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    René Depestre à Cuba (1959-1978): service après naufrage

    Cuba histoire

    Lien publiée le 30 novembre 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://blogs.mediapart.fr/jean-luc-bonniol/blog/281116/rene-depestre-cuba-1959-1978-service-apres-naufrage

    A l’heure de la mort de Fidel Castro, sans doute n’est-il pas inutile d’accéder au témoignage de René Depestre qui, interdit de séjour dans les pays occidentaux et loin d’être en odeur de sainteté de l’autre côté du rideau de fer, vécut à Cuba de 1959 à 1978. Son évocation des débuts de la révolution cubaine et son jugement sur le « castrofidélisme » sont particulièrement instructifs...

    Suite à une première décennie d’adhésion sans faille au régime, puis à une seconde décennie de désillusions (notamment après l’affaire Padilla en 1971), René Depestre se résolut à quitter l’île en 1978. On trouvera ici le récit de son arrivée à Cuba en 1959 et de sa rencontre avec Che Guevara, puis, après une évocation de ses années d'ostracisation et de solitude sur l'île à partir de 1971, un exposé des sentiments contradictoires qui l'habitent aujourd'hui, "sans aucun souci de règlement de comptes",  envers la révolution cubaine et son ancien engagement communiste. Ces pages sont extraites d’une autobiographie intellectuelle et politique de l’écrivain, à paraître prochainement.

     A mon retour à Cuba en mars 1959 j’avais dans mes soutes des vivres et des viatiques glanés au Chili, en Argentine et surtout au Brésil. Après l'expulsion de 1952 par les sbires de Fulgencio Batista[1], je suis arrivé cette fois chez les Cubains par l'une des entrées principales de la révolution: Ernesto Guevara de la Serna. J'avais commencé à entendre parler du jeune commandant argentin à partir du mois de février 1958. J'étais rentré en Haïti quelques semaines auparavant, après plusieurs années de pérégrination. En résidence surveillée à Port-au-Prince, tard le soir, j'écoutais tout bas Radio Rebelde, la station de la guérilla des frères Castro retranchée dans les contreforts de la Sierra Maestra. Le sobriquet Che, devant le nom du chef de la colonne nº4, m'était vite devenu familier. À quelques encablures des côtes nord-ouest d'Haïti, des jeunes gens de ma génération se battaient pour la liberté. Leur guérilla de libération aspirait à enflammer l'ensemble de la poudrière latino-américaine ; Haïti en avait besoin avant tout autre pays de la région. L'eau de vie de cette idée-là me monta alors à la tête : pourquoi ne rejoindrais-tu pas les rangs des rebelles de Fidel Castro? La traversée de la Passe du Vent[2] est une navigation de quelques heures en canot à voiles. Pour une bouchée de pain un pêcheur de Cap-à-Foux serait en mesure de te déposer à Chivirico, sur la côte orientale de Cuba. La marche forcée jusqu'au foyer combattant n'effrayait pas le sportif que j'étais. Il fallait toutefois l'accord des compagnons du modeste réseau de résistance à la dictature auquel j'appartenais. Les staliniens de ma tribu descendirent en flamme mon projet, qualifié sans examen « d'aventurisme petit-bourgeois ». Mon équipée serait l'inverse de « la ligne politique que suivait le Parti ». Le soulèvement armé de la Sierra Maestra serait voué à l'échec... Les idéaux de la guérilla des frères Castro étaient loin d'être clairs dans une île où l'oligarchie du sucre et du tabac manipulait en même temps le personnel politique déconsidéré du dictateur Batista et ses adversaires de la rébellion fidéliste. Un poète mulâtre d'Haïti perdrait vite son latin dans une histoire cousue de gros fil blanc raciste ! Cuba n'est-il le pas le pays voisin où les migrants haïtiens, depuis les années 20, ont toujours croupi en parias, au plus bas de l'échelle des opprimés ?

    Ces arguments qu'on me jetait à la tête dans mon camp recoupaient les propagandes du tyran Duvalier, naturellement hostile aux guérilleros cubains. Pour Papa Doc et ses média, Fulgencio Batista était un général métis proche du petit peuple oriental de Cuba. Obscur sous-officier au début des années 30, il avait réussi alors un coup d'état de sergents contre le despote Gerardo Machado. Les loyaux services que, depuis ce temps-là, il rendait au patriciat blanc du sucre et du tabac n'étaient pas arrivés à cacher ses origines. Dans cette optique de « race », Papa Doc obtint de Batista une aide de quatre millions de dollars. En retour, il s'engagea à empêcher que la zone du nord-ouest d'Haïti, distante de 77 kms de Cuba, serve de lieu de transit ou de base arrière à la guérilla du M26-7[3]. À l'est d'Haïti, en République Dominicaine, le tyran Leonidas Trujillo était le troisième homme de l'axe anti-castriste formé par la CIA dans la Caraïbe pour barrer la route à la guérilla. J'ai encore à l'esprit l'humour pertinent de ma mère quand je m'étonnai de la convergence des positions de mes amis d'extrême-gauche avec celles des autorités duvaliéristes.

    - Écoute, dit-elle, dès ce soir ne mets plus à sécher ton linge propre de poète sur la corde de ces stratèges de chambre. Mets ton cap sur Cuba sans un regard pour les farceurs et les bricoleurs de la « Révolution ». 

             Après ce conseil avisé j'aurais dû partir dès le lendemain soir. Ce fut une erreur, voire une faute de ma part d'avoir attendu plusieurs semaines pour me décider, en électron libre, à franchir La Passe du Vent, à la rencontre du Che Guevara. Entre temps, début janvier 59, les rebelles de  la Sierra Maestra avaient fait leur entrée à La Havane. J'ai dû recourir à toutes sortes de stratagèmes pour avoir les visas du départ légal d'Haïti. À l'époque, le directeur du journal officiel Le Nouvelliste, Lucien Montas, était un copain. Il a accepté de négocier avec Papa Doc en personne la publication d'une « libre tribune » sur les événements de Cuba. Dès le 7 janvier 1959 paraît sous ma plume, dans Le Nouvelliste, en première page : « Le sens d'une victoire ». Mon édito salue le triomphe des guérilleros comme « celui de la démocratie sur les profiteurs glacés de la terreur et de la corruption ». J'insiste beaucoup sur la portée latino-américaine de l'événement. L'opinion haïtienne accueille avec enthousiasme mes analyses. Ma libre parole fait quelque bruit jusqu'à La Havane, au point de retenir l'attention de Castro et de Guevara. Quelques jours après, Antonio Rodriguez, le nouvel ambassadeur de Cuba à Port-au-Prince, m'apprend que le commandant Guevara désire me recevoir sans tarder. Mon papier lui a plu. Comme mon départ pour La Havane risque d'inquiéter les autorités, je propose à l'ambassadeur Rodriguez un prétexte innocent à mon déplacement : me faire adresser par Nicolas Guillén une invitation académique à parler de poésie à l'Université de La Havane. La lettre de Guillén serait sans doute interceptée à la poste par les tontons-macoutes de Duvalier. Effectivement Papa Doc, en arroseur arrosé, est tombé dans le piège. Mis au courant du message amical de Guillén, il me fait proposer le marché suivant : en échange de la vie sauve que son « estime » laisse au poète, il attendrait de moi un petit service. Celui d'aider son émissaire, un certain Montés, photographe de son état (tonton-macoute en réalité) à remettre à Castro un « message personnel d'amitié » (sic).

    Comme prévu dans le vol de la Cubana de Aviación du 22 mars 1959,  j'ai le « messager » de Papa Doc assis à mes côtés. À l'aéroport de Rancho Boyeros, à La Havane, m'attendent plusieurs barbudos de l'escorte du commandant Guevara. En quelques mots en espagnol, je les informe aussitôt sur l'homme pendu à mes basques. On convient vite de le mettre dans le prochain avion pour Port-au-Prince, avec mon « éternel adieu » au dictateur Duvalier. Outre les militaires et le barde ami Nicolas Guillén, à ma très vive surprise, m'accueillent à Cuba deux membres du bureau politique du P.S.P. (Parti Socialiste Populaire)*. C'est un dimanche après-midi de mars, les camarades Anibal et Oswaldo me prennent dans leur voiture, à destination de la villa qu'habite le Che sur la plage de Tarara, au nord de La Havane. Les chefs communistes s'éclipsent vite après m'avoir cordialement présenté à Aleida March, la sémillante compagne du commandant Guevara, en tenue vert-olive. Elle m'invite aussitôt à prendre un café.

     -Veuillez excuser le commandant, dit-elle, de vous recevoir dans sa chambre. Il a eu une crise d'asthme la nuit dernière. Il est un peu fatigué, mais il est heureux de vous rencontrer. Voulez-vous me suivre, compañero ?

    Au premier étage, je découvre l'Argentin, tout sourire, le torse nu dressé en travers du lit, en battle dress, des bottes délacées de para, un pot de maté à la main. Il ressemble déjà à la légende que l'imaginaire de la planète fera naître - huit ans plus tard - après sa tragique disparition en Bolivie. Ses yeux pétillent d'intelligence et d'humour. Je sens d'instinct qu'avec cet homme de la pampa argentine, je n'ai pas affaire à un « soit disant Blanc ». Le feu sacré de son cristal d'homme rayonne ! Il s'excuse presque de n'avoir pas visité Haïti lors de son tour de l'Amérique Latine, au début des années 50. Le fait que je parle l'espagnol l'arrange. Cependant par courtoisie, il s'exprime dans la langue de son hôte. Son français, quoique appliqué, est clair et précis, soutenu par des phrases courtes. Le Che a une idée juste du combat de Toussaint Louverture contre l'esclavage. À ses yeux, le mérite du libérateur d'Haïti est d'avoir, dans l'orbite de la Révolution française, créé les conditions singulières de la victoire des esclaves noirs de Saint Domingue. Du coup, il élevait à l'universel le droit des Haïtiens à la liberté et à l'indépendance. Les luttes décoloniales similaires des Bolivar, San Martin, Sucre, Benito Juarez, José Marti sont également évoquées. Dans ses jugements Guevara prend en considération la primauté du droit réel des humanités sur le droit formel, mythique, « racial », conforme à la pseudo universalité des prétendus « Blancs ». Dans sa vision des choses de l'histoire, l'idée de révolution, peu importe l'époque considérée, a la valeur d'une avancée de la civilisation. Les sociétés font la révolution dans l'espoir de civiliser les manifestations récurrentes de la barbarie. Le malheur est qu'il faille le recours à la violence pour corriger une histoire meurtrière de par sa nature même.

    - Trouvera-t-on un jour, dis-je, l'équilibre de la civilité démocratique, entre la nature et l'aventure historique des sociétés, entre la terreur et la fraternité?

    Le commandant Guevara avoue humblement n'avoir pas de réponse à la question[4].

    Une sorte de tendresse affolée assombrit un instant la loyauté de son regard. Je retrouve vite son aplomb de chef guerillero. Il me fait un exposé ramassé, exhaustif, du projet révolutionnaire cubain : qu'il s'agisse du châtiment suprême infligé à des sicaires de Batista, de la réforme agraire, de l'alphabétisation des Cubains, de l'émancipation des femmes, de la question « raciale », de la nationalisation des biens américains, du rôle des syndicats et des associations paysannes, de la responsabilité de la nouvelle intelligentsia, de la politique culturelle de la révolution - comme à propos de cent autres sujets d'actualité - mon interlocuteur ne recourt jamais à la langue de bois en usage dans le monde communiste. Guevara s'exprime du mieux et du plus haut qu'on puisse aborder les réalités redoutablement complexes de tout changement radical de société. Ses mots restituent à la conception marxiste de la vie et de l'histoire, la rigueur et la générosité que les utopies du stalinisme ont perverties jusqu'à la nausée. Impressionné par son panorama, je lui dis :

    - Si je ne me trompe, commandante, il s'agit d'une percée sans précédent, une révolution jamais vue ?               

    Il prend son temps, fixant sur moi un œil rieur et émerveillé de malice.
    - Je vais te confier un secret : c'est une révolution so-cia-liste, cette fois pour de vrai, dit-il, détachant les syllabes. Puis il met l'index sur la bouche, pour que je comprenne que j'ai eu droit à une confidence du tonnerre ! 

    (…)

    Je peux le dire aujourd’hui : j’ai eu le sentiment très vite d’être devenu son ami, parce qu’il avait en face de lui un interlocuteur qui savait ce qu’était l’Argentine, ce qu’était le Chili, le Mexique ! Donc un Latino-américain dans le sens où il l’entendait lui, puisqu’il en avait une vision unitaire. C’est pour cela qu’il est devenu un Cubain de plus, un dirigeant de la révolution cubaine. Il avait en face de lui, à mon humble échelle, quelqu’un qui était un « Latino-américain » (entre guillemets), mais qui avait une expérience générale de la révolution sur le continent et de sa culture ! Car avec Che Guevara nous ne nous sommes pas contentés de parler de guérilla et de politique, mais aussi de poésie ! Nous avons parlé de Neruda (il me citait des vers de Neruda qu’il connaissait par cœur), nous avons parlé de Borges, de Jorge Amado, dont il était un fervent lecteur, des poètes mexicains, ainsi que de l’écrivain guatémaltèque Miguel Ángel Asturias. 

                   En mars 1959, après la mise hors d'état de nuire de  Batista, nul devoir n'était plus urgent que le renversement de la vieille tyrannie de Léonidas Trujillo, et de la satrapie sans foi ni loi de François Duvalier. L'une et l'autre dictature étaient comparables seulement à l'ignominie du régime des Somoza au Nicaragua. Mais notre expédition jumelée n'aura pas lieu. En juin 1959, comme prévu, il y eût bien le débarquement d'un contingent de patriotes dominicains au nord de la République dominicaine, mais la C.I.A. ayant infiltré ses rangs, ses membres se sont fait massacrer jusqu'au dernier. Après ce désastre, Castro et Guevara décident le report sine die du projet haïtien. La nuit de la décision, au moment de nous séparer, Guevara m'attire à part dans son bureau.

    - As-tu un autre plan d'avenir?

    - Oui, dis-je, je dois rejoindre à Rome Aimé Césaire et Frantz Fanon. Les écrivains noirs, autour d'Alioune  Diop et de la revue Présence Africaine, y organisent bientôt un Bandœng culturel. Ce congrès décolonial en Italie fait suite à celui que nous avons tenu à La Sorbonne, il y a trois ans, en septembre 56.

    - Reste, dit Che Guevara. Ce n'est ni à Paris ni à Rome que vont se passer les choses importantes : le sort de la décolonisation se joue ici. Avec Fidel, on va vivre des choses extraordinaires !

    - C'est chose décidée, commandante ; je reste à Cuba !

    Je devais faire souche à Cuba… Au point d'écouter un jour dans la parole des Cubains (notamment Nicolas Guillén et Blas Roca[5]) l'éloge suprême auquel peut aspirer un étranger dans l'île :

    Tú eres un Cubano  màs en la Revolución (tu es un Cubain de plus dans la révolution...)

    N'était-ce pas un idéal fantasmé ? N’étais-je pas comme beaucoup d'intellectuels, à commencer par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, la proie d'une folle illusion lyrique? Non, la ferme notion d'engagement de Sartre n'était pour rien dans l'exaltation que le don-quichottisme des frères Castro et de Guevara souleva dans l'imaginaire de toute une génération. Il faut rattacher notre emballement contestataire à l'histoire de la Caraïbe. Le castrofidélisme aura chauffé à blanc, à la cubaine, les expériences composites que l'archipel dans son ensemble doit aux métissages des temps de la plantation coloniale. L'esprit à la fois d'émerveillement et de rébellion, le penchant pour la danse et la fête, l'érotisme solaire à fleur des épidermes, les coups de reins et de nombril que donne au lit la rage de vivre, l'attrait du rythme et de la percussion, sont autant d'atouts de notre aventure de Caribéens. Il faut y joindre le legs picaresque du choteo[6]: le sens du carnaval et de l'autodérision. Il vivifie les héritages religieux et musicaux, les formes d'humour, de feeling, de blues, de saudade. Bref, il est omniprésent dans les conduites oniriques, libidinales, civiques, ludiques, politiques, sportives, de la cubanité. La realpolitik donquichottesque des frères Castro n'aura toutefois pas réussi à unifier en un tout civilisationnel durable les valeurs et les mentalités de l'écosystème caribéen. Le castrofidélisme, pris dans l'implosion générale de l'URSS, a échoué à les intégrer à la résistance, finalement solitaire, d'une île aux prises, des décennies durant, avec le harcèlement d'un pouvoir impérial sans merci.

    Après ma prise de position dans l'affaire Padilla, entre 1971 et 1978, ma vie à Cuba a été celle d'un " sans-papier " constamment en butte aux vexations et aux soupçons des autorités. J’ai été exclu de tout : de l’Union des écrivains, de la Casa las Americas, de la radio, des Editions nationales. Bénéficiaire jusque-là d'un permis de séjour à durée indéterminée il fallait désormais le renouveler tous les trois mois. En résidence surveillée dans sa patrie d'adoption le « Cubain de plus » que le service de la révolution a crapahuté par monts et par vaux avec un passeport diplomatique est traité brutalement en persona non grata. Je me suis retrouvé chez moi, dans un hamac… Dès lors, affligé d'un statut d'apatride, j'ai une seule idée en tête : faire mes adieux au césarisme de proie des régimes communistes. J’ai gardé mon sang-froid, je suis resté chez moi, j’ai lu. Après Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, j’ai écrit Poète à Cuba, un livre très critique qui n’a jamais pu paraître en espagnol, parce qu’il était vraiment très critique. J’ai écrit Le Mât de Cocagne, en pensant à Haïti. Les Cubains l’ont lu comme un texte anti-cubain et aujourd’hui je suis près de  penser qu’ils n’avaient pas tout à fait tort : je m’occupais d’Haïti, mais il y avait un parallélisme troublant entre l’expérience pénible que je venais de faire en Haïti et l’expérience cubaine que je vivais. J’étais aussi persécuté à Cuba qu’en Haïti, bien que ce fût par des régimes extrêmement opposés. Il n’y a pas de comparaison entre le régime de Duvalier et le régime de Castro, mais ma situation était la même. Je m’étais trouvé en Haïti aussi, pendant des mois, complètement reclus dans ma maison, en résidence surveillée. Comme je l’avais été à Port-au-Prince, à Prague, je l’ai été à La Havane… On ne pouvait pas me raconter des histoires : il y avait une sorte de parallélisme inévitable qui me venait à l’esprit en me trouvant dans des situations d’intellectuel persécuté.  Il y a vraiment eu une période de solitude totale à Cuba,  qui m’a permis non seulement de faire des lectures, d’écrire, mais aussi de faire beaucoup de sport. J’approchais de la cinquantaine, je suis devenu une sorte d’athlète : tous les jours j’allais sur le stade alors que j’étais persécuté. Etait-ce de la sagesse ? J’ai fait intervenir mon corps pour protéger mon esprit, si je puis dire, à la grande stupéfaction des Cubains qui se demandaient : « qu’est-ce qu’il fait chaque après-midi sur le stade ? ». Dans leur esprit dévoyé, certains pensaient peut-être que j’allais là pour avoir des contacts, que c’était un prétexte pour rencontrer des agents, je ne sais pas quoi, alors que j’allais simplement demander à mon corps de saluer mon esprit. J’ai pu faire à ce moment-là une expérience intéressante : évaluer les hommes que je connaissais. Même mon grand ami Nicolás Guillén m’a beaucoup déçu. Je l’ai dit dans un texte paru dans Le métier à métisser : il a coupé les ponts avec moi, en me disant qu’il ne pouvait rester mon ami étant donnés les ennuis que je m’étais créés. Vu le rôle qu’il avait, sa personnalité, les responsabilités extraordinaires qui étaient les siennes dans la révolution cubaine, il ne pouvait pas m’aider…

    Quand j’étais à l’Unesco à Paris, des années plus tard, Gabriel Garcia Marquez en personne est venu me voir et m’a proposé amicalement d’ « arranger les choses » avec Cuba. Nous étions amis : je l’avais connu étudiant à Paris, à l’époque où il attendait de Bogotá un chèque qui n’arrivait jamais. Il l’a écrit dans Pas de lettre pour le colonel (El coronel no tiene quien le escriba), qui est un petit chef-d’œuvre. Et puis je l’avais retrouvé, correspondant d’un journal de Bogotá et éminent journaliste à Prensa Latina à La Havane. « Gabo » était alors devenu l’ami de Castro, aux yeux duquel il était un très grand personnage. Il m’a donc proposé de me prendre avec lui dans son avion : on irait directement vider la querelle avec Castro… Je n’ai pas voulu. Je lui ai expliqué ce qui m’était arrivé à Cuba…

    Tout cela fait partie de mon histoire personnelle dans le mouvement communiste international. Après les jours de Prague, l’intermède Amado-Neruda m’a fait vivre une autre expérience du communisme. J’ai toutefois découvert au Parti communiste chilien, au Parti communiste argentin, au Parti communiste brésilien lui-même, les traces permanentes du stalinisme,  le recours aux mêmes méthodes totalitaires. Et en Haïti aussi, dans mon propre Parti. Sauf que moi, dans les sphères où j’intervenais, je n’exécutais pas les tâches du Parti dans un tel état d’esprit. J’avais apparemment la même formation que les autres, mais ma conduite était différente. Je percevais l’estime que les gens me portaient, c’était sans doute parce qu’ils sentaient que j’avais une autre idée du socialisme et de la Révolution. Et quand les Cubains ont dû faire leur enquête sur moi après mon départ, des gens ont dû leur dire que j’avais des rapports très humains avec eux, aussi bien à la Casa de las Americas, à la radio, que chez ceux qu’on appelle les « masses », auprès de qui j’étais populaire, parce que je n’étais pas un stalinien. Dans le Parti Communiste Français, à Paris, quand je militais avec Jacques Vergès, Henri Bangou[7], Henri van Regemorter[8], avec beaucoup de jeunes de l’époque, sans doute ma conduite était déjà la même. Je l’ai toujours rattachée à une poétique et à une érotique de la vie que j’ai eues dès mes premières années ! J’étais resté proche de la vie solaire d’avant les concepts, d’avant les méthodes dogmatiques,  les idéologies et les sécheresses théoriques.

    Au-delà des rigueurs, que je peux qualifier d’idéologiques, qui m’ont amené à une rupture avec Cuba, si je m’en tenais simplement à l’expérience de la vie cubaine, jamais je n’aurais rompu ! La preuve, c’est que j’ai épousé une Cubaine, j’ai deux garçons qui sont autant français que cubains, et haïtiens.  Après le Brésil, sur le plan existentiel, les années cubaines ont été les plus heureuses de ma vie. Heureusement, je ne me suis pas occupé seulement de l'exécution des tâches du Parti. J'ai beaucoup dansé à Cuba ; j'ai aimé à la folie et j’ai fait avec passion du sport à Cuba ; bref : j'ai donc vécu intensément à Cuba. À mes yeux, c'était une aberration qu'on ait imposé au peuple cubain les grises méthodes totalitaires du stalinisme. Elles n'avaient rien à voir avec l'éclat de ses traditions culturelles. C'était l'inverse de sa création musicale. L'île de José Marti est habitée par un des imaginaires les plus ouverts de la planète. Dans la conduite des Cubains, il y a un côté joyeusement libertaire. C'est pourquoi ils ont dansé la révolution à nombrils éblouis. Ils ont adhéré corps et âme à la parole exaltante du líder maximo. Ils ont attendu de lui qu'il libère l'île de la monoculture de la canne à sucre, de la mainmise impériale de l'Oncle Sam, de l'ensemble des vieilles tares qui accablaient ses jours. Le jeune Castro était différent du personnel dirigeant traditionnel. Il avait un énorme talent d'orateur et d'homme d'action. Entouré de jeunes gens de grand tirant d'eau - Camilio Cienfuegos, Raúl Castro - Ernesto Guevara, Frank País - Haydée Santamaría - son équipée de guérilleros incarnait, au départ, une sorte de realutopie appelée à réconcilier la politique et l'ivresse d'un vivre-ensemble sans précédent à Cuba.

    C'est ce qui a permis au pouvoir de Castro d'alphabétiser la population, d'améliorer son état de santé, d'élever son niveau de civisme et de solidarité, sans parler de l'émancipation de la condition féminine et de la libération des Noirs. Tels sont, à mes yeux, les principaux acquis sociaux qui allaient protéger Cuba d'un chaos pur et simple, après l'effondrement général des utopies ouvrières du XXème siècle. C'est pourquoi, après mon opposition affirmée au régime cubain, je ne me suis pas jeté dans une condamnation aveugle et sans nuances des projets de Castro. Après mon départ de La Havane, fonctionnaire à l'UNESCO, j'ai donné mon temps à des récits haïtiens. Je ne dois pas ma relative "renommée" d'écrivain à des travaux sur mes expériences de la révolution cubaine. Le roman - Hadriana dans tous mes rêves - qui m'a révélé au grand public, se déroule à Jacmel, ma ville natale. C'est la première fois, dans cet essai autobiographique, que j'évoque librement, dans un esprit critique, les épreuves de mon long passé cubain.

    Aujourd'hui, les choses de la vie étant ce qu'elles sont, dans le vieil âge d'homme qui est le mien, me voici tout à fait libre de parler de Cuba, sans aucun souci de règlement de comptes. J'ai vécu douloureusement la débandade générale du socialisme, ce fut un naufrage personnel de mon esprit et de ma sensibilité. À mon arrivée à Cuba, en mars 1959, j'avais déjà rompu avec les scandales meurtriers du stalinisme. Avant même le fameux rapport de Nikita Khroutchev, je savais qu'il n'y avait rien de bon à espérer de l'Union soviétique. La rupture d'Aimé Césaire avec le P.C. français ; ma conversation avec Pierre Courtade à Prague ; avec Ilya Ehrenbourg au château de Dobříš, m'avaient suffisamment éclairé, outre ma propre expérience de militant, sur l'état des lieux du mouvement communiste international. Ceci clairement dit, je me garde, en poète de bien, de verser dans une hubris manichéiste qui donnerait à croire qu'au temps de la guerre froide tout le mal de la terre était à l'Est, et tout le souverain bien était en Occident. Ce ne serait pas la vérité. L'histoire des humanités est d'une incomplétude inouïe. Les réalités stupéfiantes de l'actuelle mondialisation montrent chaque jour la vulnérabilité de l'ensemble des aventures humaines ! Ce sont là les acquis sociaux qui m'auront principalement fasciné dans l'aventure démocratique de la révolution. Des aspects fort négatifs de celle-ci m'ont amené à rompre avec le régime castrofidéliste. Toutefois, ma connaissance de l'inachèvement de la vie en société humaine m'a interdit de faire de ma rupture un fonds de commerce ou de contestation sans fin.


    [1] En 1952, René Depestre et sa première femme, interdits de séjour en France et ayant été obligés de quitter la Tchécoslovaquie où ils s’étaient un temps installés, avaient pensé trouver un  refuge à Cuba. Mais, pendant leur traversée de l’Atlantique en bateau, un coup d’état avait porté Fulgencio Batista au pouvoir, lequel s’empressa de les renvoyer en Europe…

    [2] La Passe ou Passage du Vent est un détroit qui sépare les îles de Cuba et d’Hispaniola, reliant l’océan Atlantique et la mer des Caraïbes.

    [3] M26-7 : sigle du mouvement du 26 juillet, fondé en 1955 par Fidel Castro à sa sortie de prison, après l’échec, en 1953, de son assaut à la caserne Moncada, à Santiago de Cuba.

    [4] Trois ans plus tard, je devais poser la même question à Jean-Paul Sartre, lors d’un entretien à Moscou. Le célèbre philosophe ne possédait pas non plus la clef de l’énigme…

    [5]Francisco (Blas Roca) Calderío (1908-1987) est un homme politique cubain, qui a été pendant des années le secrétaire général du Parti Socialiste Populaire (PSP) de Cuba (voir note 7). Après la Révolution, il fut membre du Bureau politique du Parti Communiste de Cuba et Président de l’Assemblée nationale de 1976 à 1981.  

    [6] Choteo : ensemble de dispositions d’esprit et de sensibilité qui informent et commandent la pensée, les émotions, les mentalités, la conduite, ainsi que tout l’imaginaire composite et rhizomatique des gens de Cuba et de la Caraïbe.

    [7] Henri Bangou, né en 1922, a été l’un des principaux dirigeants du Parti communiste guadeloupéen. Médecin, il a été maire sans interruption de Pointe-à-Pitre de 1965 à 2008 (soit pendant 43 ans). Il a également été sénateur de la Guadeloupe de 1986 à 1995.

    [8] Henri van Regemorter, né en 1925, disparu en 2002. Physicien, il fut tout à la fois un scientifique de haute réputation et un militant internationaliste, à la tête du Comité pour la coopération scientifique et technique avec le Vietnam.

    * PSP : Parti Socialiste Populaire, nom que, par euphémisme, avait adopté, avant la Révolution, le Parti Communiste cubain (le premier parti communiste de Cuba avait été fondé en 1920). En juillet 1961, deux ans après la Révolution, l’Organisation révolutionnaire intégrée (ORI) est créée à la suite de la fusion du Mouvement du 26 juillet de Fidel Castro, du Parti socialiste populaire et du Directoire révolutionnaire du 13 mars. Le 26 mars 1962, l'ORI devient le Parti unifié de la révolution socialiste cubaine (PURSC), qui devient enfin, le 3 octobre 1965, le Parti communiste de Cuba (PCC).