[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Extrait de « Le théâtre de Jean Genet », d’Olivier Neveux

culture

Lien publiée le 31 décembre 2016

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/neveux-genet-theatre/

Olivier Neveux, Le théâtre de Jean Genet, Paris, Editions Ides et Calendes, 2016, 128 pages, 10€.genet-neveux

L’œuvre se situe sans ménagement – pour elle-même, en premier lieu – dans l’inconfort du négatif, un négatif comme tenu, coûte que coûte, sans cesse relancé, réinventé, entretenu, radicalisé et maîtrisé. Ainsi de sa pièce, les Nègres. La lecture de la préface, rédigée en 1955 (mais publiée seulement et partiellement en 1988 ce qui suppose d’en relativiser l’usage) propose la réflexion la plus approfondie des liens que Genet souhaiterait établir entre son théâtre et la politique – et pour cela des amendements et déplacements qu’il accomplit par rapport à de précédentes affirmations. Au commencement, il y a une situation : le fait d’être Blanc dans un monde dominé par des Blancs qui exploitent et oppriment des Noirs. Aucune protestation d’irresponsabilité n’est convaincante – car passée la relation intersubjective, « si je devais m’adresser à un public de Noirs […] j’aurais trop aigu le sentiment que la Blancheur veut parler à la Négritude[1] ». Plus tard, éventuellement, dans une autre société, il sera possible de passer outre, de ne pas en tenir compte, de nouer une adresse « qui serait entendue par tous les hommes ». Pour l’heure, « [v]ouloir écrire pour les Noirs relèverait de cette abjection morale qui consiste à se pencher généreusement, avec compréhension, vers les faibles, à s’accorder bonne conscience, à se tenir quitte de toute action immédiate[2] ». Loin de conduire en une impasse, de tarir toute expression, de frustrer la création, cette lecture politique, qui prend acte des positions des uns et des autres, et des devoirs de qui appartient, aussi critique soit-il, à la sphère de la domination[3] va s’avérer intensément féconde.

Les circonstances construisent la question. Le metteur en scène Raymond Rouleau souhaite, à l’époque, créer une troupe d’acteurs noirs. Il faut des œuvres. Il contacte Genet afin que celui-ci écrive. Que faire ? Ou plutôt, négativement : que ne pas faire ? L’exemple des ballets de la chorégraphe Catherine Dunham lui répugne :

Non seulement jamais leur spectacle ne nous insultait, jamais n’y apparaissait leur misère ni leur désespoir, mais tout chantait ce qu’on nomme la joie de vivre et nous consolait bassement de tout ce que nous savons de la vie et de toute la population noire en nous disant que rien ne devait les blesser profondément puisque leur joie était si fraîche[4] .

L’horizon de l’adresse est ainsi bordé par deux refus : celui des Noirs, tout autant que celui de blancs que la pièce pourrait conforter ou du moins, littéralement, divertir. Il reste à s’adresser aux Blancs car « l’art se justifie s’il incite à la révolte active ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice[5] » (il est frappant que le mot « âme » revienne plusieurs fois dans ce texte).

Le théâtre s’envisage désormais, pour Genet, à la lumière des combats et de la période historique dans lesquels il se déploie. Il est interrogé suivant ses usages possibles en regard d’une réalité clivée — le fût-elle pour l’heure imperceptiblement  — ainsi que du point de vue de la révolte et de la libération de ceux qui en sont les opprimés. Comment inventer, dès lors, une fonction politique au théâtre qui ne soit ni substitutiste, ni infantilisante, ni narcissique ? Genet pourrait se prévaloir d’une communauté de destins, d’une universalité de la douleur : n’a-t-il pas lui aussi connu l’humiliation et la haine, la réprobation et la stigmatisation ? Il s’interroge : « Ne vais-je pas colorer de mon particulier désespoir l’attitude de toute une race qui en connaît un autre, qui en vit un autre, d’un autre ordre[6] ? » Et plus encore : « Qu’est-ce donc que cette négritude que je n’ai pas vécue, dont ne se rendra jamais compte l’intuition[7] ? » Il se tient donc à mille lieux d’une universalité gratifiante, qui minore les singularités, qui croit savoir et croit comprendre, qui s’arroge toutes les places, la sienne et celle des autres.

Loin de précipiter le théâtre dans la vie, Genet, les disjoint avec force. De prime abord, le geste peut sembler quelconque : n’est-il pas devenu commun de railler les prétentions transformatrices du théâtre, de lui objecter ses faibles effets ? Certes, à l’époque du brechtisme français balbutiant puis offensif de Théâtre Populaire, la position est hétérodoxe. Elle ne l’est plus, tant il semble désormais admis qu’au devenir du monde le théâtre ne peut rien et cela touche jusqu’aux praticiens du théâtre politique qui ont, bien souvent, intériorisé la honte faite à leurs ambitions. Seulement en rester là, c’est manquer la radicalité de la position de Genet. Il propose, quelle que soit la variation des expressions utilisées, de distinguer l’action théâtrale de l’action politiqueDe là, il établit que si l’art ne peut pas ce que peut la politique, pour autant il peut encore et que c’est la singularité de cette efficace qui importe. Genet insiste, par la distinction des deux, sur la responsabilité de l’art. Celui-ci n’est pas dédouané. Genet vise sa complaisance à s’abuser sur ses pouvoirs et sur ce qu’implique réellement la pratique politique – révolutionnaire ou libératrice — lorsqu’il faut « se débattre dans la misère, dans la merde de l’action, dans les compromissions[8] ». Il ne la regarde pas dédaigneux, du haut de l’Olympe poétique. Cette position est forte : elle ne sacrifie ni à la dépréciation de la politique ni à son assimilation vaseuse à tout ce qui entretient de près ou de loin quelques rapports avec elle.

Deux points doivent alors être éclaircis : l’adresse et le matériau. Le destinataire, ce seront les Blancs, soit « donc une activité méchante, tournée contre soi[9] ». Le geste est tranchant. Il refuse que le théâtre soit, à sa façon, l’une des armes d’une quelconque mission civilisatrice — ou alors il doit devenir une arme retournée contre l’Occident[10]. Combattre son propre impérialisme sensible et imaginaire, être la cible de l’art : le matériau s’en déduit. Genet travaille donc sur ce qui advient dans le visible, aux yeux et à l’esprit, du monde de l’oppression aussi progressistes soient, en faible partie, celles et ceux qui le composent.

Le point de départ, le déclic, me fut donné par une boîte à musique où les automates étaient quatre Nègres en livrée s’inclinant devant une petite princesse de porcelaine blanche. Ce charmant bibelot est du XVIIIe siècle. A notre époque, sans ironie, en imaginerait-on une réplique : quatre valets blancs saluant une princesse noire ? Rien n’a changé. Que se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujours sous l’apparence légèrement bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traîne ou de serveur de café costumé ? Ils sont en chiffon, ils n’ont pas d’âme. S’ils en ont une, ils rêvent de manger la princesse[11] .

La matière même du spectacle se trouvera dans cet amas d’imagerie coloniale constituée de sujétion, de folklores, de naturalisations, de racisme louvoyant ou ostentatoire, de chrétienté et d’identité nationale.

Notes

[1] Les Nègres, Paris, Ed. Gallimard (« Folio »), p. 142

[2] LN, p. 144.

[3] « B.P.-D. : Vous n’avez pas voulu être blanc, que je sache.

JG : Ah dans ce sens, en naissant blanc et en étant contre les Blancs j’ai joué sur tous les tableaux à la fois. Je suis ravi quand les Blancs ont mal et je suis couvert par le pouvoir blanc puisque moi aussi j’ai l’épiderme blanc et les yeux bleus, verts et gris.

B.P.-D : Vous êtes des deux côtés ?

J.G. : Je suis des deux côtés oui.

B.P.-D : C’est une situation qui vous plaît ?

J.G. : En tous cas, c’est une situation qui m’a permis d’apporter la pagaille chez moi-même ». J. Genet, « Entretien avec B. Poirot-Delpech », L’Ennemi Déclaré. Textes et entretiens, édition établie par A. Dichy, Paris, Gallimard, 1991, p. 233.

[4] LN, p. 143.

[5] LN, p. 143.

[6] LN, p. 148.

[7] LN, p. 148.

[8] LN, p. 144.

[9] LN, p. 144.

[10] Mais l’enjeu est aussi culturel car Genet, ici, ne sacrifie pas aux rhétoriques si fréquentes qui se désolent de la sociologie des publics. Le public est blanc et c’est à lui que Genet va s’adresser.

[11] LN, p. 145.