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On travaille en librairie pas en caserne !

Lien publiée le 12 mars 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://paris-luttes.info/on-travaille-en-librairie-pas-en-7700

Du 20 au 25 janvier, la librairie parisienne Gibert Joseph, située Boulevard Saint Michel a rompu la routine du labeur par une grève, un mouvement de solidarité vite devenu revendicatif. Des gens du collectif de contributeurs/trices de Paris Luttes Info sont allé-es à la rencontre de Rémy, syndicaliste de la CGT Gibert Joseph.

Une lutte, quelle qu’elle soit, ne se limite jamais à son objet. Elle le dépasse toujours, surtout si ceux qui ont mission de l’amener savent en montrer tous les aspects, toutes les conséquences proches et lointaines.

L’éthique du syndicalisme de P. Besnard.

Si le débrayage visait au départ à bloquer la procédure de licenciement d’un collègue, elle va vite s’étendre sur le temps, en nombre de participant-e-s et en revendications. La surprise et la spontanéité exemplaires de ce mouvement ne doivent pas nous empêcher d’essayer de comprendre les raisons objectives qui l’ont rendu possible.

Tentative de licenciement : "ils ont voulu faire un exemple, nous en avons fait un nous-mêmes."

Au début, il n’y a quasiment rien. Une "broutille", un accrochage entre un salarié, Aymeric, et une membre de l’équipe dirigeante sur la gestion des caisses automatiques. Seulement voilà, l’affaire arrive dans un contexte tendu et Aymeric est déjà dans le collimateur des chefs.

« Aymeric c’est une grande gueule, il est syndiqué depuis 5 mois, il participe à tous les appels à la grève qu’on a pu faire sur la loi travail, la loi Macron. »

Plus précisément on lui reproche d’avoir proféré la phrase : « les caisses automatiques, si c’est pour les ouvrir et pas les surveiller c’est pas la peine. » Cette remarque banale a été utilisée par ses supérieurs pour entamer une procédure de licenciement.

L’entretien préalable au licenciement a lieu le 20 décembre. Le jour même, une grève démarre en solidarité avec Aymeric. Il s’agit d’une grève surprise, imaginée par sa section syndicale : une riposte rapide sous la forme d’un débrayage sur le vif et mis à l’œuvre au moment même de l’entretien.

« Très sérieusement, on a prévenu à l’arrache, pas de tract ou d’affichage, pas de mobilisation préparée pendant 2 semaines. Pour aller voir les collègues et faire de la discussion individuelle, on a pris 2 jours. Et pour créer l’effet de surprise, on a demandé un minimum de discrétion, donc vraiment une circulation [de l’information] artisanale. »

Mais ce qui ne devait être qu’un premier coup de pression collectif se révèle être un mouvement qui embrasse plus de la moitié des salarié-e-s du magasin...

« Première surprise : c’est le monde qu’on a [...] Ce qui a démontré la solidarité des collègues c’est qu’on se retrouve avec 65 % de grévistes... Et pour ne rien arranger, plutôt que de faire le dos rond, la direction choisit l’épreuve de force. Là, ils auraient dû comprendre direct, s’ils avaient été un peu malins. (...). Mais ils voulaient leur bras de fer, ils l’ont eu et ils l’ont perdu. »

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Ce qui aurait pu rester un fait anodin dans un autre contexte fut spontanément identifié par les salarié-e-s comme relevant d’une manœuvre plus large visant à faire un exemple et à défendre les techniques d’encadrement. L’attitude autoritaire puis jusqu’au-boutiste de la direction était d’ailleurs là pour l’attester.

Du prolongement temporel et revendicatif de la grève.

Loin d’avoir découragé les grévistes, ce regain de tension leur a offert l’occasion de développer collectivement une critique des problèmes de fond et de formuler des revendications bien au-delà d’une vague de solidarité avec un collègue.

« Comme on est tous réunis, on aborde la question des conditions de travail et on liste précisément tout ce qui dysfonctionne. Cela fait vraiment un cahier de revendications qui va de l’écran tactile de caisse au problème de chauffage. Le comportement hiérarchique est dressé de manière un peu désorganisé mais montre les difficultés au quotidien auxquelles se heurtent les collègues. »

En effet, il faut bien comprendre que la vie quotidienne des travailleurs est structurée par une organisation pyramidale. Six niveaux différents pour les employés, trois niveaux d’agents de maîtrise, deux niveaux de cadres, deux niveaux de cadres supérieurs : " l’armée mexicaine ", comme certains l’appellent, en hommage à leur DRH, un ancien militaire.

Face à cela, il existe une section syndicale CGT qui cherche à ne pas laisser tous les pouvoirs aux patrons. Et pour venir à bout de ce contre-pouvoir, la norme comportementale de la hiérarchie est devenue de plus en plus disciplinaire au fil du temps.

« Et je te demande pourquoi tu vas trois fois aux chiottes, et je te convoque après ton arrêt maladie pour savoir pourquoi tu étais malade. Évidemment pas avec tout le monde, mais on avait des échos tous les jours, avec des salariés qui étaient à bout. [...] Quand tu as deux salariés dans la même semaine qui viennent te voir en larmes, bon, tu commences à te poser des questions. »

Manifestement, une direction assistée d’une hiérarchie en rang serré ne suffisent pas, elles doivent s’imposer par la pratique : « ils ont commencé à durcir le ton, à montrer qu’ils étaient maîtres chez eux ». Loin des clichés fournis cruellement par Orange où un harcèlement massif fut vraiment planifié, il s’agit ici plutôt d’un état d’esprit doublé d’incompétence, provoquant des excès de zèle chez quelques responsables et « de vrais manquements par les employeurs à la prévention de risques psycho-sociaux. »

« Ils sont lâchés [dans la nature], sans aucune espèce de formation sur les cas concrets auxquels ils vont être confrontés, des choses qui demandent un peu de doigté dans la gestion des relations sociales de la boîte. Et comme ils savent pas faire, ils se crispent. Et quand ils se crispent, ils sont brutaux. »

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Ainsi obsédée par des préoccupations disciplinaires, l’organisation managériale étouffe jusque dans les plus petites choses du quotidien du taf où tu restes au moins 35 heures par semaine : « une anatomie politique du détail », aurait sans doute dit Foucault.

« Chercher à cantonner les gens à des tâches, alors qu’ils demandent à s’impliquer dans leurs rayons, ça entrave [...] Il faut laisser les gens plus autonomes dans les équipes au quotidien »

Cette organisation du travail qui écrase même l’autonomie la plus basique des travailleurs renvoie à la question de l’aliénation au travail.

« C’est pas l’autogestion, on peut le regretter [...] une hiérarchie qui ne sert qu’à vérifier tes pointages et savoir si t’es parti pisser… Non mais stop quoi ! »

En somme la seule alternative paradoxale que les patrons te laissent c’est de te faire taper sur les doigts parce que tu veux t’impliquer plus profondément dans les tâches qui t’intéressent, ou d’être dénigré parce que tu as fait seulement ce qu’on te demandait et parce que ce qu’on te demande ne peut suffire à faire du bon travail. Le salarié est perdant dans les deux cas.

« Il faut des gens compétents, qualifiés, formés, qui aiment leur métier. Ce qui va donner au client l’envie de prendre le livre, c’est la discussion que le libraire va apporter, c’est la sélection qu’il va proposer, c’est l’animation qu’il va mettre en place, et tout ça ne marche pas avec un régiment. »

L’auto-organisation et les solidarités sont au centre du rapport de force.

Pour ces différentes raisons, on comprend bien alors que les salarié-e-s qui rejoignent la grève le font pour Aymeric et pour eux-mêmes. Les caissier-ère-s l’ont fait sans même se poser de questions ("touchez pas à notre collègue"). Mais pour l’ensemble des employé-e-s c’est bien l’occasion de remettre en cause l’ordre des choses dans l’entreprise.

« les collègues, ils étaient sur leur lieu de travail, ils organisaient la grève comme on s’organise au boulot, on assure le fait qu’il y ait quelqu’un sur la table extérieure pour recevoir, quelqu’un pour diffuser les tracts, informer les clients, qu’il y ait toujours des gens sur le piquet,(...) Tous les grévistes ont respecté leurs horaires prévus de travail pour faire la grève, il n’y en a pas un qui en a profité pour se reposer. »

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Pendant la grève, le magasin était ouvert à la clientèle, le piquet installé sur les caisses qui fournissent idéalement tout le matériel utile à l’organisation d’un mouvement, à savoir chaises et PC. Les journées de grève sont rythmées par les assemblées générales : une le matin à 9h30 devant le magasin où est votée la reconduction de la grève, une le midi, une à 15h et une dernière à 19h30.

En plus des revendications, des stratégies de négociation sont élaborées :

« Pendant le conflit, on a fait le choix de leur proposer des interlocuteurs qui n’étaient pas les figures de la section syndicale, moi j’ai pas négocié avec eux par exemple, on se connaît, ça fait 6 ans de pratique, ils mettent trop de personnel là dedans, il fallait qu’ils entendent autre chose [...] On avait fait une délégation de 4 personnes, 3 syndiqués, un non syndiqué, mais en tout cas des personnes qui n’ont pas de mandat. »

Les aspects forts de cette grève apparaissent là où on ne les attend pas toujours. Si le service de caisse est 100% gréviste, empêchant le fonctionnement traditionnel des caisses de Gibert, les caisses automatiques, elles, fonctionnent quand même. Et paradoxalement, l’ouverture des caisses automatiques se transforme en avantage pour les grévistes : situées en face du piquet de grève, elles ont permis de renforcer l’intérêt des client-e-s pour la grève. Ceux-ci s’informent et beaucoup d’entre eux manifestent leur solidarité. Ils et elles ont été nombreux-euses à signer la pétition et à donner quelques sous pour la caisse de grève. Et il en va de même pour les non-grévistes qui sont resté-e-s bienveillant-e-s voire solidaires des grévistes.

"Et ça nous revient maintenant parce qu’on a pas les oreilles partout non plus, dans l’activité web, les mecs sont isolés. Ce n’est pas par ce qu’ils n’étaient pas en grève qu’ils n’étaient pas solidaires du mouvement."

Enfin des manifestations de solidarité apparaissent dans les autres magasins de Paris, comme à Barbès où les salariés posent en photo avec écrit "Je suis Aymeric."

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La direction pensait que les salarié-e-s ne dépasseraient pas les 2 jours de grève, pariant sur la coupure du dimanche. Mais la grève se maintient et progresse encore le lundi. L’affaire est ensuite révélée au grand jour dans les médias, par le PCF, et pour finir la CGT s’engage financièrement à appuyer la grève. La direction est alors « passée de la virilité triomphante à l’abattement le plus profond. ».

La grève se termine donc sur une victoire, à savoir l’annulation de la procédure de licenciement d’Aymeric et l’ouverture de négociations sur les conditions de travail. Jusqu’au dernier instant, la direction rechigne à écrire le protocole d’accord.

S’ouvre alors un nouveau défi qui consiste à cueillir les fruits du rapport de force sans les égarer... Il s’agit d’abord pour les grévistes d’organiser les négociations selon leur calendrier et leur cadre propre, ensuite de lier à cette démarche les autres salarié-e-s pour signer tel ou tel accord avec la direction.

Les conditions objectives qui ont mené à une lutte collective ne sont pas spécifiques à Gibert Joseph, on les retrouve partout, dans le commerce et ailleurs dans le monde du travail salarié. Qu’est-ce qui a fait la différence ? Ou comment transformer le mécontentement généralement sans conséquence en rapport de force ? Pour y répondre, le prochain article portera sur les pratiques syndicales à Gibert Joseph.