – de ceux qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience » (Bourdieu, 1989 : 12). Et dans ses Médiations pascaliennes de préciser que la violence symbolique nécessite « l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaîtrecette relation comme naturelle » (Bourdieu, 1997 : 204). La violence symbolique procède d’un processus deméconnaissance, c’est-à-dire d’une connaissance approximative, largement incomplète, des rapports de force qui sont au fondement de sa force (Bourdieu, Passeron, 1970). Elle relève donc fondamentalement d’un arbitraire dont Emmanuel Terray repère trois dimensions : a) l’arbitraire d’un pouvoir imposé ; b) l’arbitraire de contenus imposés, résultats « d’une sélection qui ne peut se réclamer d’aucune nécessité ; c) « le mode d’imposition auquel le pouvoir arbitraire recourt pour imposer les significations qu’il a arbitrairement retenues » (2003 : 300). Et de préciser :

« Bourdieu opère ainsi une sorte de généralisation de l’arbitraire qui se répand dans la totalité de l’espace social. C’est ce que nous révèle la catégorie de capital symbolique. Toutes les espèces de capital – économique, culturel, scolaire, social – peuvent se transformer en capital symbolique ; il suffit pour cela que l’espèce considérée soit perçue à travers des notions qui ‘‘méconnaissent l’arbitraire de se possession et de son accumulation’’ » (Terray, 2003 : 300).

La violence symbolique escamote donc en quelque sorte l’arbitraire des rapports de force, non en les emballant dans des discours d’accompagnement incitatifs ou plus directement prescriptifs (e.g. médiatiques – bien qu’elle ait avoir, du point de vue de son opérativité, avec le langage et la représentation – Terray, 2002) qui en masquent la véritable nature et/ou les justifient (ce qui n’est là qu’un cas particulier), mais davantage en faisant correspondre des dispositions dominantes/dominées à des situations de domination. La violence symbolique est donc une croyance en tant qu’elle est « méconnaissance du crédit qu’elle fait à son objet et qui contribue aux pouvoirs sur elle de cet objet » (Bourdieu, 1978 : 18). En cela, elle n’est pas foncièrement éloignée d’une conscience fausse c’est-à-dire produisant une mal-conscience des réalités concrètes et plutôt une inconscience des manières orientées (par elles) depuis lesquelles on y répond. Gérard Mauger (2014) relève ainsi que pour Bourdieu (1989), la violence symbolique ne peut s’exercer que dans la mesure où ceux qui la subissent « se privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience ». La violence symbolique rend donc compte de ce que Marx appelle des « abstractions-réelles », c’est-à-dire toutes les formes de « mise en programme » (des corps, des institutions[6], des usages, des techniques, etc.) qui cadrent les conduites afin que ces dernières coïncident au mieux avec les attendus d’une structure sociale donnée. Le « symbolique » ne se résume donc pas chez Bourdieu à des signifiants qui passeraient de tête en tête et s’imposeraient par la «force des idées », mais relève surtout de comportementaux tendant à emporter la participation volontaire (reconnaissance) de celles et ceux sollicités par des situations qui précisément demandent un ajustement à des rapports de force masqués, méconnus en tant qu’ils sont arbitraires.

L’ordre social est légitimé non par « une action délibérément orientée de propagande ou d’imposition symbolique [mais] résulte du fait que les agents appliquent aux structures objectives du monde social des structures de perception et d’appréciation qui sont issues de ces structures objectives et tendent de ce fait à apercevoir comme évident » (Bourdieu, 1987a : 160-161).

« Encore faut-il se garder de croire que l ’inculcation consciente de thèmes, de thèses et de méthodes de pensée homogène puisse faire mieux que renforcer l’unité idéologique spontanément orchestrée par l’orchestration des habitus de classe et le recouvrement partiel des intérêts (qui sont eux-mêmes la condition des entreprises de production collective) : la planification libérale de la production idéologique ne substitue pas la cohérence parfaite et entièrement concertée d’un ‘‘appareil idéologique d’État’’ à la cohérence pratique et approximative qu’assure la division spontanée du travail idéologique. Le discours dominant doit son efficacité proprement symbolique (de méconnaissance) au fait qu’il n’exclut ni les divergences ni les discordances » (Bourdieu, Boltanski, 2008 : 9-10).

Aussi, Bourdieu questionne-t-il les conditions d’efficacité d’une Realpolitik de la raison qui serait notamment attentive à ne pas tomber dans aucun des travers de ce que Mauger nomme les « illusions de la ‘‘logothérapie’’ », ethnocentrisme scolastique développant « [une] croyance [en les] vertus de la discussion, une vision enchantée des rapports de force politiques, [une] illusion constructiviste et [un] optimisme populiste » (2002 : 54).

Ce dernier piège déploie « une vision populiste du peuple comme lieu de résistance, sinon de subversion, qui fonde les attentes de l’affranchissement politique de l’effet automatique de la ‘‘prise de conscience’’ (contre ‘‘la fausse conscience’’) ». Il semblerait donc ignorer « que la force des arguments n’a guère d’efficacité contre les dispositions et la force des choses » :

« Parce que les structures cognitives mises en œuvre sont les produits de l’incorporation des structures du ‘‘monde vécu’’, l’habitus fonctionne comme force de rappel au ‘‘topos d’origine’’ (si chacun ‘‘s’y retrouve’’, ‘‘se sent chez lui’’, c’est parce que ce topos est en lui) et ‘‘tend à réduire les dissonances entre les anticipations et les accomplissements en opérant une fermeture plus ou moins totale des horizons’’.

L’adhésion à l’ordre établi […] ‘‘n’est pas un acte de conscience, une simple représentation mentale susceptible d’être combattue par la seule force intrinsèque des idées vraies, mais une croyance tacite et pratique rendue possible par l’accoutumance qui naît du dressage des corps’’ [Bourdieu]. En d’autres termes, ce qui fait problème, c’est que, en dehors d’exceptionnelles situations de crise, l’ordre établi ne fait pas problème. C’est pourquoi il est vain de croire à une possible transformation des rapports de domination par la vertu d’une simple “conversion des esprits’’ (des dominés et des dominants) à l’issue d’une logothérapie collective qu’il appartiendrait aux intellectuels d’organiser » (Mauger, 2002 : 55).

Toutefois, comme le note Mauger dans une contribution plus récente, le concept de violence symbolique envisage l’incorporation des dispositions comme un processus globalement hors d’atteinte de la conscience. N’est-ce pas là une vision quelque peu abrupte du mécanisme de conformation à la domination ? Sans doute serait-il nécessaire de « s’interroger [plus avant] sur les interférences entre incorporation inconsciente et intériorisation consciente des structures mentales » (2014), sur les formes de socialisation qui les dialectisent, ainsi que sur l’ambiguïté même des dispositions cognitives. Par exemple, « la possibilité même de […] luttes de classement suppose à la fois que ces classements soient explicites, ‘‘conscients’’ […] que l’enjeu de ces luttes ne se réduise pas aux catégories de perception qui sont au principe de l’expérience du monde comme ‘‘monde de sens commun’’ (définissant ainsi les conditions de possibilité de toute lutte symbolique) et, enfin, que les dominés soient dotés, non seulement de ‘‘conscience’’, mais aussi de capacités de résistance » (Mauger, 2014). Or dans la théorie marxienne, il n’y a pas « d’effet automatique » de la prise de conscience, mais bien un combat contre la fausse conscience qui passe par la médiation de la lutte organisée du prolétariat, laquelle devient une instance de socialisation susceptible, sous certaines conditions, de renouveler les ancrages dispositionnels. Il ne nous semble pas y avoir là de croyance en une « logothérapie », mais un pari sur les possibilités d’une ouverture des horizons dans la lutte et par l’engagement. Aucun problème pour reconnaître avec Bourdieu que «l’action symbolique ne peut, par soi seule, […] extirper les croyances corporelles, passions et pulsions qui restent totalement indifférentes aux injonctions ou aux condamnations de l’universalisme humaniste » (1997 : 274). Marx n’a eu de cesse d’affirmer la rupture nécessaire avec les représentations idéalistes, qu’elles soient religieuses ou théoricistes (e.g. l’impératif catégorique kantien) qui estiment que ce sont les idées qui sont au principe de l’activité sociale. Le changement dans l’ordre des idées n’est, seul, jamais suffisant pour contrarier les habitudes de conformation ; il doit s’accompagner d’une mutation dans les structures sociales concrètes de la (re)production: « Marx définit très bien l’ordre de cette transformation : développement des forces productives grâce à la praxis des hommes, changement partiel de l’idéologie, prise de conscience, transformation de la réalité grâce à la pratique des hommes, transformation des superstructures» (Goldmann, 1970 : 182-183). Le schéma est bien connu et pose comme postulat, selon la formule de Marx, qu’à un certain degré de leur développement les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants. Il faut alors noter que le développement desditesforces productives n’est pas seulement un effet du domaine de la production aux mains des classes dirigeantes, mais également le produit d’un développement des dominés eux-mêmes qui visent alors à changer les rapports deproduction. Cette contradiction est la conséquence utile d’un changement opérant donc aussi du côté des forces productives humaines (pas seulement matérielles) dont la « prise de conscience » est certes une étape dans une séquence aboutissant au changement social, mais se présente elle-même comme un changement dans la conscience : « La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel » (Marx, Engels, 2008 : 37). Le social, l’idéologique, la pratique, la conscience se mêlent inexorablement dans une histoire collective et individuelle qui est produite sur la base de productions sociales.

L’inscription des structures sociales de domination dans les corps s’accorde mal avec la croyance en une prise de conscience toute puissante, mais là n’a jamais été le propos de Marx pour qui la conscience est dialectiquement liée à l’« inconscient social » (i.e. une distance entre la praxis, l’expérience et le savoir), lequel a une base matérielle : « La pensée ne se déroule pas dans un mouvement supérieur à la vie, elle y prend part » (Guterman, Lefebvre, 1999 : 153). Se défaire ou s’exonérer ne serait-ce que partiellement de la mystification de l’ordre symbolique nécessite alors « un profond déchirement entre l’activité et sa conscience, entre la conscience de la pratique sociale et la conscience individuelle » (Guterman, Lefebvre, 1999 : 151) dont la prise de conscience est une partie du résultat, mais non le processus qui y conduit. Précisément, Bourdieu estime que les désajustements entre espérances subjectives et chances objectives sont les ferments des crises politiques petites et grandes et que les connaissances produites par les sciences sociales peuvent assurément participer à la réactivation de cet « inconscient social » qui permet notamment la dénaturalisation du social tel qu’il se donne à vivre et à comprendre. Aussi, la connaissance des décalages qui existent entre, d’une part, les prétentions universalistes sur lesquelles repose la légitimité de la domination et, d’autre part, la réalité concrète de cette domination qui nie l’universalité, est pour Bourdieu une contradiction centrale car elle ouvre à « une lutte politique permanente pour l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (1997 : 100). La connaissance apparaît donc comme un des leviers de transformation de la réalité sociale. Elle n’est, ni pour le matérialisme historique, ni pour la sociologie de la domination, pure conscience, mais ce qui peut permettre de rattacher des histoires matérielles-institutionnelles à des histoires individuelles-corporelles selon des options autres que celles promues par l’ordre (symbolique) dominant. Pari (pascalien) sur l’avenir, elle est en cela, susceptible de conduire à la continuation-évolution des pratiques émancipatoires que le matérialisme historique envisage dans le cadre d’une radicalité révolutionnaire, là où Bourdieu semble n’envisager qu’une « politique de l’engagement sociologique » dont Mauger rappelle toutefois qu’elle peut évidemment se coupler à une forme de critique historique (2002 : 59) et contribuer, par là, à défaire ce que Lucien Sève nomme « le tragique de la formidable résistance du réel à nos efforts pour le changer ».

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Notes

[1] La dialectique dont fait montre la sociologie bourdieusienne bouleverse en effet la vision d’un sujet social dont la subjectivité, l’intériorité serait pour partie, voire plus largement, indépendante de l’objectivité sociale et sur laquelle il pourrait donc agir sans être préalablement agi par elle. Jeffrey Alexander (2000) reproche par exemple à Bourdieu d’avoir élaboré une théorie de l’action qui ne permettrait pas de penser le volontarisme, c’est-à-dire les pratiques qui ne seraient pas la traduction de structures externes, mais le produit d’une raison universelle, d’une capacité à agir communément partagée, comme si cette « compétence » n’était pas elle aussi informée par des structures sociales préalables à sa mise en œuvre configurant évidemment des manières de penser singulières.

[2] Le titre entier est « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée » (cf. bibliographie). La formule de Marx se trouve dans la préface à la première édition du livre premier du Capital (1867) : «  Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des morts. Le mort saisit le vif ! » : kmcapI-pref.htm. Sartre reproche au matérialisme de ne pas s’intéresser à la subjectivité des sujets sociaux et donc de ne pas prendre en compte leurs potentiels de liberté (Lukács, 1948).

[3] Sur le rapport entre la sociologie bourdieusienne et le marxisme althussérien, cf. Moreno Pestana, 2012 : 360-361 ; Bidet, 1995 : 18. On pourra également consulter Bourdieu, 1975.

[4] Bourdieu lui-même ne considère pas que les classes populaires puissent être fractionnées, alors que certains de ses épigones l’envisagent. Jan Rupp fait par exemple l’hypothèse que « les différences entre les groupes à dominante culturelle et à dominante économique des classes sociales pourraient être moindres que les différences entre les groupes à dominante économique et à dominante culturelle à l’intérieur de chaque classe sociale » (1995 : 97).

[5] Fervent défenseur de la « rupture épistémologique » (Bachelard), Bourdieu n’est parfois pas très éloigné de l’idée de « coupure épistémologique (Althusser, Badiou) qui tend à opposer radicalement vérités savantes et opinions profanes, lesquelles seraient réajustées les unes aux autres via une forme d’empathie sociale. Comme le signale Daniel Bensaïd, le travail du politique est alors rendu difficile du fait de cette coupure : « Cette sociologie critique est efficace dans la dénonciation. Elle légitime de son autorité institutionnelle ce que l’air du temps avait fini par faire croire indicible. Elle appuie de son autorité alternative les résistances aux fausses évidences de l’heure. L’importance majeur de l’effet Bourdieu est là » (1999 : 107), mais elle se construit au risque d’un certain élitisme qui fait parfois pièce avec son exact contraire : une certaine forme de populisme qui, lui, n’entend pas reconnaître de différences notoires entre le savoir scientifique et la connaissance ordinaire.

[6] Pour Bourdieu, l’Etat s’avère par exemple « en mesure d’inculquer de manière universelle à l’échelle d’un certain ressort territorial, un principe de vision et de division commun, des structures cognitives et évaluatives identiques ou semblables : il est de ce fait le fondement d’un ‘‘conformisme logique’’ et d’un ‘‘conformisme moral’’ » (Bourdieu, 1997 : 206).