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Quand le FN s’inspire d’un intellectuel édité par le libéral Gauchet

FN

Lien publiée le 13 avril 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://reporterre.net/Quand-le-FN-s-inspire-d-un-intellectuel-edite-par-le-liberal-Marcel-Gauchet

Reporterre a découvert le nom de l’auteur du discours sur l’environnement prononcé par Marine Le Pen fin janvier. Il s’agit d’Hervé Juvin, essayiste édité par Marcel Gauchet, éminent intellectuel libéral. Qui se commet lui-même dans une revue d’extrême-droite. Quelle perméabilité y a-t-il entre l’intelligentsia et le parti d’extrême droite ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre.

C’est l’histoire de Reporterre qui va à la conférence de Marine Le Pen sur la « France durable », un soir d’hiver, le 26 janvier 2017. Nous venons écouter la présidente du Front national (FN) pour comprendre ses positions en matière d’écologie. Parmi les idées évoquées, la dénonciation de l’agriculture chimique et du « pillage de la biodiversité », la nécessité de faire face à l’extinction des espèces, le changement du climat, la volonté de préserver la beauté des paysages français ou les productions de l’agriculture nationale. Le lendemain, nous demandons au FN de nous transmettre le discours prononcé par la responsable frontiste.

Le document va reposer tranquillement dans nos dossiers quelque temps. Puis au moment de le relire, la signature en bas des 17 pages nous interpelle : « Hervé Juvin, Paris, le 24 janvier 2017. »

Hervé Juvin est un intellectuel, mais aussi président de l’Observatoire Eurogroup Consulting, think tank de réflexion de long terme pour le cabinet de conseil homonyme en « stratégie, management et organisation ». Parmi ses clients, le cabinet revendique des entreprises de secteurs diversifiés : banque, assurance, transport, infrastructure, énergie, défense, santé, mais aussi des services publics ou des groupes coopératifs et mutualistes.

En tant qu’essayiste, M. Juvin vient de publier le cinquième et dernier ouvrage d’une série. Elle est fondée sur « l’intuition que la condition humaine a plus changé en une génération qu’en plusieurs millénaires », explique-t-il à Reporterre lorsque nous le rencontrons. Parmi ces cinq ouvrages,Produire le monde : Pour une croissance écologique (2008), ou le dernier paru fin 2016, Le gouvernement du désir. Tous sont édités chez Gallimard, dans une collection dirigée par le philosophe et historien Marcel Gauchet.

Hervé Juvin est régulièrement interrogé dans divers médias. Dans des journaux tels que Les ÉchosLe FigaroLe Monde, ou des radios comme France Culture ou France Info. En parallèle, il intervient aussi souvent dans des médias bien ancrés à droite comme TV Libertés, où il a tenu l’émission « Juvin en libertés ». La web TV se définit comme la chaîne de « toutes les droites », pour la défense « de l’esprit français et de la civilisation européenne ». Parmi ses dirigeants, des anciens du FN et du Bloc identitaire. Ce dernier apprécie d’ailleurs beaucoup les idées d’Hervé Juvin, invité à donner des conférences pour le Cercle Aristote, inscrit dans cette mouvance.

« Préserver la diversité des civilisations pour préserver la diversité des désirs » 

Quand nous lui montrons le texte du discours de Marine Le Pen, Hervé Juvin reconnaît immédiatement sa plume. Il admet aussi connaître depuis « très longtemps » le responsable de l’écologie pour le parti, Philippe Murer. Mais il affirme ne pas avoir répondu à une commande duFN. « J’ai répandu des textes auprès de différents candidats, explique-t-il. Je suis ravi que certains reprennent, je préférerais que ce soit tous ! J’ai aussi échangé avec Emmanuel [Macron] ou avec l’un des candidats à la primaire de la gauche. » La comparaison du texte d’origine et du discours prononcé par Marine Le Pen montre quelques différences, mais l’écrit original de l’intellectuel n’a été que peu modifié. Pour autant, il nie avoir volontairement apporté sa contribution au parti, encore plus y avoir sa carte. « Je suis assez fondamentalement anarchiste et n’appartiens à aucun parti », assure Hervé Juvin. Il prend aussi ses distances avec la leader frontiste, se marquant en désaccord avec « ses déclarations devant les chasseurs par exemple, ou récemment sur Notre-Dame-des-Landes ». Marine Le Pen a déclaré que malgré son opposition au projet d’aéroport, elle respecterait le « oui » de la consultation.

Mais il n’est pas possible de vérifier l’affirmation de M. Juvin, selon laquelle il n’aurait pas délibérément travaillé avec Mme Le Pen : lorsque nous appelons au FN, nous essuyons un refus catégorique de répondre à nos questions.

Hervé Juvin.

Quels autres enseignements tirer de cette information ?

Tout d’abord, notre conversation avec Hervé Juvin permet de mieux cerner les idées qui inspirent l’extrême droite sur l’écologie. Selon lui, désormais, « nous sommes passés d’un monde totalement dominé par la tradition et la religion, qui limitaient nos désirs, à une société qui nous inflige en permanence des désirs ». L’ultralibéralisme, en créant le désir illimité, nous aurait fait toucher les limites de la planète. Ainsi, il faut remettre des limites. L’essayiste propose que ce soit les frontières. « Il faut préserver la diversité des civilisations pour préserver la diversité des désirs, que l’on arrête de détruire les communautés », nous dit-il. La biodiversité des civilisations serait ainsi à respecter au même titre que la biodiversité des espèces. Cela légitime en particulier une limitation de l’immigration : « J’ai pas mal vécu en pays musulman, j’ai beaucoup de respect pour cette religion, mais je pense que cette civilisation n’est pas de France. S’ils vivent en France ils doivent s’engager à respecter la laïcité, mais en disant ça, j’ai conscience que ça ne se passera pas bien, qu’il y a une incompatibilité avec nos valeurs. »

Une thèse qui résonne avec les explications du spécialiste de l’extrême droite et de l’écologie Stéphane François. « L’écologie d’extrême droite est organiciste, explique le docteur en sciences politiques de l’Université de Valenciennes. L’homme fait partie de l’écologie en tant qu’espèce, et chacune doit défendre son biotope contre l’invasion d’autres espèces. Cela mène notamment à la théorie du Grand Remplacement. »

On retrouve ainsi la trame de l’écologie patriote du FN, repliée à l’intérieur des frontières et déjà analysée dans une tribune sur Reporterre.

« Vieux sage » ou « néoréac »

Le deuxième enseignement nous est soufflé par un autre spécialiste de l’extrême droite, Jean-Yves Camus. « S’ils utilisent les textes d’Hervé Juvin, cela veut probablement dire qu’ils n’avaient personne en interne au Front national pour écrire le discours de Marine Le Pen », remarque-t-il.Reporterre avait mis en lumière l’incohérence de certaines positions affichées par le FN en matière d’écologie, lors du lancement de son collectif Nouvelle Écologie fin 2014. Reste à savoir si le parti a progressé depuis.

Enfin, le troisième enseignement est plutôt une piste de réflexion. Hervé Juvin, qui s’estime « libre penseur », se situe à la frontière entre différents milieux intellectuels, et fréquente autant la droite radicale que des intellectuels renommés à la parole largement relayée, tels que son éditeur Marcel Gauchet. Y a-t-il une perméabilité ?

Marcel Gauchet est une figure — et un pouvoir — de la vie intellectuelle. Éditeur chez Gallimard, directeur de la revue Le Débat, il a été de ceux qui, avec la Fondation Saint-Simon, très influente dans les années 1980 et 1990, ont converti le PS au néolibéralisme.

Il y a un an, Libération écrivait déjà sur « l’insaisissable M. Gauchet », et se demandait : « Est-il un vieux sage décryptant la crise morale et politique, ou un “néoréac” qui ne dit pas son nom ? »

Marcel Gauchet ne craint pas de se rapprocher des milieux d’extrême droite. En mars, il était en couverture de la revue identitaire Éléments, revue dans laquelle Hervé Juvin a également pu s’exprimer.

Au revers de cette couverture, une publicité faisait la promotion des écrits de Charles Maurras, essayiste pour qui « l’intérêt juif rentre fatalement en concurrence avec l’intérêt français », et qui a collaboré au régime vichyste.

La banalisation des idées d’extrême droite

De son coté, Hervé Juvin explique que ses livres sont nés en discussion : « L’origine de cette série de cinq essais est une intuition commune avec Marcel Gauchet », dit-il. Joint par Reporterre, Marcel Gauchet dit voir en Hervé Juvin « un esprit indépendant qui a le talent de mettre les pieds dans le plat. Mais nous n’avons que des rapports d’éditeur à auteur ».

Des esprits qui contribuent à acclimater en France, du haut de leur pouvoir intellectuel, la banalisation des idées identitaires et d’extrême droite.