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Mobilisations post-coloniales. Décryptage de la grève générale en Guyane

Guyane

Lien publiée le 19 avril 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/mobilisations-post-coloniales-greve-generale-guyane/

Les mobilisations qui secouent actuellement la Guyane mettent en lumière la spécificité du seul département français situé en Amérique Latine. Leur analyse par Stéphanie Guyon souligne en quoi celles-ci s’inscrivent dans la continuité des précédentes mobilisations, mais aussi en quoi elles revêtent un caractère inédit. 

Stéphanie Guyon, chercheuse en science politique, spécialiste de la Guyane, vient de co-coordonner un dossier spécial intitulé « État outre-mer » dans la revue Politix, n° 116 (4) dont la lecture constitue un utile prolongement à cet article.

« Demande d’État-providence » et revendication d’une véritable égalité avec la métropole : la grève générale en Guyane questionne le caractère décolonisé de ce territoire amazonien, le seul territoire des outre-mer français situé sur le continent sud-américain et dont le niveau de pauvreté manifeste un écart flagrant avec la métropole et avec les autres départements d’outre-mer[1] (à l’exception de Mayotte, qui n’a été départementalisé qu’en 2011). Bien qu’elle soit le plus pauvre des Départements d’Outre-Mer français, la Guyane parce qu’elle est française, constitue toutefois le plus riche territoire amazonien, ce qui déstabilise ses échanges économiques et migratoires avec ses voisins du plateau des Guyanes (Brésil, Surinam et Guyana). On ne peut comprendre le mouvement de grève générale de mars/avril 2017 sans revenir sur l’histoire coloniale et post-coloniale de cette vieille colonie française devenu DOM en 1946[2] pour parvenir à une égalité politique, économique et sociale avec la France métropolitaine. Les sources de cette mobilisation citoyenne d’une ampleur inédite résident en effet dans le caractère inachevé de cette départementalisation et les espoirs déçus de l’égalité réelle.

Dans les années 1960, la départementalisation sociale de la Guyane, l’alignement de la législation et du système d’aide sociale sur la métropole, se traduit par d’importants transferts financiers de la métropole vers la Guyane (extension de la sécurité sociale au 1er janvier 1955, institution des CAF dans les DOM en 1967[3]) et permet, par rapport aux pays voisins, une forte augmentation du niveau de vie sur le littoral guyanais et pour une partie de la population, principalement les membres du groupe créole. L’implantation de la base spatiale en 1965 qui prend son essor dans les années 1970 modifie son économie et son image. En plus des migrations planifiées de main d’œuvre qualifiée métropolitaines, ouvrières caribéennes, ou encore Hmong en 1977, la Guyane connaît alors d’importantes migrations spontanées (brésiliennes, haïtiennes, surinamiennes, guyaniennes). Entre 1982 et 1999, la population guyanaise a augmenté de 115,4%[4], cette croissance étant principalement due à des flux migratoires et, en particulier, de populations surinamaises fuyant la guerre civile. La croissance démographique est encore aujourd’hui très soutenue à la fois en raison de la persistance d’importants flux migratoires et d’un fort taux de natalité des populations businenge de l’Ouest guyanais. St-Laurent du Maroni, sous-préfecture située à l’ouest du territoire, à la frontière avec le Surinam, est ainsi passé de 5000 habitants en 1982 à 20 000 en 2001 et 45 000 aujourd’hui et l’on prévoit le doublement de sa population dans les 15 ans qui viennent, ce qui devrait en faire la ville la plus peuplée de Guyane.

La Guyane, un territoire pluriculturel et plurilingue

Si comme la Guadeloupe et la Martinique la Guyane compte une population créole, celle-ci a des caractéristiques spécifiques et n’est qu’une des composantes de la population guyanaise. On appelle habituellement « créole » toute population importée vivant dans un cadre colonial qu’elle soit noire ou blanche. En Guyane, la population créole blanche a disparu à la fin du XIXe siècle en raison de l’effondrement de l’économie de plantation issue de la période esclavagiste, il n’existe donc pas dans ce territoire l’équivalent des Beke de Martinique. On appelle ainsi « Créoles » en Guyane les descendants des esclaves noirs et des différents groupes migrants du XIXe. La population créole guyanaise a en effet absorbé à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXème siècles les Créoles issus des migrations aurifères (saint-luciens, martiniquais et guadeloupéens), les migrants coloniaux (chinois et plus marginalement libanais) et les quelques bagnards ayant survécu à leur peine et étant demeurés en Guyane. En outre, ce DOM présente la caractéristique d’accueillir des populations amérindiennes et businenge (ou noirs-marrons). Les Businenge sont les descendants des esclaves qui, à partir du XVIIe siècle, ont fui les plantations de Guyane hollandaise et se sont réfugiés en forêt. Différents groupes marrons se sont formés (ndju’ka, aluku, paramaka et saramaka pour les groupes présents en Guyane) et parlent chacun leur propre langue. Certains de ces groupes se sont installés en Guyane française au cours du XVIIIe et du XIXe siècles.

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les Créoles sont devenus citoyens et ont accédé aux droits politiques et aux droits civils communs. Les six groupes amérindiens[5] – survivants des premiers habitants – et les Businenge qui vivaient en forêt, loin des centres économiques et administratifs étaient catégorisées comme « primitifs » et de ce fait exclus de la citoyenneté. La catégorie administrative de « primitifs » a perduré dans le recensement jusqu’en 1961 et les Amérindiens et les Businenge n’ont accédé à la citoyenneté qu’à partir des années 1960 et principalement au cours des années 1970. L’histoire du peuplement de la Guyane et cette exclusion politique et sociale a contribué à la banalisation d’une grille de lecture ethnique de la société guyanaise. Dans les pratiques et interactions ordinaires, les manières de se définir et de nommer les autres prennent acte d’une diversité ethnique qui s’impose au quotidien et différencient Créoles, Amérindiens, Businenge, Métropolitains – ie blancs – et les membres des groupes issus des migrations récentes tels que les Hmong, Brésiliens, Haïtiens, Guyaniens et Surinamais.

Inégalités sociales et système de dépendance

La départementalisation a eu comme effet indirect d’accroître la dépendance de la Guyane à la métropole. Ce DOM relève désormais d’une économie de transfert, à la fois par le développement de l’emploi public et l’extension du système de protection sociale. Le taux d’emploi public est ainsi d’environ un tiers contre 18% en France hexagonale, mais au-delà des emplois de fonctionnaires, l’État et les institutions publiques représentent près de 90% du PIB de la Guyane. Depuis 50 ans, l’agriculture et les industries guyanaises (exploitation forestière, pêcherie, en particulier de crevette, rhumerie) ont souffert de la concurrence d’une part des emplois publics plus attractifs pour la population et des productions des pays frontaliers qui ne sont pas soumis aux mêmes législations sociales. Les grands plans de développement mis en œuvre par le gouvernement français, comme le plan vert en 1974, se sont à chaque fois avérés inadaptés et inefficaces. La Guyane est ainsi loin d’être autosuffisante alimentairement et la plupart des denrées de base sont massivement importées de métropole ou acheminées des pays voisins dans le cadre d’une importante économie informelle. Comme le soulignait déjà le rapport Taubira en 2000[6], l’exploitation de l’or a de faibles retombées économiques pour le territoire en raison de l’orpaillage illégal alors qu’elle occasionne des coûts environnementaux, sanitaires et sécuritaires colossaux[7]. La faiblesse de l’économie locale induit un taux de chômage très élevé, autour de 22% pour la population générale et de 51% pour les jeunes. La réalité du non-emploi y est en outre plus importante que les chiffres officiels du chômage. Il existe en effet en Guyane une plus forte proportion d’inactifs souhaitant un emploi sans faire les démarches suffisantes pour être considérés comme chômeurs[8]. De plus, les chances d’accès à l’emploi sont elles-mêmes très inégales en fonction de l’origine géographique et ethnique des Guyanais : ainsi à St-Laurent du Maroni, le chômage s’élève à 20% dans le quartier des cultures (à majorité créole et métropolitaine) et à 60% dans le quartier businenge de la Charbonnière[9]. La loi de régulation économique outre-mer votée en 2012 et la récente loi égalité réelle n’ont pour le moment pas modifié la situation de l’emploi ni réduit le niveau de pauvreté des Guyanais.

Ce chômage des jeunes renvoie également à l’écart des chances scolaires des jeunes Guyanais par rapport à la métropole et même aux Antilles. Au moment de la journée défense et citoyenneté (JDC), 10% des jeunes sont en difficulté de lecture en France hexagonale contre 48,4% en Guyane[10]. Le taux de diplômé est très bas en Guyane par rapport aux Antilles ou à la Réunion : le taux de jeunes guyanais qui n’ont qu’un niveau d’études primaires y est deux fois plus élevé qu’aux Antilles et à la Réunion : un quart des jeunes martiniquais,  guadeloupéens et réunionnais de 20 à 24 ans ayant quitté le système scolaire n’ont que le niveau du primaire, contre 14 % en métropole et 53 % en Guyane[11]. En outre, les inégalités scolaires sont très fortes au sein même du territoire et entre les différents groupes guyanais : si 7% des 12-16 ans ne sont pas scolarisés en Guyane, ils sont 42% à Papaïchton et 24% à Maripa Soula[12], deux communes de l’Ouest guyanais à majorité businenge. La situation scolaire guyanaise est emblématique de la faiblesse de l’État en Guyane, en particulier en dehors de l’agglomération cayennaise où se concentre la plupart des services publics. La défaillance de l’État en Guyane, le sous-équipement public et le déséquilibre entre l’agglomération de Cayenne et le reste de la Guyane (le Sud, l’Ouest et l’Est) s’inscrivent dans l’histoire longue de la colonisation de ce territoire. Pendant toute la période coloniale, l’État français n’a eu qu’une présence limitée en dehors de la bande côtière c’est-à-dire sur le territoire dit de l’Inini[13] où vivaient à la fois les Amérindiens et Businenge et les chercheurs d’or créoles antillais. Dans cet intérieur forestier difficilement pénétrable, la présence de l’État n’est que symbolique jusqu’en 1946 et il faut attendre 1969 pour que des communes soient créées sur les fleuves Maroni et Oyapock, que leurs habitants accèdent à la citoyenneté et soient intégrés au schéma administratif normal – auparavant les services publics très limités étaient gérés par les gendarmes. Les services publics de santé et d’éducation n’ont été établis sur les fleuves que très tardivement ces 30 dernières années[14] et de manière encore très insatisfaisante aujourd’hui : de nombreux villages sont toujours dépourvus d’école ou de dispensaire et là où elles existent, ces institutions, on le verra, sont sous-dotées et largement inadaptées à la réalité des publics. Le sous-équipement chronique de la Guyane est ainsi redoublé par des inégalités très importantes au sein même de ce territoire.

Enfin en raison de l’importance de la pauvreté, des faibles chances scolaires et professionnelles des Guyanais et à l’insertion de la Guyane dans un vaste ensemble amazonien dont les frontières sont extrêmement poreuses, la Guyane est confrontée à une forte insécurité. Si la Guyane est beaucoup plus sûre que ses voisins brésiliens et surinamais, elle est également touchée par une délinquance sud-américaine bien différente de la situation hexagonale. Le taux d’homicide y est ainsi très important (42 homicides en 2016 pour 250 000 habitants) et d’une manière plus quotidienne pour la population, les atteintes aux personnes y sont très élevées, en particulier les vols avec armes (3 pour mille habitants, soit 13 fois plus qu’en métropole) ainsi que les coups et blessures volontaires. La fréquence des violences sexuelles et des braquages de particulier à domicile au sein d’une population peu nombreuse où l’interconnaissance est très forte en fait une réalité omniprésente où concrètement tout le monde connaît des proches, des voisins ou collègues qui en ont été victimes.

Prémices et extension des mouvements sociaux

Depuis juillet 2016, la Guyane a connu une série de mobilisations locales relativement hétérogènes du point de vue des enjeux et des acteurs mobilisés mais qui questionnent toutes l’accès aux services publics et l’action de l’État dans le territoire. Dès le mois de juillet 2016, le collectif « les iguanes de l’ouest » a organisé une opération ville morte (commerces fermés) à St-Laurent du Maroni en réaction aux importantes coupures d’électricité à l’ouest de la Guyane. Les mobilisations sur la qualité et l’extension du réseau électrique ont continué en novembre où le collectif a obtenu des promesses pour l’électrification des villages de Twenke et Taluwen (environ 500 habitants) au sud-Ouest de la Guyane. De septembre à mars, les syndicats du secteur de la santé ont également organisé plusieurs mouvements de protestation, d’abord sur la situation sanitaire et financière alarmante[15] du Centre Hospitalier André Rosemont (CHAR), l’hôpital de Cayenne, puis au Centre Médico-chirurgical de Kourou (CMCK), un établissement dont la Croix-Rouge a annoncé début mars la vente au profit d’un groupe privé, Rainbow Santé. A partir de la mi-février, le collectif des 500 frères créé après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire de Cayenne a organisé différentes marches et actions coup de poing pour protester contre l’insécurité. Leur première marche le 15 février, a rassemblé environ 80 personnes, la seconde le 22 février, 500 personnes au mot d’ordre de « Les voleurs, les tueurs, nou bon ké sa [on en a assez en créole] ». Enfin ceux qu’on désigne en Guyane comme les « socioprofessionnels » (dirigeants de PME, agriculteurs, artisans), en particulier, les Jeunes agriculteurs étaient en conflit depuis plusieurs mois avec l’agence de service et de paiement en raison du non-paiement de certaines subventions.

Du 16 mars au 18 mars, le mouvement s’est intensifié à l’occasion du déplacement de Ségolène Royal en Guyane. La presse nationale n’en a alors quasiment pas fait écho, mais le programme de la ministre de l’environnement a été fortement perturbé : les « socioprofessionnels » ont bloqué l’accès de tous les bâtiments dans lesquels devaient se rendre la ministre, les 500 frères ont fait irruption dans la conférence des pays de la convention de Carthagène sur la protection des milieux marins qu’elle présidait à la Collectivité Territoriale de Guyane et ont organisé des blocages et rassemblements devant les consulats du Surinam, du Brésil et du Guyana. La ministre est alors rentrée de manière anticipée en métropole sans pouvoir inaugurer le pont de l’Oyapock.

Le mouvement de blocage s’est ensuite généralisé à l’ensemble du territoire. Grâce aux renforts des transporteurs guyanais conduit par l’Union Guyanaise des Transporteurs Routiers[16] et du syndicat UTG, des barrages ont été dressés aux ronds-points stratégiques de la principale route du territoire (la RN1 qui relie St-Laurent du Maroni à Kourou, Cayenne puis St-Georges de l’Oyapock), aux carrefours principaux de l’agglomération de Cayenne (Suzini, Califourchon, Crique fouillée, Maringouin) et en entrée de ville à Kourou, St-Laurent du Maroni et St Georges. Le comité Pou-Lagwiyann dekole qui fédère différents collectifs citoyens et les organisations traditionnelles syndicales et patronales est alors devenu le principal interlocuteur des pouvoirs publics dans la gestion de ce conflit social.

Du point de vue des acteurs mobilisés ou des modalités d’action, ce mouvement s’inscrit dans la continuité de précédentes mobilisations. Les barrages routiers appartiennent au répertoire d’action collective traditionnel guyanais, à la fois lors de protestations locales ou dans des mouvements de plus grande ampleur. Le réseau de transport étant très peu dense en Guyane (2 ports, 1 aéroport et une route principale sur le littoral) et les infrastructures économiques peu nombreuses, il y est assez facile d’empêcher toute circulation et de bloquer la vie économique. En novembre 2008, la Guyane avait déjà connu pendant trois semaines un blocage des voies de circulation pour protester contre la vie chère[17]. Les participants à ce mouvement contestaient alors le rôle de l’État, et dans une moindre mesure des collectivités locales, dans la détermination des prix de l’essence[18]. Plus largement, ils dénonçaient l’insuffisante intervention de l’État, et de son représentant le Préfet de Région, dans le fonctionnement économique de la Guyane. Plus d’une décennie plus tôt, en 1996, la vie économique avait été paralysée par une grève générale pendant 26 jours et des émeutes avaient éclaté au cours du mouvement alliant lycéens et socio-professionnels et revendiquant des moyens pour l’éducation et la création d’un rectorat de Guyane – jusque-là, la Guyane était rattachée au rectorat des Antilles-.

Comme en 2008, la grève générale de 2017 manifeste à la fois un retrait des élus au profit des organisations du mouvement social et une unanimité guyanaise face à l’État. En 2017, comme en 2008, les grands élus guyanais (députés et sénateurs, président de la CTG, maires des grandes villes) et l’association des maires de Guyane, tous les partis politiques, les représentants du MEDEF et de l’Union des Travailleurs Guyanais soutiennent les barrages et les revendications du comité Pou-Lagwiyann dekole. Pour autant, comme c’était déjà le cas en 2008[19], les élus sont les grands absents et perdants de cette mobilisation. Les élus ont dû renoncer à être les principaux interlocuteurs des pouvoirs publics comme l’impliquerait leur légitimité démocratique. Le collectif s’est ainsi opposé le 29 mars à ce que la délégation ministérielle menée par le ministre de l’Intérieur et la ministre des Outre-mer rencontre les élus guyanais. Le 31 mars, les élus (députés, sénateurs, conseillers de la CTG et maires) ont rencontré les ministres en présence de délégués du comité pour annoncer qu’ils cédaient la place au collectif dans le dialogue et négociation avec l’État. Les porte-paroles du comité, en particulier ceux des 500 frères, sont également au centre de l’attention publique et médiatique. Malgré les efforts de Rodolphe Alexandre, président de la CTG et de Léon Bertrand, maire de St-Laurent du Maroni pour revenir dans le jeu et être visible dans le mouvement[20] ; ils ne sont que tolérés par le comité qui n’accepte en son sein que des organisations non politiques. Pour autant, le mouvement sert en partie les intérêts de la CTG dans le rapport de force avec le gouvernement sur le contenu et l’enveloppe financière allouée au pacte d’avenir – un pacte de développement en négociation depuis de nombreux mois – et comme dans tout mouvement social, certains militants sont multipositionnés, membres de collectifs citoyens ou de syndicats et de partis politiques.

Les « 500 frères »

Ce collectif cayennais constitué d’une bonne centaine d’hommes principalement issus des milieux de la sécurité publique (policiers nationaux et municipaux) et privée (vigiles) a été formé très récemment, à la mi-février et s’inscrit dans une longue lignée de collectifs citoyens de lutte contre l’insécurité depuis 30 ans en Guyane. Au début des années 1990, le mouvement de femmes Fam Dibout qui recrutait surtout des femmes des milieux populaires à Cayenne s’était fortement mobilisé sur les mêmes enjeux. A St-Laurent du Maroni et Cayenne, en 1991 et 1992, un collectif citoyen avait également organisé manifestations et pétition pour protester contre la croissance de la délinquance dans ces deux villes. Les 500 frères ont toutefois une plus grande visibilité, en partie en raison de leur mise en scène martiale et de leurs modalités d’action : ils sont cagoulés, vêtus de noir, leur emblème arbore des armes à feu et ils choisissent des actions coup de poing spectaculaires même s’ils ne recourent pas à la violence. Leur principal porte-parole Mickaël Mancé, un policier national détaché comme éducateur à la protection judiciaire de la jeunesse est devenu l’un des principaux porte-parole de la mobilisation générale de 2017.

Les revendications de ce collectif et des autres comités contre l’insécurité tels que tro violans et les iguanes de l’ouest ont évolué au fur et à mesure de l’extension du mouvement et du dialogue avec les autorités préfectorales. Ainsi le 5 mars, dans une réunion avec le sous-préfet de St-Laurent du Maroni, ces trois collectifs demandaient entre autres la suspension de l’asile politique en Guyane – les demandes d’asile ont fortement augmenté depuis le tremblement de terre en Haïti – et de transformer l’hôpital de St-Laurent du Maroni en hôpital international de manière à ce que les enfants nés à St-Laurent ne soient pas considérés comme nés sur le territoire français et donc éligibles à la nationalité française. Ces revendications contraires au droit international et au droit français ont été abandonnées, le collectif demande principalement à l’État de lutter contre l’habitat spontané et pour l’éradication des squats, le maintien d’un escadron de gendarmes mobiles affecté en renfort, le renvoi dans leur pays des détenus étrangers pour y purger leur peine et la création d’un commissariat et d’un établissement pénitentiaire à St-Laurent du Maroni.

L’inédit de 2017

Malgré ces similarités avec les précédentes grandes mobilisations guyanaises, le mouvement de 2017 revêt un caractère inédit. La grève générale de 2017 est d’abord singulière par l’ampleur de la mobilisation. Le 28 mars, entre 8000 et 10 000 personnes ont défilé à Cayenne, entre 4000 et 5000 à Saint-Laurent-du-Maroni selon la préfecture, 20 000 à Cayenne, 8000 à St-Laurent du Maroni selon les organisateurs. La manifestation du mardi 4 avril devant le centre spatial de Kourou a réuni 10 000 personnes alors que les déplacements des manifestants ont été limités par la pénurie d’essence. La participation est ainsi massive au regard de la population guyanaise (260 000 habitants). Le comité a ainsi pu mobiliser bien au-delà des adhérents ou sympathisants des collectifs et organisations qui le composent et en particulier bien au-delà du groupe créole. Si la majorité des militants et porte-paroles de ces organisations sont créoles, les participants des manifestations sont aussi issus d’autres groupes guyanais. Businenge et Amérindiens ont manifesté à St-Laurent du Maroni, à Cayenne, les Amérindiens sont également visibles dans le défilé tout comme les membres des groupes migrants récents – brésiliens, haïtiens …–. Même si de nombreux slogans et discours sont en français ou en créoles, les chansons comme les mots d’ordre mettent en exergue l’unité du peuple guyanais et la volonté d’en intégrer toutes les composantes. La chanson phare du mouvement parle ainsi d’une « Guyane de toutes les couleurs » et les manifestants scandent les principales composantes de la population guyanaise « Amérindiens, Businenge, Créoles, Haïtiens… ». Les manifestations ne se sont d’ailleurs pas limitées aux grandes villes du littoral. De manière totalement inédite, des barrages ont été érigés sur les fleuves Maroni et Oyapock à Maripasoula, Papaïchton et Camopi, des communes à majorité businenge pour les deux premières et amérindiennes pour la dernière.

Par ailleurs, et c’est lié, les organisations qui se sont jointes au comité et les revendications qu’elles portent en font un mouvement beaucoup moins sectoriel qu’en 1996 et 2008. Aux organisations à l’initiative du comité dans la semaine du 20 mars (les branches énergies et santé du syndicat UTG, les 500 frères, les iguanes de l’ouest, les organisations patronales FEDOM, MEDEF, Tro Violans, Jeunes agriculteurs) se sont agrégés les autres branches de l’UTG et d’autres syndicats, les organisations amérindiennes, des collectifs businenge du fleuve, les associations de parents d’élèves, des associations culturelles. Le comité s’est ainsi structuré par pôles (santé, éducation, énergie, culture, économie – agriculture, pêche, tourisme, activités minières-, transport, logement, communautés amérindiennes et businenge, sécurité). Si le drapeau indépendantiste est très visible dans les manifestations et que nombre de porte-paroles et/ou militants sont syndiqués à l’UTG, les manifestants et participants au forum organisé par le comité dépassent désormais largement les cercles indépendantistes au cœur de la mobilisation de 2008 et l’alliance traditionnelle en Guyane entre organisations patronales locales et syndicales. La liste de revendications adressée au gouvernement par le comité début avril est hétérogène (400 pages de revendication pôle par pôle), mais elle questionne de manière très unitaire le sous-investissement de l’État dans les services publics et revendique unanimement l’égalité réelle avec la métropole.

La querelle de chiffres entre le comité et le gouvernement met toutefois en exergue l’une des ambiguïtés de cette mobilisation. Le gouvernement a proposé un plan d’urgence de 1,085 milliards d’euros d’accords sectoriels qui a été rejeté par le comité qui réclame 2,5 milliards d’euros en plus du plan d’urgence. Or cette opposition sur les chiffres masque l’enjeu central de ce mouvement : comment favoriser une autonomie économique et un rééquilibrage social et économique du territoire ? Si l’État français a la responsabilité de rattraper des décennies de sous-investissement public en Guyane, le rattrapage, et nombre de porte-parole du comité l’ont rappelé, ne constitue pas la seule clé d’une intervention publique suffisante et adaptée à la Guyane. L’État a toujours été réticent à concéder en Guyane des dispositifs publics adaptés au contexte et cultures locales (en particulier d’éducation pluriculturelle et bilingue) et les adaptations des politiques publiques ne sont réalisées qu’à la marge[21]. Au-delà du montant de l’aide d’urgence alloué à la Guyane, l’enjeu de ce mouvement est donc le modèle de développement souhaitable pour la Guyane et les réflexions sur ce modèle passe par un dialogue renouvelé entre organisations du mouvement social, élus guyanais et gouvernement.

Notes

[1] Selon l’Insee, le taux de pauvreté s’élève à 19 % en Guadeloupe, 21 % en Martinique et 44 % en Guyane alors même que l’Insee retient un taux de pauvreté à 60 % du niveau de vie du territoire concerné et non du niveau de vie nationale. Ainsi le seuil de pauvreté est fixé à 558 euros contre 997 euros en métropole. Données 2011, disponibles sur .

[2] Dans la constitution de la Vème République, les différents territoires d’Outre-mer relèvent de statuts spécifiques décrits dans les articles 73 et 74 de la Constitution. Les Départements d’Outre-mer (DOM), soit la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion et depuis 2011 Mayotte, dépendent de l’article 73 de la Constitution qui consacre l’assimilation administrative et politique de ces territoires. Selon le principe de l’identité législative, le droit métropolitain s’y applique de plein droit. Depuis la révision constitutionnelle de 2003, les DOM et Région d’Outre-mer (ROM) peuvent toutefois bénéficier d’adaptations des lois et règlements.

[3] LUBIN Bertrand-François, « Les méandres de la politique sociale outre-mer », In Fred Constant, Justin Daniel (dir.),Cinquante ans de départementalisation outre-mer, 1946-1996, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 73-95.

[4] INSEE, Recensement Général de la Population, 1982 et 1999.

[5] Kali’na, Lokono, Palikwene sur le littoral, Wayana, Wayampi et Teko à l’intérieur du territoire (en forêt).

[6] Christiane Taubira, « L’or en Guyane : éclats et artifices », rapport au premier ministre, décembre 2000.

[7] L’orpaillage en Guyane consiste principalement en l’exploitation de l’or alluvionnaire, la forêt est d’abord détruite à l’aide de lance à eau très puissante puis les boues sont traitées (souvent avec du Mercure qui permet d’amalgamer l’or). Outre la déforestation, les placers d’or ou chantiers d’orpaillage créent donc des bassins de boues stagnantes favorisant le développement du paludisme et polluent les fleuves et rivières dont les poissons sont désormais impropres à la consommation. En outre, l’orpaillage illégal développe un climat d’insécurité très important (présence de groupes armés, vols, violences).

[8] Insee Flash, Guyane-Antilles, n°17, juin 2015.

[9] Insee, recensement 1999.

[10] Vourc’h R. et alii, « Journée Défense et Citoyenneté 2014 : un jeune sur dix handicapé par ses difficultés en lecture », Note d’information, n° 16, MENESR-DEPP, mai 2015.

[11] Insee, recensement, 2009. Voir également Bayart P., « Lire, écrire, compter : des savoirs fragiles en Guyane » – Insee Premiers Résultats n°97 – novembre 2013.

[12] Insee, recensement 2007.

[13] Gérard Thabouillot, Le territoire de l’Inini, 1930-1969, Matoury : Ibis rouge éditions, 2016.

[14] Voir la thèse en cours d’Edenz Maurice sur la départementalisation de la Guyane à travers le cas de l’Education nationale.

[15] Plusieurs nourrissons sont décédés d’une maladie nosocomiale au service de néo-natalité du CHAR et le déficit très important de l’établissement fait craindre un plan social.

[16] Les patrons des entreprises de transport guyanais s’opposent au Centre Spatial Guyanais sur les retombées locales du nouveau chantier d’Ariane 6. Ils protestent en particulier contre l’arrivée en Guyane de trois camions toupies de grande capacité commandés par le groupe Eiffage dont ils considèrent qu’ils privent les entreprises guyanaises d’une grande partie du marché des transports liés à ce nouveau chantier. L’UGTR a ainsi bloqué les trois camions au port du Larivot jusqu’à ce que le centre spatial renonce à les utiliser demande à Eiffage de les renvoyer en métropole.

[17] La grève générale contre la « pwofitasyon » en Martinique et en Guadeloupe au premier trimestre 2009 avait été précédée par trois semaines de mobilisations contre la vie chère en Guyane fin novembre 2008.

[18] Marie-Emmanuelle Pommerolle, « Guyane, un mouvement social et identitaire ? », Mediapart, 27 novembre 2008.

[19] Idem.

[20] Ils ont participé à l’occupation nocturne d’une salle du centre spatial le 4 avril et multiplient les déclarations de soutien au mouvement.

[21] Finalement cette question de l’adaptation aux contextes culturels et plurilingues des DOM très présente dans les débats publics est souvent délaissée en pratique par les administrations. C’est aux agents et en particulier à ceux qui sont en contact avec le public de se débrouiller comme ils le peuvent et avec les moyens du bord pour ajuster les institutions au contexte local.