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Katz: L’actualité de Marx

Marx

Lien publiée le 26 mai 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Un texte intéressant, sauf sur l'analyse de la crise où malheureusement Katz véhicule les poncifs keynésiens (la crise serait due aux salaires trop bas, d'où une crise de réalisation, et blablabla). Dommage....

http://alencontre.org/laune/debat-lactualite-de-marx-i.html

http://alencontre.org/debats/debat-lactualite-de-marx-ii.html

Par Claudio Katz [1]

Résumé

Marx retrouve aujourd’hui un regain d’intérêt. Sa mise en lumière des mécanismes du capitalisme contraste avec les simplifications des néo-classiques et la naïveté des économistes hétérodoxes. Marx permet de comprendre que l’offensive néolibérale et la surexploitation des précaires renvoient à la logique de la plus-value. Il a identifié l’origine des inégalités et montré ce qu’implique aujourd’hui encore la recherche sans fin du profit.

Le Capital permet de récuser toute assimilation du chômage à la révolution numérique. Il remet en cause les théories qui expliquent les crises par des erreurs de politique économique ou par des régulations défaillantes. Il souligne les contradictions incontournables entre consommation et rentabilité.

Marx a insisté sur le fait que les convulsions financières trouvent leur source dans la sphère de la production. Il a proposé une analyse des rapports entre mondialisation et modèles nationaux d’accumulation. Il a anticipé les polarisations engendrées par le sous-développement dans les pays de la Périphérie et l’articulation nécessaire entre anti-impérialisme et stratégie socialiste.

Il a enfin conceptualisé la combinaison d’illusions et de peur que propage l’idéologie bourgeoise. Son projet égalitaire refait aujourd’hui surface en même temps que de nouvelles synthèses entre action politique et élaboration théorique [2].

La commémoration du 150e anniversaire du Capital a relancé le débat sur la contribution de Marx à la compréhension de la société contemporaine. L’ouvrage continue de susciter adhésions passionnées et rejets fanatiques, même s’il n’exerce plus l’énorme influence qu’il avait dans les années 1960 et 1970. Il est cependant sorti de l’oubli qui avait suivi l’effondrement de l’Union soviétique. Aucun chercheur influent n’ignore aujourd’hui la portée du Capital et sa relecture influence de nombreux penseurs au-delà du seul champ académique.

Certains économistes saluent sa vision prémonitoire de la mondialisation. D’autres découvrent son analyse précoce de la dégradation de l’environnement et établissent un lien entre l’absence de solutions à la catastrophe écologique et la crise de civilisation que le théoricien allemand avait prévue. Son œuvre est fréquemment invoquée pour caractériser la phase néolibérale. Plusieurs auteurs soulignent les similitudes entre ce régime et le «capitalisme pur» dérégulé de l’époque de Marx.

Les privatisations, la libéralisation commerciale et la flexibilisation du travail caractéristiques de la période actuelle font apparaître au grand jour les traits du système qui étaient restés cachés pendant la phase keynésienne. Les diagnostics du penseur allemand retrouvent ainsi leur validité pour le XXIe siècle.

Enfin, la grande crise qui a éclaté en 2008 a remis Le Capital au premier plan de la littérature économique. Cet effondrement financier n’a pas seulement débouché sur une récession brutale, il a aussi conduit à une croissance sans précédent des dépenses publiques afin de sauver les banques. Dans ce contexte de profonds déséquilibres du capitalisme, Marx retrouve toute sa pertinence. C’est pourquoi ses analyses du fonctionnement du système et de ses crises sont réexaminées un intérêt grandissant.

Il existe aussi des analystes qui considèrent que les réponses apportées par Marx sont aujourd’hui dépassées, un siècle et demi après leur formulation. Il est vrai que le capitalisme contemporain est très différent de celui que connaissait Marx. La prise en compte de ces différences permet en tout cas d’éviter la recherche dogmatique de «ce que Marx a vraiment dit».

Il faut cependant garder à l’esprit que le mode de production qu’étudiait le savant allemand est le même que celui qui prévaut aujourd’hui. Il est régi par les mêmes lois et obéit aux mêmes principes. Toutes les expressions (économie tout court, marché, modernité, société post-industrielle) qui servent à masquer cette continuité sont autant d’obstacles à la compréhension du capitalisme contemporain.

L’œuvre de Marx conservera son intérêt tant que subsistera une structure économique et sociale régie par la concurrence, le profit et l’exploitation. Il faut maintenant se demander quels sont dans la théorie de Marx les éléments les plus utiles pour étudier le modèle néolibéral contemporain.

L’échec des réfutations

Marx a su prendre en compte les spécificités du capitalisme en surmontant les incohérences de ses prédécesseurs de l’économie politique classique. Il a repris à son compte l’approche globale de l’économie adoptée par Smith et Ricardo, mais a su dépasser les naïvetés de la «main invisible».

En pointant les contradictions du capitalisme, il ainsi révolutionné l’étude de ce mode de production. L’auteur du Capital a compris que ces tensions étaient inhérentes au système et que ses déséquilibres ne proviennent ni du comportement ou de l’irrationalité des individus, ni d’institutions inadaptées. Marx a montré en particulier que le capitalisme est miné par des contradictions spécifiques, différentes de celles qui existaient dans les régimes précédents, ce qui lui a permis de passer d’une critique intuitive à une remise en cause systématique du capitalisme.

L’orthodoxie néo-classique a tenté de réfuter cette mise en cause en recourant à de vulgaires apologies du système. Elle a inventé des fictions indéfendables où l’on trouve des marchés parfaits, des consommateurs rationnels et des effets de l’investissement toujours favorables aux travailleurs. Elle a eu recours à toute une série de mythes improbables qui contrastent avec l’approche réaliste adoptée par Marx.

Les précurseurs du néolibéralisme n’ont pas réussi à réfuter le caractère intrinsèque des déséquilibres capitalistes. Ils ont cherché à tout prix à présenter ces tensions comme le résultat de l’ingérence de l’Etat, sans expliquer pourquoi le système lui-même reproduit périodiquement ces désajustements.

Claudio Katz

Les critères néoclassiques de maximisation, même enrobés dans des formalisations sophistiquées, ignorent la logique générale de l’économie. Ils réduisent l’objet de cette discipline à de simples exercices d’optimisation.

Si cette approche domine aujourd’hui, ce n’est pas en raison de sa solidité théorique. Les classes dirigeantes s’appuient sur elle pour trouver des justifications aux mauvais traitements qu’ils infligent aux salarié·e·s. Leurs attaques seraient donc menées au nom des lois naturelles de l’économie. Ils justifient, par exemple, l’impossibilité de répondre aux revendications populaires par les contraintes découlant de la rareté. Mais ils oublient la nature relative de ces contraintes en les présentant comme des données éternelles et immuables.

L’hostilité des néo-classiques à l’égard de Marx contraste avec la reconnaissance dont les hétérodoxes font preuve la plupart du temps. Certains auteurs de ce courant ont même cherché à intégrer l’économie marxiste dans un paradigme commun s’opposant à la théorie néo-classique. Cette démarche permet d’identifier des zones d’affinité, mais elle oublie que le corpus qui s’est constitué à partir du Capital s’oppose à l’héritage de John Maynard Keynes (1883-1946).

La principale différence entre ces deux points de vue porte sur la nature du capitalisme. Si les hétérodoxes sont d’accord pour reconnaître que ce système est profondément contradictoire, ils considèrent que ces contradictions peuvent être surmontées par l’intervention de l’Etat. Marx considérait au contraire que cette dernière ne fait que repousser (et en fin de compte aggraver) les déséquilibres qu’elle prétend corriger. C’est en adoptant ce point de vue qu’il a formulé une thèse d’une grande actualité, à savoir l’impossibilité d’un capitalisme humain, redistributeur et régulé. Toute la pensée marxiste contemporaine se structure autour de cette affirmation.

Plus-value et surexploitation

Il y a chez Marx d’importants développements qui aident à comprendre l’actuelle détérioration des salaires que le modèle néolibéral a étendu au monde entier grâce à l’intensification de la concurrence internationale. La libéralisation du commerce, la pression à la baisse des coûts et l’exigence de compétitivité sont utilisées pour faire baisser les revenus des couches populaires dans tous les pays. Les employeurs ont recours au chantage aux délocalisations ou aux transferts effectifs d’entreprises industrielles en Asie.

Cette régression sociale découle du fait que l’accumulation du capital nécessite l’augmentation des taux d’exploitation. Marx a bien montré la logique qui est ici à l’œuvre grâce aux distinctions qu’il introduit entre travail et force de travail, et entre travail nécessaire et surtravail. Il a su notamment identifier la partie de la journée de travail effectivement payée par le propriétaire de la firme.

Il a pu ainsi montrer comment le patron s’approprie le travail fourni par d’autres individus, comment aussi cette extorsion est masquée par la contrainte économique inédite qu’exerce le capitalisme. Contrairement à l’esclave ou au serf, le salarié est certes formellement libre, mais il est soumis aux règles de survie imposées par ses oppresseurs. Cette analyse de Marx repose sur sa découverte de plus-value.

Tout en démontrant que l’exploitation est une exigence du système, Marx a également souligné que la baisse des salaires n’est pas un processus linéaire et qu’il dépend de la conjoncture (cycles d’expansion et de récession) et de processus objectifs (productivité, démographie) ou subjectifs (rapports de forces dans la lutte des classes).

Cette approche nous permet de comprendre que l’offensive néolibérale actuelle résulte d’une tendance universelle du capitalisme à augmenter le taux de plus-value. Marx insistait aussi sur l’idée que l’intensité et la portée de cette agression sont déterminées par les conditions économiques, sociales et politiques propres aux différents pays. La théorie des salaires de Marx est donc aux antipodes des sophismes néo-classiques sur la juste rémunération de la contribution des travailleurs et travailleuses. Il se distingue aussi de l’ingénuité des hétérodoxes quant aux possibles améliorations dans la répartition des revenus.

En même temps, le point de vue de Marx est éloigné de toute approche postulant une quelconque loi de «paupérisation absolue». Il n’a jamais prédit un appauvrissement inexorable de tous les salarié·e·s sous le capitalisme. L’amélioration significative du niveau de vie durant la période d’après-guerre a corroboré ce point de vue.

Si les salaires recommencent à baisser durant la phase néolibérale, c’est en raison de la nécessité périodique pour le capitalisme d’augmenter le taux de plus-value en réduisant les salaires des travailleurs.

Marx a également développé une analyse du chômage de son époque qui est particulièrement intéressante pour la compréhension des phénomènes contemporains d’exclusion. Ce fléau est aujourd’hui le produit des exigences de l’accumulation du capital analogues à celles que Marx avait pu observer dans les conjonctures de paupérisation absolue. Il avait été très choqué par les terribles effets du chômage structurel et avait dénoncé avec force les conditions inhumaines de survie des plus pauvres. Ces figures retrouvent une nouvelle actualité avec les pertes définitives d’emploi et la dégradation sociale qui en résulte. Ce que Marx a dénoncé dans sa description de la «léproserie de la classe ouvrière», réapparaît aujourd’hui avec le drame des secteurs condamnés à des formes tragiques de subsistance.

Avec le néolibéralisme, la paupérisation s’est étendue à une grande partie des travailleurs informels ou flexibilisés. Ces derniers ne souffrent pas seulement de situations de sujétion extrême au travail, de taylorisation ou de déqualification, mais aussi de salaires inférieurs à la valeur de la force de travail.

Au cours des dernières décennies, ces formes de régression se sont généralisées au-delà des pays de la Périphérie. La précarité s’est étendue sur la planète entière, y compris dans les pays du Centre. Certes le niveau des salaires continue à varier considérablement d’un pays à l’autre, mais l’exploitation s’est intensifiée dans de nombreuses régions du monde. Le phénomène prend des proportions importantes dans les pays du Centre et dramatiques dans ceux de la Périphérie. Ce que Marx a pu observer à son époque chez les chômeurs est aujourd’hui le lot de nombreux travailleurs et travailleuses précaires à travers le monde.

Inégalités et accumulation du capital

Les idées exposées par l’auteur du Capital permettent d’interpréter l’explosion des inégalités que Thomas Piketty a récemment documentée [Le capitalisme du XXIe siècle, 2013]. Les données sont spectaculaires: une poignée de 62 riches dispose ainsi des mêmes ressources que 3,6 milliards de personnes. Alors que la sécurité sociale s’effondre et que la pauvreté s’étend, les riches tarissent les ressources de la protection sociale en dissimulant leur fortune dans les paradis fiscaux.

Les inégalités ne sont donc pas ce phénomène transitoire que décrivent les théoriciens orthodoxes. Les plus réalistes (ou les plus cyniques) d’entre eux expliquent d’ailleurs que les inégalités ont le mérite de renforcer la dépendance des salariés.

La fracture sociale actuelle est souvent attribuée à la prédominance de modèles économiques régressifs. Mais Marx a montré que les inégalités sont inhérentes au capitalisme. Ce système engendre des écarts de revenus qui diffèrent selon les périodes et les pays, en fonction des conquêtes ouvrières et du rapport de forces entre les oppresseurs et les opprimé·e·s. Mais dans tous les cas le capitalisme tend à recréer et élargir les inégalités sociales.

Pour Marx, cette reproduction permanente des inégalités découlait de la dynamique d’un système fondée sur les profits dérivés de la plus-value extorquée aux travailleurs et travailleuses. Le Capital souligne cette caractéristique et critique d’autres interprétations du profit invoquant la ruse des commerçants. Il récuse les théorisations qui font du profit la rémunération de la contribution du patron à la production, sans que soit jamais précisée la nature de cette contribution.

Les néoclassiques n’ont jamais réussi à réfuter ces allégations. Ils ont cherché sans succès à présenter le profit comme la rétribution de l’abstinence ou de l’épargne personnelle. Leurs tentatives de faire du profit la rémunération d’un «facteur capital» désincarné ou d’activités de gestion distinctes de la propriété de l’entreprise ont également échoué.

Les keynésiens ont commis des erreurs similaires en faisant du profit la contrepartie du risque ou de l’innovation. Plus récemment, les auteurs se réclamant de ce courant ont choisi d’ignorer toute référence à l’origine du profit. D’autres théoriciens reconnaissent la nature injuste du système, mais ils réduisent la source des inégalités à des distorsions dans la répartition des revenus causées par le clientélisme ou par des politiques inappropriées. Ils ne font jamais le lien entre ces phénomènes et la dynamique objective du capitalisme.

Les analyses conventionnelles du profit sont encore plus inacceptables au XXIe siècle qu’à l’époque de Marx. Personne ne peut expliquer avec les critères habituels la fortune monumentale accaparée par 1% de milliardaires à travers le monde. Il est beaucoup plus difficile aujourd’hui de justifier ces profits comme autant de phénomènes naturels. Les critiques en vogue de cet enrichissement pointent les bénéfices particulièrement scandaleux des banquiers. Ils passent en revanche sur les profits qui naissent dans la sphère productive et négligent les liens qui existent entre ces deux sources de profit. Relire Le Capital permet de se rappeler que le profit bancaire n’est qu’une fraction de la masse totale de profit créé par l’exploitation des travailleurs et travailleuses.

Marx a également examiné les formes violentes que l’extorsion du profit peut revêtir dans certaines circonstances. Il a analysé cette tendance dans son étude de l’accumulation primitive, qui a été mise à jour par les théoriciens de l’accumulation par la dépossession comme David Harvey (voir bibliographie).

Marx avait déjà étudié le rôle de ces formes coercitives d’appropriation des ressources dans la genèse du capitalisme. Mais le système a eu de nouveau recours à ces exactions à différents moments du siècle et demi qui a suivi la parution du Capital. Les guerres au Moyen-Orient, le pillage de l’Afrique, ou les expropriations de paysans en Asie illustrent les modalités contemporaines de cette extorsion. Marx a été le premier à étudier ces formes exceptionnelles de confiscation des richesses produites par d’autres. Cette recherche a jeté les bases permettant de clarifier la dynamique contemporaine de l’inflation et de la déflation.

Comme les économistes classiques qui l’ont précédé, Marx postulait que les prix des marchandises étaient objectivement déterminés par leurs valeurs. Il a montré ensuite qu’au-delà des processus chaotiques d’extraction et de réalisation de la plus-value, la valeur dépend du temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises. Cette approche permet de réfuter la présentation naïve des néo-classiques selon laquelle les prix seraient déterminés par l’utilité individuelle ou par l’ajustement spontané de l’offre et de la demande. En outre, elle réduit à néant l’image absurde du capitaliste soumis à des mouvements à la hausse ou à la baisse des prix, de manière indépendante de ses décisions.

Dans les périodes perturbées, les variations erratiques des prix permettent aux patrons des grandes entreprises de réaliser des profits extraordinaires, grâce à des baisses brutales des salaires réels. Ces mécanismes fonctionnent aujourd’hui avec la même intensité que les extorsions démesurées du temps de Marx. Le Capital permet ainsi de mieux identifier les mécanismes de formation des prix et ceux qui en bénéficient. Cette analyse ne se limite pas à décrire des situations de «conflit de répartition». Elle insiste sur le fait que le combat entre travailleurs et patrons est inégal, en raison de la domination exercée par ceux qui ont le pouvoir de fixer les prix.

Chômage et innovation

Le chômage de masse contemporain est une autre raison de relire Marx. Certains penseurs néoclassiques acceptent l’existence de cette calamité comme un simple fait. D’autres cherchent à rassurer en invoquant le potentiel d’emploi dans les services, qui permettrait de compenser la baisse de l’emploi industriel. Mais ces prévisions n’ont été vérifiées dans aucun pays. De nombreux analystes affirment que l’éducation va résoudre le problème. Mais ils oublient de mentionner qu’un nombre croissant de chômeurs dispose de diplômes universitaires et que les segments les plus qualifiés sont eux aussi frappés par les destructions d’emplois.

Plusieurs études montrent que dans le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui, le chômage ne baisse pas durant les phases de croissance autant qu’il augmente dans les phases récessives. Ce mécanisme est encore aggravé par la rotation accélérée du capital et une réduction spectaculaire des coûts de gestion.

La révolution numérique est systématiquement citée comme la principale cause de ces destructions d’emplois toujours plus nombreuses. Mais faire porter la responsabilité aux ordinateurs, c’est oublier de se demander qui décide de leur utilisation. Car ces outils n’agissent jamais de manière autonome, mais sont mis en œuvre par des capitalistes soucieux d’augmenter leurs profits en les substituant à la main-d’œuvre. L’informatique et l’automatisation ne suppriment pas mécaniquement les emplois: c’est la recherche d’une meilleure rentabilité par les entreprises qui est à l’origine des destructions d’emploi.

On trouve dans Le Capital les fondements essentiels de cette théorisation des changements technologiques. Marx explique que les innovations sont introduites à seule fin d’augmenter le taux d’exploitation qui est la source du profit patronal. La révolution informatique en cours obéit pleinement à ce postulat. C’est pour les grandes entreprises une ressource permettant d’augmenter la captation de la valeur nouvelle créée par les salarié·e·s.

Comme cela s’est produit dans le passé avec la machine à vapeur, le chemin de fer, l’électricité ou les matières plastiques, la numérisation introduit des changements radicaux dans les activités productives, commerciales et financières. Elle fait baisser les coûts de transport et de communication et transforme profondément les méthodes de production et de vente des marchandises.

Un indice de cette mutation est l’essor des «seigneurs du cloud». Sept des dix plus grosses capitalisations boursières appartiennent désormais au secteur des nouvelles technologies de l’information. Il y a une quinzaine d’années, les entreprises industrielles ou pétrolières disposaient encore de la plus grande surface financière. Aujourd’hui ce sont Google, Amazon, Facebook ou Twitter.

Cette irruption suscite des extrapolations chimériques chez les penseurs qui cherchent à cacher les conséquences de la gestion capitaliste de l’informatique. Ils oublient par exemple que le développement de la communication numérique a renforcé la privatisation de l’espace virtuel. Tout ce secteur est contrôlé par un petit nombre d’entreprises privées étroitement associées au Pentagone. Le Capital nous permet alors de comprendre les déterminants capitalistes de ce mode d’innovation.

En considérant la technologie comme un phénomène social, Marx a ouvert la voie à une ligne d’étude qui a prospéré au cours des dernières décennies. Mais à la différence des théoriciens évolutionnistes ou schumpetériens, il a démontré que le changement technologique déstabilise l’accumulation et nourrit les crises. Quand l’innovation est guidée par le critère du profit maximal, elle impose une concurrence systématique qui débouche sur une surproduction accrue. Elle conduit également à donner la priorité au développement de branches aussi destructrices que l’industrie militaire.

Marx a montré pourquoi le système actuel empêche que les nouvelles technologies soient mises en œuvre de manière à augmenter le bien-être social. Il faudrait pour cela introduire un principe de coopération contradictoire avec le critère de rentabilité Les potentialités de l’informatisation comme facteur de bien-être et de solidarité ne pourront être pleinement développées que dans une société libérée du capitalisme.

Des crises multiples

Les critères énoncés par Marx pour l’interprétation des crises sont particulièrement utiles aujourd’hui. En effet, le néolibéralisme ne se borne pas à imposer aux peuples des souffrances toujours plus impitoyables. Tous les cinq ans ou dix ans, il déclenche des crises qui ébranlent l’ensemble de l’économie mondiale, et qui sont autant de raisons de revenir au Capital.

La liste est longue des crises qui ont éclaté au cours de la période récente: bulle japonaise de 1993, implosion de l’Asie du Sud-est en 1997, effondrement de la Russie en 1998, décomposition de la «nouvelle économie» en 2000, et catastrophe économique en Argentine en 2001. Mais l’ampleur et l’étendue géographique du tremblement de terre mondial de 2007-2008 ont largement dépassé ces précédents et ont rendu nécessaire un réexamen de toutes les théories économiques.

Les crises récentes sont la conséquence directe de la nouvelle étape de privatisations, de libéralisation commerciale et de flexibilisation du travail. Elles ne sont pas l’effet différé des contradictions non résolues dans les années 1970, mais le produit des déséquilibres spécifiques engendrés par le néolibéralisme. Ce modèle a érodé les digues qui pouvaient canaliser les dérives du système, de telle sorte que le capitalisme a atteint aujourd’hui un degré d’instabilité beaucoup plus élevé que dans le passé.

Les néoclassiques ont attribué la crise de 2008 aux erreurs des gouvernements ou à un endettement irresponsable. Ils ont ramené tous les problèmes à des comportements individuels et cherché à transformer les victimes en coupables et à absoudre les responsables. Ils ont également justifié le sauvetage des banques par les Etats, sans même remarquer que ces aides allaient à l’encontre de leurs préceptes en faveur de la concurrence et de la prise de risque. Les hétérodoxes ont expliqué les crises par un risque non maîtrisé. Mais ils ont oublié que les contrôles sont régulièrement minés par les rivalités entre les entreprises ou les banques. Les règles censées protéger les affaires des classes dirigeantes sont contournées par la continuité même de l’accumulation.

Il est possible de dépasser ces incohérences de l’économie conventionnelle en relisant Marx. Le Capital suggère d’examiner l’origine systémique des crises. Il livre des pistes pour étudier les différents mécanismes de la crise, en rappelant que le capitalisme déploie un large éventail de contradictions. La base commune de ces déséquilibres est l’apparition périodique de surproduction (l’accumulation d’excédents invendables) qui peut emprunter plusieurs canaux.

Marx a mis en évidence l’existence de contradictions entre la production et la consommation qui découlent de la stratification en classes de la société. Cette caractérisation s’applique particulièrement aux graves problèmes de réalisation de la valeur des marchandises créés par le néolibéralisme. En effet, ce modèle fait sans cesse croître le volume de consommation, sans permettre sa réalisation. Il augmente la production tout en réduisant les revenus des couches populaires et des crises éclatent alors en raison de cette détérioration du pouvoir d’achat. L’énorme gonflement de l’endettement des ménages ne suffit pas à atténuer la fragilité de la demande.

Marx a été le premier à mettre en lumière les deux tendances opposées que la concurrence impose aux chefs d’entreprise: ils doivent à la fois augmenter les volumes vendus et réduire les coûts salariaux. L’importance et l’étendue de cette contradiction varient à chaque époque. Aujourd’hui le néolibéralisme stimule la consommation et la richesse patrimoniale financée par l’endettement dans les économies du Centre. Mais dans le même temps, il impose des contractions brutales du pouvoir d’achat dans la Périphérie.

Le Capital met aussi l’accent sur les déterminants de la profitabilité en examinant comment fonctionne la baisse tendancielle du taux de profit. Marx démontre que l’augmentation de l’investissement conduit à une baisse du profit en pourcentage du capital accumulé. La proportion de travail vivant, celui qui crée la plus-value, baisse à mesure qu’augmente la productivité sous la pression de la concurrence.

Marx a souligné que les crises sont le produit de la croissance capitaliste, et non le résultat occasionnel de gaspillages ou d’une mauvaise utilisation des ressources. Il a en outre expliqué comment les instruments utilisés par le système pour contrecarrer la baisse du taux de profit finissent par aggraver cette tendance.

Cette thèse permet de comprendre comment le néolibéralisme a pu augmenter le taux de plus-value, réduire les salaires et baisser le coût des intrants pour contrer la baisse du niveau de rentabilité. Elle montre aussi comment le même problème réapparaît après l’application de cette chirurgie. La contradiction découverte par Marx se vérifie aujourd’hui avec les déséquilibres dus au surinvestissement dont souffrent les économies les plus capitalistiques.

Cette présentation marxiste qui combine les difficultés de réalisation et de mise en valeur du capital est parfaitement adaptée pour comprendre l’hétérogénéité de la mondialisation néolibérale. Cette double contradiction se manifeste dans les différents segments de ce modèle et sape sa stabilité d’ensemble à partir de ces deux versants complémentaires. 

Marx a constamment insisté sur les déterminants productifs de la crise capitaliste. Dans le cadre des profondes transformations engendrées par la mondialisation, ce principe permet d’éviter des lectures simplistes mettant exclusivement l’accent sur la dimension financière.

Finance et production

Aujourd’hui, les grands capitaux se déplacent d’une activité spéculative à une autre, grâce à une dérégulation qui nourrit les bulles de liquidités. La gestion des entreprises au service des actionnaires renforce également les déséquilibres du crédit, l’instabilité des taux de change et la volatilité boursière. Ce processus aggrave les tensions qui naissent de l’effet de levier, des produits dérivés et des nouveaux instruments de titrisation. Il est clair que le néolibéralisme a ouvert les vannes pour une énorme débauche de spéculation.

Marx a montré, il y a déjà 150 ans, que ces paris fous sont caractéristiques du capitalisme. La spéculation n’est pas un aléa mais une activité constitutive du système. Elle a acquis une dimension considérable durant les trois dernières décennies, mais elle n’est pas une spécificité du modèle néolibéral. Cette précision permet de décrypter les relations entre déséquilibres financiers et productifs que Le Capital avait déjà mis en évidence. Marx a décrit les tensions propres à la sphère financière, mais il a souligné qu’elles dérivent en fin de compte des changements qui s’opèrent dans la sphère productive.

On peut ensuite remarquer que l’hégémonie actuelle de la finance n’est qu’un aspect des mutations en cours et non pas une donnée structurelle du capitalisme contemporain. La classe dominante utilise l’arme de la finance pour rétablir le taux de profit. La mondialisation financière est ainsi étroitement liée au développement de l’internationalisation productive. Le très grand nombre de titres en circulation est la condition d’une gestion des risques toujours plus sophistiquée. La financiarisation permet ainsi d’organiser à l’échelle du monde des activités productives ou commerciales soumises aux fluctuations erratiques des marchés. L’expansion du capital fictif fait aussi partie des conditions de fonctionnement de ce modèle en épousant au plus près les mouvements du capital-argent. Elle permet en outre d’accompagner les échanges de biens intermédiaires.

Toutes ces connexions expliquent la persistance de la mondialisation financière après la crise de 2007-2008. Les capitaux continuent à circuler librement d’un pays à l’autre car ils servent de lubrifiant au fonctionnement des multinationales capitalistes. Toutes les tentatives de réintroduire des contrôles sur les banques ont échoué en raison de la résistance de la finance. Ce pouvoir de veto illustre bien l’imbrication du monde de la finance et de la sphère productive: ce sont les deux facettes d’un même processus d’internationalisation.

Le Capital fournit de nombreuses indications sur la dynamique financière qui mobilisent une interprétation originale des fonctions de la monnaie. Marx souligne le rôle irremplaçable d’intermédiation joué par la monnaie dans l’ensemble du processus de reproduction du capital. Il montre comment les différentes fonctions de la monnaie (unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur) sont soumises à la même logique objective qui régit l’ensemble du cycle de la marchandise.

Ce rôle de la monnaie a pris des formes très différentes selon les régimes monétaires en vigueur. L’étalon-or du XIXe siècle, par exemple, est très différent du régime actuel de parités administrées par les banques centrales. Mais dans tous les cas les régimes monétaires s’adaptent à la dynamique spécifique de l’accumulation du capital, aux formes de la concurrence et de la production de plus-value.

Le Capital contribue à rétablir ces résultats fondamentaux, et pas seulement en opposition aux mythes orthodoxes sur la transparence commerciale, l’allocation optimale des ressources ou la monnaie considérée comme exogène, neutre et passive. Marx met aussi en évidence le simplisme des approches hétérodoxes. Pour lui, la monnaie n’est pas une simple représentation symbolique, un mécanisme conventionnel ou un instrument qui s’adapte au cadre institutionnel. Son rôle nécessaire et spécifique renvoie à la métamorphose des différentes formes que le capital emprunte pour parcourir les circuits productifs, commerciaux et financiers.

Le rôle essentiel du Capital pour comprendre l’évolution actuelle des salaires, les inégalités, le chômage et la crise devrait conduire à une réévaluation globale de ses contributions à la théorie économique. Il serait utile, par exemple, d’actualiser l’étude qu’Ernest Mandel avait réalisée à l’occasion du centenaire de la première édition du Capital [3].

Economie mondiale, économies nationales

L’oeuvre du penseur allemand ne se borne pas à clarifier la signification des catégories de base de l’économie. Il esquisse également des lignes de recherche pour comprendre la mondialisation en cours. Si Marx n’a pas eu le temps d’écrire le tome qu’il préparait sur l’économie internationale, il a toutefois esquissé des idées essentielles pour comprendre la logique globalisatrice du système.

Ces principes restent pertinents aujourd’hui, quand le capitalisme fonctionne au service de multinationales géantes qui incarnent le saut enregistré dans l’internationalisation. WalMart vend plus que ce que produit une centaine de pays, le volume d’activité de Mitsubishi dépasse le PIB de l’Indonésie et General Motors celui du Danemark.

Les multinationales ont diversifié leurs processus de production, désormais organisés en chaînes de valeur globales d’où sortent des marchandises made in the World. Ils localisent les segments de production en fonction des avantages procurés par chaque région du monde en matière de salaires, de subventions et de disponibilité des ressources naturelles.

La généralisation des traités de libre-échange accompagne cette mutation. Les multinationales ont besoin d’une baisse des droits de douane et de la plus grande liberté de circulation pour réaliser leurs échanges entre filiales et maisons mère. C’est pourquoi elles imposent des accords qui consacrent la suprématie des entreprises en cas de différend. L’issue de ces procès est décisive dans des secteurs tels que la génétique, la santé ou l’environnement.

En relisant Le Capital, on peut surmonter deux erreurs fréquemment commises dans l’analyse de l’internationalisation en cours. La première consiste à penser que le capitalisme fonctionne aujourd’hui selon la même logique d’une juxtaposition de capitalismes nationaux qui prévalait aux XIXe et XXe siècles. La seconde erreur, symétrique, serait de considérer que le capitalisme est intégralement mondialisé, que les frontières se sont effacées, que le rôle des Etats s’est réduit à peu de choses et que les classes dirigeantes sont directement intégrées au niveau transnational.

Le capitalisme se trouvait dans une phase très différente du contexte actuel quand Marx écrivait son œuvre maîtresse. Mais il a correctement conceptualisé comment les tendances à la mondialisation se développent au sein même des États et des économies nationales. La proportion dans laquelle se combinent formations nationales et mondialisation a évidemment changé, mais cette articulation est toujours valide.

Le Capital a approfondi les idées du Manifeste communiste sur le caractère international de l’expansion bourgeoise. Dans le premier ouvrage, Marx avait décrit la formation d’un marché mondial, la puissance du cosmopolitisme économique et la rapide universalisation des règles commerciales. Dans son livre de la maturité, il a précisé les formes que prennent ces tendances et a souligné leur articulation avec les conjonctures nationales.

Marx a affiné son analyse de l’internationalisation à partir de sa critique de la thèse de Ricardo sur les «avantages comparatifs». Il a montré que les inégalités qui prévalent dans les échanges internationaux sont de nature structurelle. C’est pourquoi il a rejeté toute perspective de convergence harmonieuse entre pays ainsi que les schémas d’ajustement spontané aux caractéristiques des concurrents. Cette approche a permis à Marx de remarquer qu’au niveau international les rémunérations sont plus élevées pour les travaux dont la productivité est supérieure. C’est donc dès le début du capitalisme que Marx a su identifier certains éléments des explications ultérieures des écarts dans les termes de l’échange.

Le théoricien allemand a également observé la longue liste des désajustements engendrés par l’expansion capitaliste au-delà des frontières nationales. Il a enregistré les fractures de plus en plus profondes que ce processus provoque à l’échelle mondiale. Mais Le Capital a étudié cette dynamique dans des contextes nationaux spécifiques, en décrivant l’évolution des salaires, des prix et des investissements dans différentes économies. Il a notamment détaillé cette dynamique à propos du développement industriel de l’Angleterre.

La lecture de Marx invite par conséquent à concevoir la mondialisation contemporaine comme une tendance dominante qui coexiste avec des logiques nationales d’accumulation du capital, de telle sorte que les deux processus fonctionnent de manière combinée.

Une nouvelle approche de la polarisation de l’économie mondiale

Le Capital est aussi d’une grande utilité pour analyser la logique des rapports entre Centre et Périphérie qui est à la racine de la fracture mondiale actuelle. Dans ses observations sur le développement général du capitalisme, Marx a mis en avant plusieurs idées sur cette division. Son hypothèse initiale était que les pays arriérés connaîtraient le même processus d’industrialisation que l’Occident. Il pensait que l’expansion du capitalisme allait effacer les frontières et créer un système mondial interdépendant.

Telle était sa vision dans le Manifeste communiste où il expliquait que la Chine et l’Inde se moderniseraient grâce aux chemins de fer et à l’importation de textiles britanniques. L’observation de la dynamique objective du développement capitaliste conduisait alors Marx à considérer que les structures antérieures seraient absorbées par le progrès des forces productives. Mais durant la rédaction du Capital, Marx en vint à discerner des tendances contraires et à remarquer que la puissance dominante se modernisait en creusant l’écart avec le reste du monde. Cette approche fut renforcée par son observation de ce qui se passait en Irlande. Marx fut impressionné par la façon dont la bourgeoisie anglaise y étouffait l’émergence des manufactures afin de garantir la prééminence de ses exportations. Il remarqua aussi comment elle y recrutait une main-d’œuvre bon marché afin de peser sur la progression des salaires en Angleterre.

Ces nouvelles observations conduisirent Marx à postuler que l’accumulation primitive ne débouche pas forcément sur un puissant processus d’industrialisation dans les pays soumis au joug colonial. Dans ce constat, on trouve les bases des critiques adressés plus tard aux schémas selon lesquels les pays de la Périphérie seraient tirés par ceux du Centre. C’est le fondement des conceptualisations ultérieures du sous-développement.

Marx n’a pas produit une théorie du colonialisme, ni une interprétation de la relation Centre-Périphérie. Mais il a laissé toute une série d’observations pour la compréhension de la polarisation du monde, qui ont été reprises par ses successeurs et par les théoriciens de la dépendance.

Cette ligne de travail est très intéressante car elle permet d’observer comment le néolibéralisme exacerbe aujourd’hui les fractures mondiales. Au cours des trois dernières décennies, les écarts se sont creusés au détriment des pays les plus pauvres de la Périphérie. Cette dégradation a été renforcée par la domination de l’industrie agroalimentaire, la dette extérieure et la dépossession des pays dépendants de leurs ressources naturelles, ces extorsions pouvant prendre des formes très violentes en Afrique et dans le monde arabe.

Les recherches de Marx ont aussi porté sur les différenciations entre pays du Centre. Il a par exemple compris que l’essor de l’industrie britannique ne se reproduirait pas en France et qu’il pouvait exister des modèles de croissance s’articulant avec le servage en Russie ou l’esclavage aux Etats-Unis.

C’est à partir de ces observations que l’auteur du Capital a progressivement changé de paradigme conceptuel. Dans ses travaux les plus aboutis, il a dépassé son schéma initial unilinéaire fondé sur la seule évolution des forces productives. La chronologie rigide selon laquelle les pays de la Périphérie devraient suivre le même processus de modernisation est ainsi remplacée par un nouveau point de vue qui prend en compte la diversité du développement historique. Cette méthode d’analyse est précieuse pour analyser la spécificité des formations intermédiaires qui ont constamment émergé depuis 150 ans et pour rendre compte des dynamiques de croissance accélérée comme en Chine, ou des épisodes de restructuration profonde du système comme le néolibéralisme.

Les prémices de l’anti-impérialisme

Marx a étudié l’économie du capitalisme sous l’angle de son impact sur la lutte des classes. C’est pourquoi il s’est intéressé aux processus politiques révolutionnaires à l’échelle internationale. Il a suivi avec un intérêt particulier le développement des révoltes populaires en Chine, en Inde et en particulier en Irlande et a compris l’importance des liens entre luttes nationales et luttes sociales. C’est pourquoi il a milité pour que les ouvriers anglais apportent leur soutien au soulèvement en Irlande, de manière à lutter contre les divisions entre les opprimées des deux pays.

De cette expérience, Marx tira la conclusion qu’il ne fallait pas conditionner l’indépendance de l’Irlande aux victoires du prolétariat en Angleterre. Il abandonna son internationalisme cosmopolite initial pour montrer que le lien entre les deux processus devait être conçu comme la convergence de la résistance anticoloniale et des luttes sociales dans les économies du Centre.

Dans le Manifeste, le révolutionnaire allemand ne se contentait pas de décrire la destruction des formes économiques précapitalistes, il dénonçait vigoureusement le colonialisme et les atrocités commises par les grandes puissances. Mais dans ses œuvres de jeunesse Marx postulait encore que l’expansion du capitalisme allait précipiter l’éradication de ce système. Il défendait un internationalisme prolétarien élémentaire qui n’avait pas rompu avec les anciennes utopies universalistes.

Dans ses analyses ultérieures, Marx a mis en évidence la dimension progressiste des révolutions dans les pays de la Périphérie. Ces prises de position seront reprises par ses disciples au XXe siècle, qui souligneront la contradiction entre les puissances dominantes et les nations opprimées, ainsi que la convergence possible entre luttes nationales et sociales. Ces analyses ont conduit à l’élaboration de stratégies d’alliance entre les salariés des métropoles et les déshérités du monde colonial.

C’est sur cette même base que les théoriciens du marxisme latino-américain ont conçu la synthèse du socialisme et de l’anti-impérialisme. Ce schéma a conduit à une convergence entre la gauche et le nationalisme révolutionnaire face à l’impérialisme américain, qui a inspiré la révolution cubaine et a été repris par le processus bolivarien.

Ces acquis retrouvent une importance renouvelée dans une situation marquée par les agressions de Trump. Les outrances du magnat ont pour effet de revitaliser les traditions anti-impérialistes, en particulier dans des pays particulièrement maltraités comme le Mexique. Ainsi renaît la mémoire des résistances aux incursions des Etats-unis. Marx avait compris que les grandes humiliations nationales pouvaient déclencher des processus révolutionnaires et ce qu’il avait pu observer au XIXe siècle est de nouveau d’actualité aujourd’hui.

Les revers et l’idéologie

Marx a dû faire face à des moments d’isolement, au reflux des luttes populaires et à la consolidation de la domination bourgeoise. Et ces circonstances ont coïncidé avec la rédaction de diverses parties du Capital. Marx a donc eu à affronter la même adversité que l’on rencontre aujourd’hui avec la consolidation du néolibéralisme. Ce type de situations le conduisit à se demander comment domine la classe dominante, ce qui l’a conduit à conceptualiser le rôle de l’idéologie dans cette domination.

On trouve plusieurs développements consacrés à cette problématique dans l’étude du fétichisme de la marchandise du Capital. Ils permettent d’éclairer le mode opératoire du néolibéralisme au cours des dernières décennies. Le système produit une puissante idéologie qui repose sur de fausses attentes. Cela passe par la diffusion de fables sur la sagesse des marchés et sur la prospérité spontanée, par l’idée que la richesse va «ruisseler» et par la réactivation des mythologies traditionnelles de l’individualisme. Marx avait déjà décortiqué les nombreuses facettes de ces fausses croyances propagées par les dominants afin de faire de leur oppression une loi naturelle.

Le credo néolibéral fournit ainsi à la classe dominante les arguments nécessaires pour justifier sa domination. Même si le degré de pénétration de ces idées est très variable, leur impact sur la subjectivité de tous les individus est évident. Cependant, comme au temps de Marx, la reproduction du capitalisme est également fondée sur la peur. Le système souffle en effet le chaud et le froid: il fait miroiter un avenir radieux mais en même temps distille l’effroi face à cet avenir. Le néolibéralisme joue surtout sur l’angoisse du chômage, sur les humiliations de la précarité du travail et sur la désespérance devant la fracture sociale.

Ces craintes sont relayées par les grands moyens de communication à coups de présentations sophistiquées et de tromperies inventives. Les médias ne se bornent pas à façonner l’opinion commune mais fonctionnent aussi comme de véritables machines de diffusion des valeurs conservatrices. Ils complètent, voire remplacent, le rôle des anciennes institutions scolaires, militaires ou ecclésiastiques dans le maintien de l’ordre bourgeois. La presse, les médias et les réseaux sociaux occupent un espace inimaginable au XIXe siècle. Ils diffusent les illusions et les craintes qui renforcent l’hégémonie politique du néolibéralisme.

Ces mécanismes ont cependant été sérieusement érodés par la perte de légitimité qu’engendre le mécontentement populaire. Trump, le Brexit ou la montée des partis réactionnaires en Europe, montrent comment le malaise social peut être récupéré par la droite. Face à de telles situations, Marx a forgé une tradition durable visant à construire des alternatives qui combinent la résistance et la compréhension de la conjoncture.

Le projet socialiste

Marx a activement participé aux mouvements révolutionnaires qui débattaient des idées socialistes et communistes. Il n’a pas réduit ses interventions pendant qu’il rédigeait Le Capital. S’il n’a jamais élaboré un modèle détaillé de la société future, il en a exposé les fondements. Sa critique acerbe de l’oppression l’a conduit à concevoir des régimes économiques fondés sur l’élargissement de la propriété publique. Il militait aussi pour la mise en place de systèmes politiques régis par l’auto-administration populaire. Marx faisait le pari d’une installation rapide de ces systèmes en Europe ; la transformation révolutionnaire commencerait sur le vieux continent et se propagerait à l’ensemble de la planète. Il voyait dans la Commune de Paris une première ébauche de ce projet.

On sait que l’histoire a suivi un chemin très différent. Le triomphe bolchevique de 1917 a ouvert la séquence des grandes victoires populaires du XXe siècle, y compris les tentatives de construction du socialisme dans divers pays de la Périphérie. Effrayées par ces bouleversements, les classes dominantes firent des concessions sans précédent pour contenir la force des mouvements anti-capitalistes. Dans les années 1970-1980, la perspective du socialisme était si populaire qu’elle était revendiquée par d’innombrables partis et mouvements.

Mais on sait aussi ce qui est arrivé ensuite. L’effondrement de l’Union soviétique a ouvert une longue période de réaction contre l’égalitarisme, qui persiste aujourd’hui. Ce panorama est cependant altéré par la résistance populaire et le déclin du modèle politico-idéologique qui a sous-tendu la mondialisation néolibérale. Dans ce contexte, les relectures du Capital rejoignent la redécouverte du projet socialiste. Les jeunes n’ont plus à porter les traumatismes de la génération précédente, ni les frustrations qui ont suivi l’implosion de l’URSS.

L’expérience même de la lutte est formatrice. De nombreux militant·e·s comprennent que la conquête de la démocratie effective et de l’égalité réelle nécessite un autre système social. Face aux souffrances infligées par le capitalisme, ils perçoivent le besoin de construire un horizon d’émancipation.

L’arrivée de Trump au pouvoir apporte de nouvelles dimensions à ce combat. Le richissime président tente de restaurer par la force l’hégémonie des États-Unis. En réactivant un unilatéralisme militaire belliqueux, il cherche à renforcer la domination de Wall Street et du lobby pétrolier. Trump ne se contente pas de proclamer que l’Amérique doit recommencer à «gagner les guerres». Il a déjà mis à exécution son programme militaire en bombardant la Syrie et l’Afghanistan. Il exige aussi la subordination du vieux continent, menaçant ainsi la pérennité de l’Union européenne. Trump ne se limite pas à la construction du mur à la frontière mexicaine, il multiplie les expulsions d’immigrés, encourage les coups de droite au Venezuela et menace Cuba.

Cette situation convulsive est une autre raison pour que Marx retrouve son actualité aujourd’hui. Ses textes fournissent un guide pour comprendre l’économie contemporaine, mais ils offrent également un cadre pour l’action politique autour de trois principaux axes: renforcer la résistance anti-impérialiste, mener la bataille idéologique contre le néolibéralisme et redonner un rôle central au projet socialiste.

Mode de vie et engagement

Les théories élaborées par Marx ont révolutionné tous les cadres théoriques et bousculé les fondements de la pensée sociale. Mais le théoricien allemand s’est aussi distingué comme un acteur de premier plan des luttes sociales. Son mode de vie serait aujourd’hui caractérisé comme celui d’un militant.

Marx a refusé la posture de l’observateur neutre des conflits sociaux. Il s’est toujours rangé du côté des opprimés, et a choisi de prendre part à l’action révolutionnaire. Cet engagement a orienté ses travaux vers les problèmes de la classe ouvrière et la conquête des droits sociaux en vue de la construction d’une société débarrassée de l’exploitation. Marx a toujours pris soin de combiner de manière étroite l’élaboration théorique et la pratique politique. Il a inauguré un type d’intellectuel à la fois économiste et socialiste, et ce modèle sera repris par de nombreux penseurs.

Grâce à ce positionnement, Marx a pu éviter deux erreurs: la retraite universitaire éloignée de l’engagement politique et l’action pragmatique désordonnée. Il lègue ainsi un message d’intervention dans les luttes et de travail intellectuel pour comprendre la société contemporaine. Continuer sur cette voie est le meilleur hommage que l’on peut rendre au 150e anniversaire du Capital. (Traduction pour A l’Encontre par Michel Husson)

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Notes

[1] Claudio Katz est un économiste argentin, chercheur au CONICET, professeur à l’Université de Buenos Aires et membre du réseau EDI (Economistes de gauche). Cet article est la traduction de: «La relevancia contemporánea de Marx», Rebelión, 19 mai 2017 (traduction: Michel Husson).

[2] Cet article synthétise les idées exposées dans Claudio, Katz, La economía marxista hoy. Seis debates teóricos, Maia, Madrid, 2009 ; Neoliberalisme, desarrollismo, socialismo, Batalla de ideas, 2016, Buenos Aires; «Marx y la periferia», Rebelión, 28 mars 2016 ; «The Manifesto and Globalization», Latin American Perspectives, n° 121, vol. 28, n° 6, novembre 2001. On trouvera dans ces textes l’ensemble de la bibliographie.

[3] Claudio Katz fait ici référence aux préfaces de Mandel aux trois volumes de l’édition anglaise du Capital publiée par Penguin en 1976, 1978 et 1981. Ces préfaces ont été traduites en espagnol et réunies sous forme d’un livre, El Capital: cien años de controversias en torno a la obra de Karl Marx [Le Capital: cent ans de controverse autour de l’œuvre de Karl Marx]. Les préfaces de Mandel n’ont malheureusement jamais été traduites en français (NdT).

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