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    Alessandro Stella et la mémoire de l’autonomie ouvrière

    Lien publiée le 16 février 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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    Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Paris, Agone, 2016, 165 p., 14 €.

    stella-alessandro

    Directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’EHESS, l’historien Alessandro Stella est un historien reconnu, en particulier par ses travaux sur les « Ciompi », autrement dit sur les ouvriers du textile florentins qui parvinrent à établir une brève république démocratique durant l’été 1378. Dans ce livre, il se fait lui-même sujet d’histoire, pour révéler et raconter son engagement dans les rangs de l’extrême-gauche italienne, durant ces « années de plomb » qui constituaient alors pour toute une génération des « années de rêve ». Se situant à mi-chemin entre histoire d’un mouvement social et mémoires militantes, Alessandro Stella a ainsi rédigé un très beau livre, servi par une plume à la fois pudique et passionnée.

    Comme tout historien, Alessandro Stella connaît l’importance de l’événement et ouvre donc son livre par le récit de ce jour du 11 avril 1979, où trois de ses camarades et amis du groupe de Vicence, au sein duquel il militait, trouvèrent la mort dans l’explosion de la bombe qu’ils étaient en train de fabriquer. Désormais recherché par tous les services de police, Alessandro Stella comprit bien vite que cet événement dramatique ne constituait que l’un des aspects d’un retournement plus général de période : à la place du printemps attendu, la gauche révolutionnaire italienne dut rapidement constater que ce mois d’avril 1979 sonnait le début d’un très long hiver. Décimés par les arrestations, perdant progressivement leurs soutiens dans les masses, les militant-e-s se trouvèrent pris dans la spirale infernale de la défaite. Après deux années de clandestinité et d’échecs, Alessandro Stella n’eut bientôt plus d’autre choix que de sauver sa peau en prenant, comme beaucoup de ses camarades, le chemin de l’exil, d’abord en Amérique latine puis en France. Il lui fallut pour ce faire laisser derrière lui de nombreux morts mais aussi des milliers de camarades incarcéré-e-s, souvent condamné-e-s à de très lourdes peines.

    Près de quarante ans après les faits, ces événements ne sont pas passés, comme en témoigne en premier lieu la soif inextinguible de vengeance dont l’Etat italien fait toujours preuve lorsqu’il continue à exiger l’extradition des militant-e-s exilé-e-s. Comme le souligne Alessandro Stella, cet acharnement est celui d’un pouvoir qui s’est construit par un déni de mémoire, en transformant la révolte de toute génération en une simple dérive criminelle de quelques petits groupes instrumentalisés par une poignée d’intellectuels marxistes et manipulés par les services soviétiques. Dans l’Italie du XXIe siècle, les événements des années 70 restent ainsi frappés d’une damnatio memorie et ses acteurs sont toujours placés au ban de la société, restant contraints au silence ou à ne s’exprimer que pour faire acte de repentir.

    C’est cette vision imposée par en haut que le livre d’Alessandro Stella prend à contre-pied, en martelant l’essentiel : les pseudo-« années de plomb » ont en réalité été pour des millions de jeunes et d’ouvriers italiens des années d’espérance où se dessinait l’espoir d’une révolution sociale. Alimentées par la montée en puissance dans les années 60 de l’insubordination ouvrière, puis par la vague révolutionnaire qui toucha l’ensemble de la jeunesse, les années 70 furent marquées en Italie par une situation véritablement insurrectionnelle. Alessandro Stella en dresse un tableau par petites touches, évoquant par exemple ces ouvriers des usines Marzotto de la petite ville de Valdagno qui allèrent un beau jour d’avril 68 sur la grande place publique renverser l’odieuse statue en bronze du comte Gaetano Marzotto, qui avait créé l’usine familiale dans laquelle ils étaient contraints à perdre leur vie en la gagnant. A l’image de cette statue de bronze renversée, les fondements de l’ordre bourgeois se trouvèrent de toute part ébranlés durant cette longue décennie qui va de 1968 à 1980. Alessandro Stella restitue ces années d’insubordination dans le contexte de la riche histoire du mouvement ouvrier italien, qui n’avait jamais vraiment admis d’avoir été désarmé par le Parti Communiste Italien (PCI), lorsqu’il avait refusé en 1945-1948 de s’engager dans une stratégie de conquête du pouvoir pour mieux négocier son insertion dans une société italienne dont les fascistes n’avaient jamais été véritablement épurés.

    Issu d’une famille démocrate-chrétienne qui, à l’image de la société italienne, se radicalisait et développait de nouvelles aspirations sociales, Alessandro Stella s’est lancé à corps perdu dès son adolescence dans ce tourbillon politique, empruntant un chemin qui fut aussi celui de centaines de milliers de jeunes italien-ne-s. Né en 1956, Alessadro Stella fit partie de cette deuxième génération de militant-e-s qui s’est conscientisée au tout début des années 1970, apportant un nouveau souffle aux organisations d’extrême-gauche qui s’étaient mises en place dans les années 1960. Alessandro Stella choisit la voie de « l’opéraïsme », cette relecture révolutionnaire et libertaire du marxisme qui, sous l’impulsion de Mario Tronti et Toni Negri, avait pris le contrepied du chemin tracé par un PCI aussi autoritaire qu’institutionnel et embourgeoisé. En rejoignant Potere operaio (Pouvoir Ouvrier), la plus radicale des organisations operaïste, Alessandro Stella fit sienne une stratégie révolutionnaire d’émancipation par le bas, centrée sur l’autonomie des luttes de la classe ouvrière et leur développement jusqu’au bout. Il participa aussi de ce processus qui amena Potere operaio à s’auto-dissoudre, pour s’engager dans une stratégie apartidaire qui centrait l’activité militante sur des groupes d’action ouvrière ancrés au cœur de la classe, scellant ainsi le passage de l’opéraïsme partidaire à ce que l’on appela « l’autonomie ouvrière ».

    Entre le chemin de l’institutionnalisation, qui amena une partie de l’extrême-gauche à choisir la voie des urnes en se rassemblant en 1976 dans la coalition Democrazia Proletaria, et celui de la militarisation, qui avait donné naissance aux Brigades Rouges (BR) et à Prima Linea, les militants de l’autonomie ouvrière cherchèrent une troisième voie, fondée sur la construction d’une insurrection ouvrière de masse. Comme des dizaines de milliers d’autres jeunes italiens, qu’ils fussent ouvriers ou étudiants, Alessandro Stella participa de cette éclosion insurrectionnelle, appuyée sur des milliers de groupes militants établis au sein des usines et des universités. Utilisant les potentialités des nouvelles radios libres qui se développaient un peu partout en Italie, ces groupes, dont les actions allaient en se radicalisant, durent rapidement faire face à une très brutale répression de l’Etat. Cherchant à profiter de son bras de fer avec les Brigades Rouges pour éradiquer l’ensemble de la gauche révolutionnaire et remettre au pas les usines les plus avancées, le pouvoir se refusa à distinguer entre les unités de lutte armée et les mouvements sociaux extra-parlementaires, profitant de la législation d’exception qu’il avait fait adopter pour refermer les chaînes de la soumission ouvrière.

    Le livre d’Alessandro Stella décrit avec force ce processus de montée en puissance de l’affrontement, qui amena progressivement les manifestations à passer du cocktail molotov au P38, tandis que les actions de rue contre la répression policière s’accompagnaient du plasticage des casernes de carabiniers. Il restitue ces actions dans le climat fertile des années 1970, alors que le féminisme et l’anti-autoritarisme dépoussiéraient les vieux schémas marxistes, dans cet état d’esprit festif propre à « la génération des fleurs » qu’entretenaient l’arrivée des drogues et l’émancipation sexuelle. Il décrit aussi la réalité quasi-insurrectionnelle que prenaient les luttes ouvrières, en racontant par exemple comment en 1978 les comités d’actions ouvrières étaient parvenus à mettre fin aux heures supplémentaires dans la province de Vicence, en installant le samedi des barrages ouvriers qui interdisaient l’accès aux usines. Combinée à une expulsion des jaunes et des fascistes des usines, mais aussi à des actions ciblées sur les patrons qui refusaient de se soumettre, cette stratégie put aboutir à la mise en place d’un début de contrôle ouvrier dans les usines les plus avancées de l’Italie septentrionale, même s’il faut sans doute relativiser la portée réelle de ce processus d’émancipation prolétarienne qui resta en réalité tout à la fois limité et embryonnaire.

    Au-delà de la mise en avant de ces indéniables succès, le livre d’Alessandro Stella se refuse toutefois à dresser un véritable bilan stratégique de la ligne suivie par les militant-e-s de l’autonomie ouvrière. S’il affirme que l’auto-dissolution de Potere operaio donna un considérable coup de fouet aux luttes ouvrières, en permettant l’éclosion d’une multitude de groupes suractifs, ce livre donne pourtant à penser que la disparition de cet intellectuel collectif que constitue un parti, mais aussi le pas croissant que l’action prenait sur l’activité théorique, facilita la politique des BR qui s’attachait à soumettre l’ensemble du mouvement à l’hégémonie de leur désastreuse ligne politique. Par ailleurs, le développement d’une stratégie de contournement des organisations ouvrières, mais aussi la place croissante des actions illégales, à commencer par les braquages de banque indispensables au financement d’une organisation en voie de militarisation, amenèrent les militant-e-s à s’isoler des masses. Les militant-e-s autonomes furent amenés à en payer le prix, puisqu’ils ne parvinrent pas à trouver les soutiens de masse qui auraient été nécessaires pour faire face à la répression et à la baisse d’audience consécutives à cette faute morale et politique que constitua l’exécution par les BR de l’otage Aldo Moro, en mai 1978.

    Au-delà de ces erreurs commises, l’un des points les plus importants du livre d’Alessandro Stella est sa mise en évidence de l’extrême violence du processus répressif que l’Etat italien employa pour anéantir l’extrême-gauche et avec elle les éléments les plus combattifs du mouvement ouvrier. Tous les moyens furent bons, de l’usage policier de la torture que le gouvernement laissa faire et parfois même encouragea, aux lois d’exception qui permirent de mettre en place ces procès politiques où les accusé-e-s, privé-e-s des garanties élémentaires de l’Etat de droit, furent condamné-e-s à des peines écrasantes sur la base de témoignages bidonnés par la police, grâce à l’utilisation de l’ignoble législation sur les « repentis ». Dans ce processus, le PCI mérite indiscutablement une mention spéciale, puisqu’il profita de l’opération pour achever son long processus d’intégration à l’Etat, en se transformant en une redoutable officine de mouchards et d’éradicateurs au sein de laquelle se recrutèrent souvent les juges et les flics les plus répressifs.

    Ce beau livre qui se lit d’un trait a sans doute eu une fonction cathartique pour son auteur qui n’a rien renié de ses engagements de jeunesse et les actualise aussi au quotidien par le biais de ses recherches sur « le travail dépendant », un concept qui doit beaucoup aux théoriciens de l’opéraïsme. La lecture de ce livre permet de s’interroger sur ces années 70 où toute une génération italienne s’est retrouvée dans le combat de ces organisations révolutionnaires, qui comptaient chacune des militants par dizaines de milliers et furent en capacité de mobiliser pendant toute une décennie des centaines de milliers de sympathisant-e-s, dans des manifestations quasiment quotidiennes. Incontestablement, le livre d’Alessandro Stella montre qu’il y aurait beaucoup d’enseignements à tirer de cette expérience, qui offre une belle leçon stratégique pour toutes les organisations en recherche d’une voie révolutionnaire.

    Le livre se termine enfin par les retrouvailles d’Alessandro Stella avec l’Italie, où il est autorisé depuis une quinzaine d’années à venir séjourner. La description qu’il en dresse est amère, car il souligne à quel point la société italienne du XXIe siècle lui est devenue étrangère. Il est vrai que la classe ouvrière ne finit plus de payer le prix de cette défaite majeure qu’a constitué l’éradication de l’extrême-gauche extra-parlementaire. Alors qu’à l’image de Berlusconi, le patronat a profité de la situation pour établir son hégémonie sur le pays, fermant les usines et asphyxiant financièrement les universités, le PCI est allé au bout de son processus historique de trahison de la classe ouvrière en se transformant en un parti néolibéral de destruction des conquis sociaux, tandis que les fascistes peuvent aujourd’hui défiler en toute tranquillité à drapeau déployé. Si la situation italienne a effectivement quelque chose de déprimant, il n’en demeure pas moins que la mémoire de ces « années de rêve » reste inscrite dans l’inconscient collectif des luttes italiennes, dans l’attente qu’une nouvelle génération vienne s’en saisir pour y trouver la source d’un nouveau projet d’émancipation.