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Une plongée dans les bassesses et les turpitudes de «L’Obs»

Lien publiée le 12 octobre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Sous le titre Le Monde libre, Aude Lancelin publie un essai qui se présente comme une fiction mais qui est sa propre histoire au sein de L’Obs, dont elle a été licenciée pour motif politique. Mediapart publie les bonnes feuilles de ce livre qui raconte le naufrage d’un hebdomadaire politique.

Cela se présente comme une fiction, mais cela n’en est naturellement pas une. Licenciée pour motif politique par la direction de L’Obs, dont elle était la directrice adjointe de la rédaction, Aude Lancelin signe un essai, qui paraît ce mercredi 12 octobre 2016 sous le titre Le Monde libre (Les liens qui libèrent, 234 pages, 19€), dans laquelle elle raconte son histoire, et au-delà, l’histoire du naufrage consternant de son hebdomadaire, qui se confond avec le naufrage de la gauche socialiste. Un essai tout à la fois ravageur et revigorant, assassin et plaisant, qui nous amène dans les coulisses du journalisme de complaisance, et qui donne à comprendre certains des ressorts de cette gauche socialiste qui a conduit le pays dans l’abîme.

Certes, pour la forme, le livre se présente donc comme une fiction. Mais cela ne trompera personne, tant les vrais acteurs apparaissent sous les sobriquets dont ils sont affublés. On a en effet vite fait de comprendre que Le Monde libre, c’est un titre en forme d’antiphrase : c’est le nom de la structure créée par les trois milliardaires Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, au travers de laquelle ils contrôlent le groupe Le Monde, puis le groupe de L’Obs. C’est en somme le monde Free ; c’est la coquille au travers de laquelle les trois oligarques ont asservi des journaux qui, en d’autres temps, quand ils étaient indépendants, ont eu un passé glorieux.

Et tout est à l’avenant. Dans le livre, Xavier Niel apparaît sous les traits de « l’Ogre » ; L’Obs est rebaptisé L’Obsolète, Jean Daniel est renommé Jean Joël ; Claude Perdriel, l’actionnaire historique du titre, apparaît sous les traits de Claude Rossignel, le« Cyrano des sanibroyeurs » ; l’obséquieux Laurent Joffrin, toujours prêt à collaborer avec ses maîtres, quels qu’ils soient, est affublé du méchant nom de Laurent Môquet ; et Matthieu Croissandeau, porté par les nouveaux actionnaires à la direction de L’Obs, entre en scène sous le nom de Matthieu Lunedeau. De lui, l’auteure se moque avec verve et férocité : « Matthieu Lunedeau présentait plusieurs propriétés intéressantes aux yeux des nouveaux maîtres. Absolument lisse, il était au garde-à-vous devant l’ordre nouveau. Dépourvu de toute ambition véritable pour le journal, il adhérait de toute son âme aux mots du management, à la modernisation intransitive de toutes choses et, plus que tout, à la juste satisfaction des bailleurs de fonds. »

Dans ce monde libre en vérité totalement asservi par l’Ogre et ses amis, Aude Lancelin raconte donc, dans les dernières pages de son essai, ce qui lui est arrivé. Une histoire que les abonnés de Mediapart connaissent bien, puisque nous l’avons méticuleusement chroniquée ici même : en violation avec les règles qui ont longtemps prévalu au sein du Nouvel Observateur comme au sein du groupe Le Monde, elle a été victime d’un licenciement dont les causes sont manifestement politiques (lireLicenciement à « L’Obs » : les actionnaires sommés de s’expliquer ; La presse à l’heure des purges et des publireportages ; Licenciement politique à « L’Obs » : le SMS qui confirme ; Main basse sur l’information !). Invitée le 21 septembre par Mediapart et Reporters sans frontières, lors d’un « Live » intitulé « Libérons les médias », Aude Lancelin avait d’ailleurs elle-même donné oralement le récit de son licenciement : la vidéo est ici.

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Dans le récit établi par son livre, on trouve donc, dans le prolongement de ce que Mediapart avait révélé, beaucoup d’indices attestant que Xavier Niel – que ses affaires conduisent en permanence à être en contact, sinon en demande, avec la puissance publique ou avec le groupe Orange, dont l’État est le premier actionnaire – a vraisemblablement voulu donner l’assurance à François Hollande que s’il était rejeté par tout le pays, et jusque dans son propre camp, L’Obs resterait au nombre des derniers fidèles, l’accompagnant jusqu’au bout du naufrage.

Du même coup, ce qu’il y a de formidablement plaisant et d’instructif dans le récit d’Aude Lancelin, au-delà de sa propre histoire qui en dit très long sur les ravages suscités par l’OPA des puissances d’argent sur la presse, c’est l’histoire de cette relation consanguine d’un hebdomadaire prêt à se suicider en soutien à un chef d’État discrédité ; ce sont les mœurs du journalisme de connivence qui y sont décrites, ce journalisme de salon qui encense le chef de l’État, mais tout autant les philosophes de supermarché qui tiennent le haut du pavé… médiatique !

Il y a quelque chose tout à la fois de jouissif et de révoltant à suivre la chronique talentueuse que tient Aude Lancelin. On se croirait revenu au temps des Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, sous la monarchie de Juillet : « Quiconque a trempé dans le journalisme ou y trempe encore est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu’il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s’habitue à voir faire le mal ; on commence par l’approuver, on finit par le commettre. » Et pourtant, non ! On est au crépuscule du quinquennat de François Hollande, et d’un siècle à l’autre, rien n’a changé !

Le récit est donc au total celui d’un double naufrage, celui d’un journal, et celui d’une gauche socialiste qui a perdu tous ses repères, et qui est même, selon le mot de l’auteure, en totale « putréfaction ».

Comme d’autres ouvrages, ce livre, qui est nourri du témoignage d’Aude Lancelin, invite en creux à une refondation. Il y invite avec d’autant plus d’efficacité qu’il est écrit avec une remarquable verve, comme on le verra dans les bonnes feuilles que nous publions ci-dessous.

Laurent Mauduit

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« On n’est jamais trop à droite à l’Obsolète »

                                                   Le monde libre

                                 Chapitre 6 : le meilleur des systèmes

De quelle nature était cette énigmatique blessure infligée à « l’Obsolète »? Pour le comprendre, sans doute faut-il commencer par décrire dans quelle duplicité politique stupéfiante ce journal avait fini par tomber au fil des ans. À l’image du Parti socialiste en voie de putréfaction à qui ce journal servait de miroir, et qu’il semblait s’être donné pour absurde vocation d’accompagner jusqu’à sa chute finale, le journal veillait, plus que sur tout autre mensonge, à protéger celui que la gauche entretenait sur elle-même.

Alors que celle-ci, depuis les années 80, s’était délibérément vendue au capitalisme financier, accompagnant le démantèlement des services publics, couvrant la dérégulation des marchés, et portant des banquiers d’affaires jusque dans les ministères, le travail d’usinage idéologique nécessaire pour dissimuler l’ampleur de la forfaiture était de plus en plus malaisé, demandant des individus puissamment clivés, doté d’un système nerveux très particulier. Officiellement, le journal était encore « d’inspiration sociale-démocrate », ainsi que le stipulait la « Charte » qu’on faisait signer aux nouveaux entrants avec leur contrat de travail, mais nul n’aurait su dire exactement ce que pouvait encore recouvrir un tel mot, alors même que d’anciens ministres de François Mitterrand reprochaient à leurs successeurs aux affaires de piétiner toutes les conquêtes sociales du pays, et de travailler vicieusement contre leur camp et toute son histoire.

Lorsque j’étais revenue à « l’Obsolète » au printemps 2014, après l’avoir quitté quelques années pour entrer à la direction du journal Marianne, un funeste avertissement m’avait été donné concernant l’état de délabrement dans lequel j’allais retrouver les esprits. Ce signe-là était venu de l’un des rédacteurs en chef, celui qui était en charge de la politique, et qui vouait un culte martial au Premier ministre qu’on entendait alors aboyer sur toutes les ondes du pays. Au cours d’une discussion collective concernant un journaliste de la maison saisi de lubies xénophobes parfois embarrassantes, ce rédacteur en chef, qui se piquait d’être un comique, avait lâché triomphalement : « On n’est jamais trop à droite à l’Obsolète ». Toute la table de la direction avait éclaté d’un rire gras, plein de sous-entendus écœurants. Ce qui était terrible, c’est que ce n’était pas le moins du monde une boutade. Ce qui était terrible, c’est que la chose était devenue un simple état de fait, et même un programme.

Ainsi « l’Obsolète » en était-il venu, au fil du temps, à se servir directement dans les rangs du Figaro quand il s’agissait de garnir son service économie. Ou dans des magazines illustrés fièrement néolibéraux comme Le Point, qui avaient, eux au moins, le mérite de ne pas mentir sur ce qu’ils donnaient à manger à leurs lecteurs, et dont les affaires s’en portaient nécessairement mieux.

Avec les recrues issues de la droite, pas de mauvaises surprises, on pouvait dormir sur ses deux oreilles. Il ne serait jamais arrivé à ce genre de rédacteurs de nourrir de mauvaises pensées à l’égard des politiques de la Banque centrale européenne. Ou de défendre les pays du Sud qui se rebiffaient les uns après les autres contre les plans d’austérité en passe de ruiner leurs démocraties. Avec eux, nul risque non plus de voir éventer la mystification de la « politique de l’offre » socialiste, en train de remplir les caisses du patronat sans créer un seul emploi. Lorsqu’un événement jetait le trouble dans leur système de pensée, ils choisissaient tout simplement de ne pas le traiter. C’est ainsi qu’il fallut quasiment se fâcher, à l’été 2015, pour obtenir qu’on pût commencer à lire, dans « l’Obsolète », quelques timides premiers papiers sur la coalition de la gauche radicale qui avait pris le pouvoir six mois auparavant en Grèce.

Plus généralement, les éléments issus des services économie étaient extrêmement bien cotés, et pouvaient monter très haut dans la hiérarchie des rédactions. Il était même tout à fait remarquable de voir à quel point ceux-ci avaient colonisé la tête des principaux journaux depuis les années 90. On les avait bien formés, ceux-là, aux phrases courtes, aux pensées simples et pragmatiques, au court-termisme historique qui dispense de voir certaines déformations conceptuelles de longue période à l’œuvre. À la haine de la complexité intellectuelle, avant toutes choses. Oui, vraiment, ces gens présentaient toutes sortes d’avantages. Il fallait toutefois demeurer vigilant, car, aussi raisonnables soient-ils, certains pouvaient encore avoir des velléités d’émancipation.

Ainsi, au cours d’un épisode particulièrement coloré de l’histoire du journal, une journaliste notoirement douée, issue de l’école HEC, peu connue pour être un incubateur à marxistes-léninistes, s’était-elle trouvée dans le viseur du PDG de « l’Obsolète ». Alerté par certains de ses papiers, qui semblaient témoigner d’une certaine lucidité à l’égard du scénario de la mondialisation heureuse encore vanté par les aruspices officiels, Claude Rossignel avait imaginé lui faire signer, avant de la recruter définitivement, une sorte de document où elle s’engagerait à tenir l’économie de marché pour « le meilleur des systèmes ». Les instances représentatives du journal s’en étaient cette fois émues et avaient réussi à mettre un terme à la manœuvre avant que celle-ci ne s’ébruite trop en ville.

Ainsi « l’Obsolète » qui, en 1965, exigeait de tous les candidats à l’embauche une condamnation sans appel des interventions américaines au Vietnam et à Saint-Domingue, était-il devenu en 2005 ce périodique où l’on cherchait à extorquer d’insensées professions de foi capitalistes à de jeunes journalistes. Une chose n’avait pas changé toutefois en quarante ans, c’était la volonté de s’introduire dans les consciences pour prévenir les opinions coupables, déceler le chancellement des croyances et traquer les relaps. Un procédé de nature pour le moins stalinienne qui ne laissait pas d’amuser chez ces intransigeants démocrates, défenseurs constamment sur le qui-vive d’un Monde libre qui avait pourtant triomphé de longue date.

Dans ce cloaque de la pensée appelé « nouvelle philosophie »

                                           Chapitre 7 :  « Bernard »

Une chose était particulièrement frappante à « l’Obsolète », tout au long des années 2000, c’était cette espèce de libéralisme naïf de guerre froide qui y était encore prôné. Toute expression d’une pensée critique à la gauche de la Fondation Saint-Simon, club de réflexion qui œuvrait alors à acclimater les élites intellectuelles à l’entreprise, toute échappée hors des terres déjà prudemment labourées par Alain Touraine ou Edgar Morin, y étaient tenue pour une frasque doctrinale, voire pour un toboggan vers la Corée du Nord. Le directeur de la rédaction le plus emblématique de ces années-là, Laurent Môquet, connu pour ses aller-retours constants entre le vieil hebdomadaire de la place de la Bourse et le quotidien Libération, y veillait en personne. La relecture ligne à ligne des papiers à portée idéologique pouvait prendre plusieurs heures dans son bureau, parfois étalées sur plusieurs jours, le temps de laisser le fautif méditer solitairement ses crimes de pensée, et rogner lui-même ses paragraphes coupables. Parfois l’affaire s’envenimait sérieusement, et c’est alors à un véritable tribunal que vous pouviez avoir à faire face.

Le visage fermé, le directeur vous recevait solennellement dans le bureau à moquette crème fanée du fondateur, encadré de deux directeurs délégués et de quelque directeur adjoint, dont il devenait impossible de croiser les regards dès l’instant où vous franchissiez le seuil. Ce traitement spécial-là, j’y avais déjà eu droit à plusieurs reprises, notamment à l’occasion d’une longue enquête sur les «nouveaux philosophes» parue au début de l’année 2006. Celle-ci actait la fin du règne de ce quarteron d’intellectuels antitotalitaires qui, à la tombée des années 70, avaient réussi la prouesse de démonétiser le marxisme en moins d’une saison à Paris, et les conclusions de mon papier avaient quasiment été qualifiées de « révisionnisme historique » par la direction du journal.

Il faut se représenter la scène. Quatre haut gradés mâles faisant face à une journaliste de base, assise seule sur une chaise, et sommée de s’expliquer sur chaque ligne. La partie était fortement inégale, mais je la jouais jusqu’au bout, comme si l’honneur entier en dépendait, argumentant sur chaque point, interpellant ceux qui fuyaient mon regard, tentant en vain de justifier telle citation de Guy Debord, qui voyait dans la « nouvelle philosophie » une « idéologie pour cadres », ou telle référence à Gilles Deleuze, qui accusa ces essayistes dans le vent d’avoir procédé à une mortification de la pensée française peut-être définitive. Ce qui ne laissait pas de me frapper lors de ces séances de tabassage moral dont je sortais exténuée, c’était que l’indécence de la situation ne semblait pas effleurer mes supérieurs. Je me trompe cependant peut-être sur ce point, et sans doute est-ce la raison pour laquelle, plutôt que de me regarder dans les yeux, les commissaires politiques de la démocratie fixaient consciencieusement un point à l’arrière de la salle, ou scrutaient par la fenêtre, de longues minutes durant, les colonnades familières du palais Brongniart.

Ainsi Le Monde libre avait-il lui aussi ses séances d’interrogatoire, ses orthodoxies inviolables, ses austères docteurs de la loi qui, l’index levé, rappelaient par exemple que, trente ans auparavant, un certain écrivain catholique et maoïste, autrefois proche de « l’Obsolète », avait publiquement soutenu les « nouveaux philosophes », et que trente ans plus tard le journal se devait donc logiquement d’assumer leur héritage, aussi entièrement discrédités fussent-ils. Déjà les sépulcres blanchis avaient figé le passage du temps à « l’Obsolète ».

Tout ce pharisaïsme était d’autant plus désespérant qu’il dissimulait bien sûr d’autres intérêts, à la fois moins absurdes, mais aussi moins avouables. L’un de ces rescapés de l’antitotalitarisme mondain, appelé Bernard-Henri Lévy, faisait en l’occurrence régner à Paris une véritable terreur durant toutes ces années, distribuant des brevets de bonne conduite intellectuelle aux uns, appelant les patrons des autres pour les faire sanctionner, usant du train de vie que lui autorisait une fortune paternelle immense pour s’attacher les faveurs de tout un milieu, en enfant gâté qu’il n’avait cessé d’être et qui, à bientôt soixante ans, prenait encore Paris pour son parc à jouets. Les directeurs successifs de « l’Obsolète » rampaient littéralement devant lui. À coups de bristols complices envoyés par coursiers, de flatteries soigneusement calculées, de cajoleries téléphoniques à peine vraisemblables et de luxueux déjeuners au Ritz, ce philosophe Potemkine qu’aucun étudiant de première année ne prenait au sérieux, avait obtenu leur complaisance pour mille ans, et rien, absolument rien, ne devait jamais devoir perturber la parfaite mécanique de cette connivence bien huilée, rien du moins avant certains événements malencontreux qui survinrent à l’aube des années 2010, et sur lesquels il nous faudra revenir.

Dans ce cloaque de la pensée appelé « nouvelle philosophie », il y avait toutefois autre chose encore que la maestria mafieuse à nulle autre pareille de ce personnage pour aimanter les maîtres de « l’Obsolète ». Qu’y avait-il justement, dans ces déclarations emphatiques contre un goulag de longue date disparu, et ne risquant nullement de revenir, qui les attirait tous si infailliblement les uns après les autres ? Il y avait la volonté, par-delà la destruction intégrale du communisme historique, de maintenir intacte la menace que ce dernier constituait, seul épouvantail à même de faire apprécier encore les bienfaits accordés par les démocraties occidentales, qui commençaient déjà à apparaître comme de moins en moins mirobolants. Il y avait aussi le discrédit complet de la question sociale que cette pensée opérait sans la moindre retenue, en traçant une grossière ligne droite entre marxisme et camps de la Kolyma. Il y avait la promesse de pouvoir continuer à être de gauche sans jamais se placer aux côtés du peuple, voire en sermonnant régulièrement celui-ci pour ses penchants supposés à rudoyer les immigrés venus depuis plusieurs générations d’Afrique du Nord.

À toutes ces tâches, la pensée réductrice de « Bernard », ainsi que les plus introduits l’appelaient, s’avérait très utile. Agile entre tous à se mouvoir au milieu du faux, vis-à-vis duquel il semblait comme insensibilisé, on aurait juré en l’écoutant que Staline pointait encore ses orgues vers nos capitales. On aurait juré que le crime léniniste était inscrit au cœur même de toute demande de justice, et ne demandait qu’à en surgir à tout instant, intact et sanguinolent. On aurait juré qu’être un intellectuel progressiste, c’était précisément ne pas craindre de défier le peuple, voire même de haïr librement cette masse obscurantiste de Bidochon, selon le sobriquet donné aux prolétaires dans une série de Fluide glacial. Une multitude crasseuse, toujours prête à s’en prendre aux vrais humiliés, aux opprimés du bout du monde, aux Juifs errants. Non, décidément, il y avait énormément de points avantageux dans le système de « Bernard », en résonance avec lequel « l’Obsolète » avait fini par entrer sans la moindre restriction. C’était en fait une pensée intégralement de droite, mais qui permettait de ne rien céder sur les postures de la gauche et de dispenser par le fait un nombre tout à fait remarquable de leçons de morale. tous les dirigeants de « l’Obsolète»  en étaient donc successivement tombés fous, même s’ils affectaient de temps à autre de réprimander son auteur pour quelque broutille, notamment pour sa propension embarrassante à l’auto- adulation.

À Laurent Môquet, elle inspirait régulièrement de véritables chants d’amour. Le fondateur de « l’Obsolète », Jean Joël, avait un jour remercié François Furet et ses amis pour la véritable « sécurité intellectuelle » que leur œuvre anti- communiste lui avait prodiguée. Cette sécurité-là, l’actuel directeur du journal la trouvait, lui, auprès de l’auteur de La Barbarie à visage humain. Après la tragédie, c’était le temps du carnaval. On avait incontestablement dévalé quelques marches intellectuelles dans l’intervalle. Dans un éloge hardi de la « gauche caviar » publié au milieu des années 2000, Laurent Môquet livrait le fond de sa vision des choses, et n’hésitait pas à faire de « Bernard » le modèle même du « clerc qui n’a pas trahi ». Les grands bourgeois, et non les prolétaires, étaient le véritable moteur de l’Histoire, s’enthousiasmait-il. Eux seuls avaient en réalité assuré la lente marche vers le progrès social. La pureté ouvriériste et révolutionnaire, elle, n’avait jamais engendré que monstres divers et impuissances en tout genre. Fort heureusement, ces vieilleries-là n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Les nantis socialistes, dont il faisait sans vergogne remonter le lignage jusqu’aux aristocrates qui avaient pris le parti des Lumières, étaient désormais seuls à même de préserver la démocratie, de réformer la société et d’améliorer la condition populaire.

Il entendait d’ailleurs le prouver en s’appuyant non sans effronterie sur le cas de « L’Obsolète ». Quoique surgi de milieux aisés, ce journal prenait clairement « le parti des pauvres et des opprimés », assurait son directeur de la rédaction. Une phrase qu’on ne se lassait pas de relire sans parvenir à trouver un seul exemple concret, une seule lutte ouvrière des vingt dernières années, susceptible de l’étayer. Au fondateur du journal, il rendait au passage un hommage appuyé. Il est vrai que Laurent Môquet ne renonçait jamais à dire publiquement tout le bien qu’il pensait de ses patrons, ce qui n’avait jamais nui à sa carrière. Ainsi Jean Joël n’avait-il, selon lui, jamais eu peur de dénoncer les mesures irréalistes prônées par la gauche radicale comme « un piège tendu aux classes populaires ». Contrairement à celle-ci, il avait toujours privilégié un réformisme rationnel et responsable. Il était donc tout à fait possible de voir en cet habitué des fastes royaux de Marrakech un authentique défenseur des prolétaires. Un frère des ouvriers à travers les âges, et même un protecteur des humbles face à leurs faux amis bolcheviques.

Le madrigal destiné au fondateur était vraiment tourné à la machine-outil. Où l’on voit, au passage, que l’on osait encore tout à « l’Obsolète », dans ces années-là. Qui aurait pu s’en indigner, d’ailleurs? La gauche radicale était au fond du trou, en dépit de la victoire du « non » au référendum de 2005, où le journal s’était montré si odieusement partisan du « oui » qu’il y avait laissé de nombreux lecteurs. Les sites Internet hébergeant des impertinences étaient peu développés. Il n’y avait guère que les solides réseaux altermondialistes et bourdieusiens du Monde diplomatique pour vous gâcher la douceur de vivre, et de fait leur existence hantait littéralement Laurent Môquet. Quant aux autres titres de la presse, ils étaient presque tous sous la coupe d’amis de la maison, ou d’obligés.

De noirs nuages s’amoncelaient cependant à l’horizon, ainsi que le directeur de la rédaction de « l’Obsolète » ne manquait pas de le noter à la fin de son opuscule. Certes, il reconnaissait quelques erreurs commises par le camp social-démocrate, pas assez soucieux de la montée des inégalités, et un peu trop confiant en ce féerique idéal européen auquel le peuple devenait de plus en plus rétif. Les événements de décembre 1995, occasionnés par une tentative de restructuration libérale de la Sécurité sociale, avaient fait renaître, dix ans auparavant, le spectre d’une gauche de combat, « destructrice pour la cohésion du mouvement progressiste et néfaste à la modernisation du pays ». On n’en était encore qu’à l’heure du frisson, cependant. À tout prendre, il était même plutôt bon qu’une sorte d’adversité paraisse ainsi exister au lointain.