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Hommage à deux philosophes libertaires: Abensour et Ogien

Lien publiée le 11 juin 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.anti-k.org/2017/06/11/hommage-a-deux-philosophes-libertaires-miguel-abensour-et-ruwen-ogien/

2 mai 2017

Hommage À Ruwen Ogien

Hommage à Ruwen Ogien (fin des années 1940-4 mai 2017) : Sur la liberté négative

Ruwen Ogien est né à la fin des années 1940 à Hofgeismar en Allemagne et est mort des suites d’un cancer à Paris le 4 mai 2017. Il est issu d’une famille d’origine juive polonaise survivante de la Shoah. Il est docteur en sociologie en 1978, avec une thèse sur la Construction sociale de la pauvreté sous la direction de Georges Balandier à l’Université de Paris V, et en philosophie en 1991, avec une thèse sur La faiblesse de la volonté sous la direction de Jacques Bouveresse à l’Université Paris I. Á la fin de sa vie, il était directeur de recherche au CNRS en philosophie. C’est un philosophe de la liberté radicale qui a participé à enrichir une pensée politique libertaire contemporaine assumant de fortes continuités entre le libéralisme politique et l’anarchisme contre le néolibéralisme économique.

Ruwen, alors qu’il était tiraillé douloureusement par la maladie, a accepté de participer au séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) le 12 juin 2015 à Paris. Il nous a fait cadeau du texte ci-après, « Plaidoyer pour la liberté négative », qui a été mis en ligne dès octobre 2014, puis discuté avec lui ce vendredi de juin 2015. Il avait simplement demandé que le séminaire commence à 18h plutôt qu’à 19h. Il nous a fait cet honneur avec humilité, gentillesse et conviction. Et, malgré la fatigue, il a manifesté pendant et après le séminaire sa joie d’être parmi nous.

Ruwen a tiré sa révérence à un moment où « le côté obscur de la force » a le vent en poupe en France, en Europe ou aux États-Unis, et où, paradoxalement, la question de la liberté est si peu chérie dans la gauche radicale. Il nous laisse des ressources pour penser contre les préjugés et une tendre ironie pour tenter d’enrayer les enchaînements désastreux.

Philippe Corcuff, co-animateur du séminaire ETAPE et membre du collectif éditorial du site Grand Angle

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PLAIDOYER POUR LA LIBERTÉ NÉGATIVE

Par Ruwen Ogien

Texte initialement publié en octobre 2014

À quoi sert l’État ?

Quelles sont les limites politiques et morales de son action?

Dans quelle mesure peut-il légitimement employer la violence contre ses propres citoyens et, de façon plus générale, contre celles et ceux qui se trouvent sur son territoire ?

Les philosophes donnent des réponses différentes à ces questions selon la conception qu’ils se font de la liberté politique.

Le problème, c’est qu’il existe une quantité presque décourageante de façons différentes et contradictoires d’envisager cette liberté[1].

Heureusement, deux conceptions se détachent nettement de l’ensemble, par la masse de réflexions qu’elles ont suscité, et par la richesse de leurs implications pratiques[2].

L’une de ces conceptions est « négative » et l’autre « positive ».

En quoi se distinguent-elles exactement ?

La liberté négative

Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n’intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas[3].

Pour le dire plus brièvement: être libre au sens négatif, c’est ne pas avoir de maître.

Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d’autrui.

La liberté négative ignore les contraintes intérieures, celles qui ont pour origine nos désirs incontrôlés ou nos croyances fausses.

Même si nous sommes « prisonniers » de nos passions, nous serons, néanmoins, libres au sens négatif, si personne ne nous oblige à les ressentir, et si personne ne nous force à les combattre.

Comme projet politique, la liberté négative consiste à savoir ce qu’on ne veut pas, ce qu’on ne veut plus. Ce n’est pas avoir en tête une idée très précise de ce qu’on aimerait voir à la place.

Les mouvements d’« indignés », qui surgissent un peu partout dans le monde aujourd’hui, montrent assez bien ce que les revendications de liberté négative peuvent signifier au plan politique.

Les manifestants désignent clairement ce dont ils ne veulent plus : la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques uns, la cupidité et l’arrogance de ceux qui bénéficient de ces privilèges. Mais ils ne se rangent collectivement derrière aucun programme économique ou politique précis de redistribution des richesses et du pouvoir[4].

Autre exemple d’expression de la conception négative de la liberté. Dans le film Lincoln, de Steven Spielberg, il y a un débat sur l’abolition de l’esclavage : si on donne la liberté aux esclaves, qu’en feront-ils ? La réponse de Lincoln exprime bien l’idée de liberté négative : arrêtons de les dominer, arrêtons d’être leur maître, ils feront ce qu’ils veulent de leurs vies ensuite.

Enfin, du point de vue des institutions, la conception négative présente un trait extrêmement controversé : elle définit la liberté politique comme « silence de la loi »[5].

Concrètement, cela signifie que, selon la conception négative, le domaine de la liberté politique est celui de ce qui est permis par la loi, par opposition à ce qui est  obligatoire ou interdit.

Plus abstraitement, on pourrait dire que la conception négative de la liberté nous demande de ne jamais confondre le fait d’être libre et celui de se soumettre à des lois qui obligent ou interdisent, fussent-elles utiles au plus grand nombre, justes, bonnes, rationnelles.

La liberté est une chose ; la soumission aux lois en est une autre, complètement différente.

La liberté positive

En fait, il n’est pas facile de trouver, dans la littérature spécialisée une définition de la liberté négative simple, cohérente, et, surtout, susceptible de faire comprendre assez clairement en quoi elle pourrait se distinguer de la liberté positive. Celle que je viens de proposer, s’inspire en gros de l’analyse classique d’Isaiah Berlin[6].

Elle définit la liberté politique par une formule très simple : c’est l’absence d’obstacles à nos actions du fait d’autrui.

Mais elle précise aussi ce que la liberté politique n’est pas :

– Ce n’est pas la maîtrise de soi et de ses passions personnelles.

– Ce n’est pas la participation à un projet politique bien précis.

– Ce n’est pas l’obligation politique : selon la conception négative, il n’y a pas d’identité conceptuelle entre la liberté et la soumission à la loi.

Cette définition est contestable, bien sûr.

Mais elle a l’avantage de nous donner la possibilité de construire une définition de la liberté positive assez claire par contraste.

La liberté positive est une conception philosophique qui s’oppose point par point à l’idée de liberté négative comme je l’ai caractérisée.

D’abord, dans la perspective positive, la liberté politique ne se résume pas à un mouvement purement négatif. Être libre ne se réduit pas au fait d’échapper à l’intervention concrète des autres dans notre vie. Et se libérer ne signifie pas seulement rejeter ce qu’on ne veut pas ou ce qu’on ne veut plus. C’est aussi viser le bien: un monde meilleur, une vie plus pleine, etc.

Ensuite, la conception positive n’est pas neutre en ce qui concerne le genre de personne qu’il faudrait être, et le style de vie qu’il conviendrait d’adopter. D’après elle, en effet, être libre c’est être « maître de soi ». C’est agir de façon juste ou rationnelle. C’est œuvrer, entre autres, au bien commun en participant activement à la vie publique. Pour les amis de la conception positive, en effet, la liberté est une vertu qu’il faut impérativement distinguer de la « licence », cette « fausse » liberté, qui nous conduit à suivre aveuglément nos désirs, à faire des choses folles, stupides, égoïstes, irrationnelles, ou répugnantes comme le libertinage entre adultes consentants.

La liberté positive  consiste, pour chaque être, individuel ou collectif, à se déterminer de façon autonome par la raison ou la réflexion, et à réaliser ainsi ce qu’il contient en lui de meilleur. En ce sens, c’est une conception « perfectionniste ».

En résumé, si être libre au sens négatif consiste à ne pas avoir de maître, être libre au sens positif revient à être maître de soi.

Enfin, alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n’est rien d’autre que l’obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous mêmes les auteurs.

Elle ne voit pas d’inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l’élaboration desquelles nous n’avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients.

Politique et non métaphysique

Ces deux conceptions de la liberté sont politiques et non métaphysiques en ce sens qu’elles disent non pas ce qui est possible ou impossible, nécessaire ou contingent, mais ce qui est désirable ou indésirabledu point de vue des genres de vie personnels et de la forme de la société, ou ce qui devrait être obligatoire, permis, ou interdit par la loi.

Elles laissent de côté la question embrouillée de savoir si chacun d’entre nous possède le « libre arbitre » ou le choix d’agir autrement à tout moment sans être déterminé par le passé et les lois de la nature.

Les limites que la nature impose à nos actions, comme celles qui nous interdisent de sauter en longueur à plus de vingt mètres sans tricher, ne comptent évidemment jamais comme des obstacles à la liberté politique, qu’elle soit négative ou positive.

Contre la liberté positive 

Je vais essayer d’expliquer pourquoi mes sympathies vont à la conception négative de la liberté, ou pourquoi je prends  parti contre la conception positive de la liberté.

À première vue pourtant, la conception positive de la liberté est une doctrine solide, qui repose sur des jugements de bon sens :

« La liberté, ce n’est pas la licence, la débauche ! »

« Être libre, ce n’est pas faire n’importe quoi : c’est faire ce qui est bien. »

« La liberté, ce n’est pas l’anarchie ! »

« Être libre, ce n’est pas échapper à toute contrainte : c’est obéir à la loi quand elle est juste. »

Cependant, quand on s’intéresse aux implications de ces jugements communs, on s’aperçoit qu’ils n’ont rien d’évident.

L’ami de la liberté positive affirme que nous ne sommes vraiment libres que lorsque nous agissons bien, c’est-à-dire de façon vertueuse, juste, rationnelle.

Il devrait s’ensuivre, pour lui, que nous ne sommes jamais vraiment libres quand nous agissons mal, ou de façon injuste, cruelle, irrationnelle.

Mais comme on le sait depuis qu’on a fait dire à Socrate « Nul n’est méchant volontairement », c’est une affirmation paradoxale.

Elle pourrait impliquer qu’il serait parfaitement injuste de punir les auteurs des actions les plus répugnantes, car ils n’étaient pas vraiment libres au moment où ils les ont accomplies.

C’est une conclusion que les nazis (et tous ceux qui les imitent) ont essayé d’exploiter à leur avantage lorsqu’ils ont été  traduits devant la justice, mais qu’on n’est pas obligé d’accepter.

D’autre part, la conception positive de la liberté affirme que la soumission aux lois qui obligent ou interdisent n’est pas nécessairement une restriction à la liberté, si ces lois sont valides selon certains critères communément acceptés.

Mais il existe des raisons de se méfier de cette idée.

Elle implique, entre autres, que des citoyens rationnels devraient se sentir parfaitement libres s’ils étaient emprisonnés à perpétuité conformément à des lois valides.

Il n’est pas évident que les principaux concernés (ceux qui moisissent en prison) partagent ce point de vue.

Il y a encore beaucoup d’autres raisons conceptuelles, de rester sceptique à l’égard de la liberté positive que j’examine dans mon livre.

La liberté comme non dominationBien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu’il soit possible d’endosser sa concurrente négative sans amendements.

Dans son état primitif, elle peut servir à justifier  des régimes les plus autoritaires ou les plus despotiques. C’est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu’on ne peut pas vraiment mettre à son actif ! Philip Pettit a réussi à identifier les origines  de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante[7].

Son raisonnement est le suivant.

Supposons que nous soyons les esclaves d’un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n’intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas.

Sommes-nous libres du fait de cette abstention ?

Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d’agir comme nous  le voulons.  C’est aussi ne pas être soumis aux caprices d’un maître qui pourrait nous empêcher d’agir ainsi s’il en avait le désir. C’est échapper à sa domination[8].

Par ailleurs, certaines lois mises en application par l’État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu’elles vont dans le sens de nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu’elles voudraient nous obliger à faire des choses que ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons.

Cessons-nous d’être libres du fait de ces ingérences ?

Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires.[9] Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté.

D’après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas.

Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu’on nous force à faire ce que nous ne voulons pas.

C’est à partir de ces deux objections qu’il élabore, contre l’image classique, sa version personnelle de l’idée de liberté négative: la liberté comme non domination.

Une conception minimaliste de la liberté politique

La conception de la liberté comme non domination permet de donner un contenu philosophique plus clair, et une portée pratique plus large à la liberté négative.

En effet,  si la liberté négative consiste, au fond,  à ne pas être soumis à la volonté des autres, c’est-à-dire à ne pas avoir de maître, la proposition est générale et concerne tous les  maîtres, même ceux qui n’interviennent pas dans la vie de leurs subordonnés, parce qu’ils sont paresseux, négligents ou bienveillants.

Comme de nombreux philosophes, je considère que cette contribution à la compréhension de la liberté négative est particulièrement intéressante, même si elle pose toutes sortes de problèmes conceptuels[10].

Elle libère la liberté négative de la plupart des paradoxes qu’elle engendrait dans sa version classique.

Ainsi, on ne voit pas comment une conception de la liberté politique comme non domination (de l’État ou de la société) pourrait servir à  justifier un régime despotique.

Mais la conception de la liberté comme non domination, prise comme une doctrine politique d’ensemble, contient d’autres éléments que je trouve moins attrayants.

Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds.

Elle tend à considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté[11].

Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à  la conception positive de la liberté, une justification possible de cette forme de paternalisme qui consiste à faire le bien des autres sans leur demander leur opinion.

En fait, j’estime qu’il est possible de proposer une version de la liberté comme non domination qui se passerait complètement de ce supplément.

Dire que nous sommes libres si nous n’avons pas de maîtres,  si personne, État ou autres individus ne nous domine, n’est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ?

À quoi sert-il d’introduire, dans la définition même de la liberté politique, l’idée que si l’État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ?

N’est-ce pas une précision inutile, et dangereuse aussi en raison du risque de paternalisme ?

La conception de la liberté négative que je défends est enrichie par l’idée de non domination, mais elle est débarrassée de tout élément positif.

Pratiquement, elle trace autour de chaque individu un large périmètre de protection qui doit le mettre à l’abri non seulement de la servitude et de l’oppression, mais aussi de toutes les formes de persécution, et de toutes les tentatives d’extermination.

À l’intérieur de ce périmètre, elle laisse chacun libre de faire ce qu’il veut de sa propre vie. Elle ne demande à personne d’être « maître de soi ».

Elle ne confond jamais la liberté et l’obligation de se soumettre à des lois, fussent-elles utiles, bonnes, rationnelles.

Au total, on pourrait dire que je soutiens une conception minimaliste de la liberté politique, puisqu’elle ne contient aucun élément positif.

Mais c’est aussi une conception robuste et étendue de la liberté politique, dans la mesure où elle est extrêmement protectrice à l’égard des maux politiques et sociaux qu’un être humain peut subir : l’exploitation, mais aussi la persécution et l’élimination.

Deux raisons de choisir la liberté négative

La conception négative de la liberté politique est très loin de faire l’unanimité parmi les philosophes, et, dans la version minimaliste que je propose, elle risque d’être encore moins appréciée.

Si je tiens à la défendre, ce n’est pas seulement  à cause de ce réflexe assez universel qui nous pousse à porter secours aux espèces en danger, même lorsqu’elles ne sont que  philosophiques.

La liberté négative dans sa version minimaliste est une conception que je trouve plus cohérente que sa rivale positive, et plus en accord avec un certain nombre de croyances auxquelles il n’y a aucune raison de renoncer, comme  l’importance de l’indépendance économique et sociale, ou le droit de vivre selon ses préférences morales.

Il me semble aussi qu’elle permet de justifier une conception politique d’ensemble qui me paraît particulièrement séduisante. Cette conception est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social.

Une telle conception d’ensemble est libertaire en ce sens qu’elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.).

Une telle conception d’ensemble est égalitaire en ce sens qu’elle rejette par ailleurs toute forme de discrimination sexiste, raciste, xénophobe, dont l’injustice n’a plus besoin d’être démontrée, ainsi que la plupart des inégalités économiques, car, contrairement à ce qui est de plus en plus souvent affirmé, elles n’ont aucune justification morale.

J’essaie donc de tirer beaucoup de choses de la conception négative de la liberté, dans ce sens à la fois plus riche que celui d’Isaiah Berlin, (puisqu’elle implique la non domination au sens que lui a donné Philip Pettit et pas seulement la non interférence), mais aussi dans un sens plus pauvre que celle de Philip Pettit puisqu’elle exclut tous les résidus positifs qu’on peut encore trouver dans la théorie de Pettit.

La conception négative de la liberté est-elle vraiment en mesure de supporter tout ces amendements et toutes ces implications sans être dénaturée ?

Est-elle plus solide philosophiquement que sa rivale la conception positive de la liberté politique ?

Ce qu’on peut dire, au moins, c’est que les privilèges philosophiques qui sont donnés actuellement à la conception positive de la liberté ne sont pas vraiment justifiés, car outre ses défauts conceptuels, la liberté positive a des implications pratiques qu’on peut avoir des raisons de rejeter.

La liberté positive contre la justice sociale

Pour finir, je voudrais mettre en évidence le rôle politique de l’idée de liberté positive, que j’estime particulièrement rétrograde dans les conditions présentes du débat public.

Je pourrais examiner, dans cette perspective,  plusieurs questions dites de « société » : tentatives de justifier les inégalités économiques et la fermeture des frontières, retour de la morale à l’école, projets d’élimination des criminels récidivistes, encadrement coercitif de la procréation, de la mort, de la sexualité, remise en cause de certains droits sociaux et de certaines libertés individuelles au nom de « valeurs morales », etc.

C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment.

C’est à travers les idées de « protection de l’identité des communautés nationales » que la liberté positive intervient pour justifier les entraves les plus injustes à l’ouverture des frontières.

C’est à travers les idées de « valeurs morales » (travail, famille, patrie, dignité de la personne humaine, etc.) que la liberté positive intervient pour rejeter les revendications à la libéralisation de l’encadrement coercitif de la vie, de la mort, de la sexualité.

Bref, c’est aux engagements spontanés ou réfléchis envers  la liberté positive qu’on doit, à mon avis, une certaine stagnation réactionnaire en matière de mœurs, et une partie de la nouvelle justification morale des inégalités économiques et sociales.

Ces raisons politiques s’ajoutent aux raisons conceptuelles de rester sceptique à l’égard de la conception positive de la liberté politique.

Ruwen Ogien

[1] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans La crise de la culture, trad. Patrick Levy et al., Paris, Gallimard collection « Folio », 1972, pp.186-222.

[2] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté», dans Éloge de la liberté (1969), trad. Jacqueline Carnaud et  Jacqueline Lahana, Paris, Presses Pocket, 1990, pp.167-218.

[3] Ibid., p 172.

[4] « La planète des indignés manifeste dans plus de 700 villes », Le Monde, 15 octobre 2011.

[5] Berlin, « Deux conceptions de la liberté», op. cit., pp. 171-172.

[6] Ibid.

[7] Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad.. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.

[8] Ibid., pp.42-46.

[9] Ibid., pp.82-85.

[10] Christian Nadeau et Daniel Weinstock (dir.), Republicanism. History Theory, Practice, Londres, Frank Cass Publishers, 2004; Roberto Merrill, « Le néo-républicanisme en débat », Introduction à Neo RepublicanismoDiacritica, 24/2, 2010, pp.7-11.

[11] P. Pettit, Républicanismeop. cit., pp.47-51 et 58-64.


Miguel Abensour, critique de la domination, pensée de l’émancipation

29 mai 2017

Hommage À Miguel Abensour (1939-2017)

Hommage à Miguel Abensour (1939-2017) : Critique de la domination et émancipation

Par Manuel Cervera-Marzal

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Miguel Abensour est né en 1939 dans une famille de culture juive. Il est mort à Paris le 22 avril 2017. C’est une figure importante de la pensée radicale contemporaine qui disparaît ainsi, une figure libertaire trop méconnue, qui a su actualiser la question de l’utopie à l’aune de la critique des totalitarismes du XXe siècle.

Pour lui rendre hommage, je mets à disposition ci-après pour le site Grand Angle l’introduction du livre que j’ai consacré  à son œuvre : Miguel Abensour, critique de la domination, pensée de l’émancipation (Paris, Sens&Tonka, 2013, pp. 13-42).

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Nous ne livrons pas ici un travail sur mais avec Miguel Abensour. Plutôt qu’une présentation de son œuvre, il s’agit de l’investir pour entrer en sympathie avec le mouvement même de sa pensée.

Deux tâches s’imposent à l’interprète : systématiser Abensour et le prolonger. D’abord, bien que d’une grande cohérence, les idées d’Abensour ne font jamais l’objet d’une présentation unifiée et synthétique. Elles sont au contraire disséminées dans des dizaines d’articles n’ayant à première vue pas grand chose en commun. Sa pensée est difficile à restituer car il ne s’agit pas d’un système philosophique. Abensour passe toujours par les textes des autres (Arendt, Lefort, Clastres, Saint-Just, etc.) pour construire le sien. Pour y voir plus clair dans une pensée de son propre aveu extrêmement complexe, il nous faut donc opérer une reconstruction systématique. Mais cette systématisation ne risque-t-elle pas de briser l’élan émancipateur qui se dégage à la lecture des textes de l’auteur ? Car l’on sait l’attention méticuleuse qu’Abensour accorde à l’écriture philosophique : ne jamais clore les débats, ne fournir aucune réponse toute faite ni aucune solution, bref, entretenir une inquiétude susceptible de conduire le lecteur à penser par lui-même. La reconstruction systématique de cette pensée permettrait d’en saisir plus clairement les tenants et les aboutissants mais aurait pour défaut majeur de trahir Abensour en apportant des réponses là où l’auteur prenait soin de préserver une écriture placée sous le signe de l’incertitude ? Pas nécessairement, car les éclaircissements et les « réponses » que nous apporterons visent moins à résoudre les énigmes qu’à les relancer, en déplaçant les termes, en les agençant autrement. Nos « réponses » ne mettront pas fin à la réflexion car l’étonnement philosophique sera préservé, réorienté et non refermé. Chaque solution entraînera une nouvelle question. De la sorte, nous resterons fidèles à Abensour, qui n’est pas l’avocat de l’absence de solution mais de l’absence de solution définitive qui viendrait clore la réflexion une fois pour toutes.

Systématiser la pensée d’Abensour pour la rendre plus abordable et opérante ne peut que nous conduire à prolonger Abensour. Car cette pensée est construite de manière à ce que l’interprète – qui s’attelle à éclaircir certains points que l’auteur avait laissés dans l’ombre – soit immanquablement porté vers de nouveaux territoires et de nouvelles interrogations. Paradoxalement, lorsqu’on cherche à recentrer cette pensée – puisque c’est cela, inévitablement, que de la systématiser – elle produit de nouveaux décentrements et perce des lignes de fuite qui conduisent le commentateur en des lieux imprévus. Le propre d’une grande philosophie est d’entraîner ses lecteurs sur un sol autre que celui qui l’a vu naître. La curiosité et l’éthique du chercheur nous incombent de ne pas refuser ce voyage. Prolonger Abensour implique de dépasser ses affirmations sans pour autant cesser de lui être fidèle. Nous ne lui poserons pas des questions qu’il ne s’est pas posées lui-même. En revanche, en amont, nous remonterons à la source de ses interrogations et, en aval, nous explorerons les conséquences et la portée de ses affirmations.

A –  Éléments biographiques

Miguel Abensour naît en 1939, dans une famille de lettrés et de juristes, orientés à gauche et d’origine juive. Après de brillantes études, il rentre rapidement au CNRS. En 1973, il défend sa thèse en droit et science politique, dirigée par Charles Eisenmann, devant un jury auquel participent Gilles Deleuze et Georges Lavau. Intitulée « Les formes de l’utopie socialiste-communiste. Essai sur le communisme critique et l’utopie », cette thèse n’a jamais été publiée.

La même année, il est reçu à la toute nouvelle agrégation de science politique. D’abord nommé à Reims, où il crée un centre de théorie politique et une revue, il entre ensuite à l’Université Paris-Diderot, où il enseignera jusqu’à sa retraite et où il est aujourd’hui professeur émérite.

En 1985, il est élu à la tête du Collège International de Philosophie, fondé deux ans plus tôt sous l’impulsion de François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt, en vue de décloisonner la discipline « Philosophie » et de la faire dialoguer avec les autres sciences sociales. Sa présidence, qui s’achève en décembre 1987, fut courte[1] mais prestigieuse, offensive et politique.

Il collabore aux revues Textures et Libre (avec Lefort, Castoriadis et Clastres), puis participe en 1992 à la fondation de la revue Tumultes. Parallèlement à son activité d’enseignant-chercheur, il effectue un important travail d’éditeur. A partir de 1974, il dirige la collection « Critique de la politique », aux éditions Payot et Rivages, qui introduit en France les travaux de l’Ecole de Francfort. Le manifeste de la collection, annexé à chacun des livres, propose « d’écrire sur le politique du côté des dominés, de ceux d’en bas » et ambitionne de « cerner les racines théoriques de la domination ». Géraldine Mulhmann, Etienne Tassin, Luc Ferry, Anne Kupiec, Martin Breaugh ou encore Philippe Reynaud rédigent leur thèse sous sa direction. Certains d’entre eux – les plus « critiques » – la publient ensuite dans sa collection. Les quatrièmes de couverture, assez longues et toujours rédigées par les soins d’Abensour, constituent une précieuse présentation des ouvrages.

Depuis sa retraite en 2006, et après s’être longtemps consacré au travail des autres, Miguel Abensour se concentre désormais sur ses articles, qu’il réunit et publie sous forme de recueils : Pour une philosophie politique critique (Paris, Sens et Tonka, 2009), L’homme est un animal utopique (Paris, Sens et Tonka, 2013) et Le procès des maîtres rêveurs (Paris, Sens et Tonka, 2013).

B –  Situation de Miguel Abensour

A suivre Françoise Proust, le philosophe intempestif pense et agit « à l’encontre » de son temps[2]. Ainsi de Descartes, invitant à ne pas croire ce qui a été donné pour vrai par la coutume et à refuser l’argument d’autorité, et de Kant, qui attaque la métaphysique classique au nom de la centralité nouvelle accordée au sujet de la connaissance. Une troisième posture intempestive incite à concilier un combat contre, visant la transformation du présent, à un combat pour, visant une société plus humaine qui ne peut advenir que par la médiation révolutionnaire. Miguel Abensour s’inscrit indéniablement dans cette posture. De sorte qu’à ses yeux, penser, c’est penser contre. C’est penser au milieu de gens qui ne pensent pas comme vous, penser à contretemps, « être coincé entre un passé qui vient trop tôt et un avenir qui vient trop tard ». Son travail se situe d’emblée dans un champ théorique agonistique. Sa philosophie est portée par un souci d’actualité et par les enjeux du temps présent.

Partant, on ne peut comprendre Abensour sans savoir à qui et à quoi il s’oppose. Pour identifier ses adversaires, il faut nous plonger dans le contexte, c’est-à-dire aborder son œuvre en situation. Entre 1970 et 1980, Abensour défend la philosophie politique contre les sciences sociales. L’adversaire désigné est alors le positivisme sous toutes ses variantes (structuraliste, marxiste, behavioriste), qui domine incontestablement l’université française de l’époque. Notre auteur y voit une fâcheuse sociologisation du politique qui, à l’instar de Foucault ou Althusser, confond la politique avec la domination au point d’en faire un pur rapport de forces. S’appuyant sur la philosophie politique, notamment d’Arendt et de Lefort, Abensour rappelle à ce beau monde que la politique est irréductible à la violence et qu’elle se définit comme une expérience de liberté.

Dans les années 1990, la conjoncture évolue : les sciences sociales connaissent un relatif affaiblissement, la philosophie suscite un regain d’intérêt et sort de l’obscurité dans laquelle l’avaient confiné l’histoire, l’économie et la sociologie. Mais Abensour refuse de se féliciter de ce renouveau de la philosophie politique[3] pour lequel il avait, semble-t-il, longuement combattu. Son scepticisme a pour cause que la philosophie politique renaissante ne correspond en rien à celle qu’Abensour appelait de ses vœux. Les années 1990 ne sont pas celles d’un « retour des choses politiques », c’est-à-dire d’une réactivation des « vraies questions », celles qui comptent : la souffrance de la classe la plus nombreuse, la critique de la domination et la visée de l’émancipation. On assiste, bien au contraire, à la « restauration »[4] d’une discipline académique conservatrice – la philosophie politique dominante, libérale, néokantienne – qui nous détourne des choses politiques jusqu’à les occulter, et vient ainsi renforcer l’ordre établi. Ce changement de contexte produit un changement de combat. Il ne s’agit plus de faire valoir la philosophie politique contre les sciences sociales mais de défendre une philosophie politique « authentique », « critico-utopique », contre une philosophie politique conservatrice, sclérosée et au service des puissants.

Peu adepte des attaques voilées et des circonlocutions, Miguel Abensour n’hésite pas à nommer l’adversaire. Il s’appelle Alain Renaut, Pierre Manent ou encore Marcel Gauchet. Il s’appelle aussi André Glucksmann qui, en posant l’équivalence « utopie = goulag »[5], raille cyniquement toute tentative de mettre fin aux injustices actuelles. Ou encore François Furet, qui n’hésite pas à conclure Le passé d’une illusion en lançant sentencieusement à tous les réformateurs : « Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons »[6]. Enzo Traverso, dans un texte en hommage à Miguel Abensour, moque d’ailleurs certains rédacteurs actuels du Livre noir du communisme[7] qui défilaient à l’époque dans les rues de Paris en arborant les portraits de Mao et Staline[8]. Miguel Abensour n’a pas, contrairement à Furet et Glucksmann, à se repentir d’une jeunesse stalinienne ou maoïste. Et c’est peut-être la raison pour laquelle, contrairement à eux, il n’a jamais eu besoin d’expier son passé en se convertissant à la démocratie libérale. A ses détracteurs, passés du drapeau rouge à celui du marché et de Marx à Tocqueville, Abensour rétorque avec justesse que, pour sa part, il n’a jamais succombé au chant des sirènes staliniennes. Et c’est probablement grâce à cette lucidité précoce que notre auteur a pu rester fidèle, jusqu’aujourd’hui, à ses engagements de jeunesse : l’émancipation et la cause des dominés.

La conjuration de l’utopie et de la révolution par la philosophie politique dominante n’est dans l’esprit d’Abensour qu’une version plus sophistiquée du fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Notre philosophe condamne cette pensée avec une véhémence qui mérite que l’on cite le propos : « Dans ce discours de légitimation de ce qui est, plus, de glorification d’une unidimensionnalité apparemment devenue inamovible, constituée d’une série d’indépassables, le capital, l’Etat, l’économie, etc., on peut reconnaître sans peine un symptôme de glaciation, de l’extinction de toute transcendance aussi bien théorique que pratique, l’entrée dans une immanence plate, grise, indéfinie. Au-delà de ces signes qui ne se réfèrent qu’à une partie du supposé réel, on peut diagnostiquer, dans l’anti-utopisme contemporain, la maladie sénile du bourgeoisisme thermidorien »[9].

Proche à certains égards de ce qu’Ernst Bloch avait appelé le « courant chaud » du marxisme, on comprend qu’Abensour ne puisse qu’opter pour le rejet de la glaciation intellectuelle libérale. Son combat rejoint alors sur plusieurs aspects celui de son confrère Jacques Rancière. Malgré une divergence quant au sort qu’il faut faire à la philosophie politique[10], ces deux penseurs s’accordent pour distinguer nettement la politique de la domination et pour souligner l’importance du dissensus. En cela, si l’on devait attribuer à Abensour des « camarades de lutte » parmi ses contemporains, il faudrait, outre Rancière et Lefort, mentionner Mouffe, Laclau, Balibar et Castoriadis. Contre une conception ordonnée ou ordonnatrice de la démocratie, Audric Vitiello a judicieusement parlé de « démocratie agonistique » pour désigner cette constellation intellectuelle qui s’efforce de penser le conflit comme une preuve de la vitalité démocratique plutôt que comme un dysfonctionnement social que la démocratie aurait pour tâche de résorber[11].

C –  La philosophie politique hors des sentiers battus

Il ne faudrait pas réduire la pensée abensourienne à une énième variante de l’apologie du conflit, qui se démarquerait de ses collaborateurs par son insistance particulière sur le conflit entre l’Etat et la démocratie. L’originalité de sa philosophie politique dépasse ce simple aspect des choses[12]. Plus profondément, Abensour nous entraîne hors des sentiers battus et confère à la réflexion philosophique de nouveaux objets.

Les préoccupations classiques de la philosophie politique ne sont pas à son goût. La classification des régimes, la limitation du pouvoir, le théologico-politique ou encore à la question de l’origine – contractuelle ou naturelle – de la société civile, toutes ces grandes questions de l’histoire des idées restent secondaires dans la réflexion d’Abensour. Les débats plus contemporains autour de la démocratie délibérative ou de la justice redistributive ne retiennent pas davantage son attention.

L’approche dominante considère généralement que les luttes populaires et les divisions sociales font obstacle à la réflexion philosophique sur les diverses thématiques mentionnées à l’instant. En troublant la tranquillité requise par le travail du philosophe et en contestant la prétention de ce dernier à indiquer au peuple ce qui est bon pour lui, le soulèvement des dominés mettrait en péril le travail philosophique. Le philosophe, enfermé dans sa tour d’ivoire ou perché dans le ciel des idées, se donnerait pour tâche de protéger sa sécurité et celle de ses collègues contre les folies du bas peuple. D’inspiration arendtienne dans sa critique de la corporation des philosophes qui, à l’instar de Platon, pensent la politique comme inférieure et subordonnée à la philosophie, la dénonciation abensourienne de la philosophie politique dominante se veut sans compromis à l’égard de ceux qui se consacrent à philosopher au service des puissants – le Léviathan de Hobbes, plaidoyer en défense de la restauration du pouvoir monarchique de Charles II, constitue ici le paroxysme de l’attitude dénoncée par Abensour.

Il ne s’agit pas tant de critiquer un contenu doctrinal que de dénoncer une attitude largement répandue chez les philosophes : la peur du peuple et de ses actions. Sur la question centrale de la nécessité de limiter le pouvoir, Abensour semble par exemple en accord avec les libéraux. Il rejette en revanche avec fermeté leur attitude agoraphobe – la fameuse crainte des masses – qui les conduit à dénoncer l’irrationalité de la foule, la jalousie des pauvres et l’ignorance crasse du grand nombre. Les propos de John Adams, pour qui richesse et vertu sont aussi indissociables que misère et perfidie[13], viennent confirmer cette vue des choses ; au même titre d’ailleurs que ceux de Joseph Schumpeter qui voit dans le citoyen typique un « primitif » qui « dès qu’il se mêle de politique régresse à un niveau inférieur de rendement mental »[14]. Le pendant théorique de cette agoraphobie ne réside-t-il pas dans le privilège accordé à la liberté des Modernes sur la liberté des Anciens ? La volonté de cantonner le peuple dans la jouissance de ses affaires privées[15] est étroitement liée à la crainte qu’une participation populaire directe à l’exercice du pouvoir ne conduise au désastre. Aussi, comme le dit Bernard Manin, craignant les désordres démocratiques et les conséquences de l’incompétence du grand nombre en matière politique, les tenants du gouvernement représentatif ont jugé bon que le peuple puisse consentir au pouvoir plutôt qu’y accéder[16].

Foncièrement réfractaire aux reflexes agoraphobes, la philosophie d’Abensour nous incite à investir de nouveaux objets. La typologie des régimes politiques, la séparation des pouvoirs et la justice redistributive sont délaissés au profit de l’agitation populaire et des désordres démocratiques qui, justement, constituent le danger aux yeux du philosophe politique classique. Abensour opère ainsi une conversion du regard par laquelle les choses politiques (action, conflit, émancipation, utopie) qui faisaient obstacle au penser sont soudain transformées en objet du penser de nature à ouvrir une terra incognita. Révolution copernicienne plaçant l’anti-philosophie au cœur de la nouvelle philosophie. Sous l’effet de ce retournement s’ouvre une brèche par laquelle s’engouffrent la révolte, l’insurrection, les divisions sociales, la révolution, l’émancipation, l’égalité, la domination, la servitude, l’utopie et la démocratie, qui viennent toutes se loger au cœur de la philosophie politique nouvelle.

Ce retour en force des choses politiques hier encore occultées sous les décombres d’une philosophie en réalité bien plus juridique que politique[17] est redevable à la phénoménologie. Le plaidoyer abensourien en faveur d’un « retour des choses politiques » n’est pas sans évoquer la réduction husserlienne et le « retour aux choses mêmes ». Il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de mettre entre parenthèse nos préjugés époquaux et de suspendre notre jugement en vue d’accéder à l’eidosauthentique de la chose. Outre sa proximité avec Marc Richir, Abensour se rapproche de la phénoménologie en raison de l’inspiration lefortienne de sa pensée ; et l’on sait combien la « pensée du politique » de Claude Lefort est redevable aux travaux de son maître, Maurice Merleau-Ponty[18]. Chez Abensour, la notion d’épochè vient à l’appui d’une philosophie du politique débarrassée des pesanteurs de l’idéologie ambiante. Mais le retour des choses politiques ainsi autorisé reste d’une grande fragilité. Cette redécouverte du politique, « loin de nous inciter à réemprunter les voies déjà frayées de la tradition, nous sommes, plutôt, d’ouvrir des voies inédites, tant ce retour n’a rien d’assuré, les choses politiques étant, dans le monde contemporain, menacées en permanence de disparaître »[19]. En systématisant la pensée abensourienne et en l’entraînant sur des sentiers qu’elle a indiqués du doigt sans réellement les emprunter, notre travail se voudrait être une contribution, modeste, au retour toujours menacé des choses politiques.

Avant de poursuivre, précisons qu’il nous arrivera souvent dans la suite de cet ouvrage de parler indistinctement de « philosophie » et de « philosophie politique » à propos de l’œuvre d’Abensour. Ceci se justifie par le fait que, comme l’écrivent Scheherezade Pinilla Cañadas et Jordi Riba, pour Abensour « toute philosophie est philosophie politique »[20]. Cela ne signifie pas qu’Abensour adhérerait à l’idée que « tout est politique » car, conscient des risques autoritaires d’une surpolitisation du social et d’une surévaluation du politique au détriment de l’autonomie des autres sphères (éthique, religieuse, juridique, économique, artistique, littéraire, etc.), notre auteur prend soin de mettre la politique en regard du « métapolitique ». Placer la politique face à un infini qui la dépasse (par exemple la religion ou l’humain) permet de relativiser son importance. Relativisation d’autant plus impérieuse qu’elle vient faire contrepoids à la quasi-totalité des écrits abensouriens, qui cherchent systématiquement à politiser des espaces qui ne l’étaient pas. A ce titre, le dernier ouvrage de l’auteur[21], consacré à Levinas, marque une inflexion. Pour la première fois, Abensour traite ouvertement et principalement du « métapolitique » – notion qui dans ses travaux antérieurs n’était évoquée qu’à de rares reprises et de manière très évasive.

Mais si tout n’est pas politique, comment peut-on néanmoins soutenir que toute philosophie est philosophie politique ? Bien que tout ne soit pas politique, Abensour n’hésite pas en revanche à reprendre la thèse rousseauiste, formulée dans Les Confessions et partagée par Montesquieu et Tocqueville, selon laquelle « tout tient à la politique »[22]. Notre auteur nous invite d’ailleurs à faire advenir dans les sphères non politiques ce qui est en question dans la sphère politique : « l’homme socialisé », la « liberté » dirait Arendt. « Non pas sous la forme d’une politisation généralisée de toutes les sphères, mais il s’agirait plutôt de faire en sorte que la question énoncée par le politique et dans le politique connaisse une résonance et une réponse, une solution ou encore une traduction spécifique dans chacune des sphères »[23]. Puisque tout tient, ou devrait tenir, à la politique, le légitime refus du politisme (qui identifie la totalité à un modèle politique) ne doit pas conduire à un point de vue antipolitique (qui oublierait que tout a à voir avec la politique). Il existe des phénomènes qui ne sont pas politiques, mais ils sont tous susceptibles d’être interprétés politiquement. On peut donc raisonnablement en déduire qu’aux yeux d’Abensour toute philosophie est philosophie politique. S’il en allait autrement, la séparation de la philosophie et de la politique aurait « pour corrélat la séparation de la philosophie et de la liberté »[24].

D –  Une nouvelle forme de pensée : la philosophie comme interrogation sans fin

Plus qu’un simple renouvellement des objets de la philosophie politique classique, Miguel Abensour nous invite à modifier notre manière de penser. Contre tous les dogmatismes, conservateurs ou révolutionnaires, le philosophe fait désormais de l’inquiétude le lieu de son séjour. Sa tâche n’est plus d’apporter des réponses aux grandes questions qui taraudent l’humanité mais de donner à penser à ses lecteurs et de susciter l’interrogation de son entourage. La philosophie n’est plus un discours de vérité mais une interrogation sans fin. La réflexion ne peut jamais se donner pour achevée, sous peine de se renier. Comme Lefort l’écrivait à propos de la société démocratique, Abensour considère que la philosophie politique se trouve aujourd’hui confrontée à la « dissolution des repères de la certitude »[25]. Le philosophe, qui à l’image de Socrate ne diffère ici nullement du citoyen, fait l’épreuve d’une « indétermination dernière quant au fondement du Pouvoir, de la Loi, du Savoir ».

Une précision de taille mérite notre attention. Comme mentionné plus haut, la conception de la philosophie comme interrogation sans fin ne signifie pas que toute réponse soit désormais interdite – il faut bien valider certaines affirmations si l’on souhaite avancer dans la réflexion[26] – mais que toute réponse définitive est prohibée. Le philosophe peut sans crainte formuler des conclusions, à condition que celles-ci produisent de nouvelles interrogations. Une question attend évidemment toujours une réponse. Mais la spécificité d’Abensour est que, dans sa pensée, la réponse à une question ne peut que prendre la forme d’une nouvelle question. L’enquête philosophique progresse ainsi de problème en problème.

L’incertitude philosophique est étroitement liée à l’indétermination politique. Autrement dit, l’impossibilité d’apporter une solution théorique aux problèmes philosophiques résulte d’une autre impossibilité, celle d’apporter une solution pratique aux problèmes politiques. La philosophie politique se caractérise ainsi par une structure analogue à celle de son objet, la politique. Nous sommes dans les deux cas plongés dans l’univers du doute et de l’incertitude. Le lien qui relie philosophie et politique est tel que, selon Abensour, « l’avènement irréversible de la solution politique en tant que fin ruine l’existence et la signification de la permanence de la question politique »[27]. Aussi, pour éviter que ne périssent à la fois la philosophie et la politique, l’auteur nous invite à ne pas oublier la thèse aristotélicienne selon laquelle les choses politiques se caractérisent par « une indétermination telle que soit infirmée à leur propos l’idée même de solution et rendue inconcevable « l’idée d’un face-à-face avec la politeia accomplie » »[28].

Le choix de l’indétermination philosophique conduit Abensour à s’opposer aussi bien au véridisme platonicien qu’au systémisme hégélien. Platon accorde au philosophe le privilège exorbitant de l’accès à la Vérité. Puisqu’il est normal que ceux qui savent décident, le philosophe, détenteur du savoir absolu, hérite du monopole du pouvoir. La cité se trouve ainsi régie par les bons soins du philosophe-roi. Aux yeux d’Abensour, deux problèmes découlent d’une telle conception de la philosophie. Le premier est que la philosophie platonicienne n’est au final qu’une tentative de sécuriser la corporation des philosophes et d’assurer sa supériorité naturelle, intellectuelle et politique sur le reste des citoyens. Le second, lié au premier, est que l’impression de détenir un savoir véridique conduit le philosophe à s’exprimer sur un ton autoritaire que n’adoptera pas celui qui a conscience de la finitude de son savoir. Autrement dit, une philosophie de la Vérité ne peut que conduire à une politique de l’autorité. Véridisme et autoritarisme sont comme les deux doigts de la main. On retrouve ici l’analogie structurelle entre philosophie et politique. Abensour rejette donc vigoureusement le platonisme. Cette philosophie de la vérité, horrifiée par la doxa démocratique, se prolonge au-delà de son seul fondateur ; Abensour en voit des résurgences chez Heidegger ou plus récemment chez Alain Badiou.

Outre le platonisme, notre auteur s’en prend au systémisme hégélien. Une véritable philosophie politique ne peut d’après lui qu’être « post-hégélienne »[29]. Aux yeux d’Abensour, Hegel développe une philosophie de la systématicité ou du système. Au niveau conceptuel, le réel est ramené au rationnel de sorte que le singulier est subsumé sous la figure de l’Un. Aucun sujet ni aucune action ne peut revendiquer une quelconque singularité puisqu’ils sont tous compris comme la manifestation d’un même Esprit. Chaque événement, y compris le plus extraordinaire, s’inscrit dans une même trame historique à laquelle il ne peut rien changer. La correspondance entre le réel et le rationnel empêche Hegel d’accorder au singulier sa véritable singularité. Le pendant politico-pratique de cette construction conceptuelle de l’Un est l’Etat. Ce dernier incarne l’universel et réunit en lui les êtres par-delà leurs différences. Il n’existe donc aucun sujet politique, individus ou organisations, puisque toute singularité n’est jamais qu’un agent inconscient au service de l’Etat universel et rationnel. « Il existe en ce sens, écrit Abensour, un rapport consubstantiel entre la systématicité philosophique et la structure de l’État comme totalité spirituelle organique »[30]. A l’instar de nombreux post-hégéliens, Abensour s’insurge contre ce savoir absolu qui néglige la singularité dont il prétend pourtant donner le sens. Il reproche à Hegel son incapacité à penser l’extérieur en tant que tel, sans s’efforcer de le domestiquer ou de le maitriser en l’insérant dans une totalité dialectique. La nouveauté est inconcevable pour ce système philosophique qui rabat l’altérité sur l’identique.

Nous pouvons supposer que cet anti-hégélianisme abensourien s’est trouvé motivé par sa lecture du Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze[31]. Car l’on retrouve chez ces trois auteurs (Nietzsche/Deleuze/Abensour) un effort commun pour penser la réalité en tension entre des couples conceptuels, sans ne jamais abandonner aucun des deux pôles. Cette tentative de philosopher sur le mode de la tension s’oppose aussi bien à une pensée ontologique recherchant l’essence de l’être qu’à une pensée systémique se donnant pour finalité la formulation d’une philosophie achevée. Le refus de trancher les dichotomies traditionnelles de la philosophie (idéalisme/matérialisme, subjectivisme/objectivisme, transcendance/immanence, etc.) couplé au refus de sortir de ces dichotomies (« elles doivent être dépassées ») installe le penseur dans l’indétermination philosophique dont nous parlions plus haut. L’incapacité à choisir une option au détriment de l’autre n’est pas vue comme une faiblesse mais comme une force. Les tensions sont à la fois irréductibles (il est vain d’essayer de les résoudre ou d’en sortir) et fécondes (elles produisent de précieux effets théoriques et pratiques). Le philosophe pratique ainsi son activité dans une constellation saturée de tensions « d’où peut surgir un pouvoir à la fois destructeur et libérateur »[32]. Il fait de l’inquiétude l’élément de son séjour et congédie de la sorte l’idée même de solution. Interrogation sans fin, la philosophie requiert de celui qui la pratique une vigilance sans répit. Sans cette attention de chaque instant visant à préserver l’équilibre instable de la pensée, le philosophe aura tôt fait de fuir les tensions pour aller se réfugier dans les bras mortifères d’une vérité platonicienne ou d’une synthèse hégélienne.

E –  Lecture critico-salvatrice et écriture silencieuse

La manière de penser de Miguel Abensour ainsi que l’attention portée au retour des choses politiques le conduisent à adopter une herméneutique et une écriture particulières. D’une part, lorsqu’Abensour étudie un auteur, il met en place une lecture critico-salvatrice consistant à faire jouer l’auteur contre lui-même dans l’objectif de libérer les potentialités émancipatrices de son texte. D’autre part, Abensour pratique une écriture silencieuse qui en dit assez pour éveiller la curiosité de son lecteur mais en dit suffisamment peu pour laisser le lecteur sur sa faim et l’amener à poursuivre l’enquête philosophique par lui-même.

S’il faut s’arrêter un instant sur la méthode de lecture mise en œuvre par Abensour c’est que l’immense majorité de ses textes se présentent sous la forme de commentaires de ce qu’ont écrit ses prédécesseurs. Miguel Abensour est tellement imprégné des textes des autres qu’il ne s’en distancie souvent que par la manière dont il les agence. Il n’aborde presque jamais directement les questions philosophiques. Il ne le fait qu’à travers l’exégèse de ce que d’autres en ont dit ; de sorte que dans ses articles il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de l’avis d’Abensour de ce qui n’est qu’un commentaire de l’auteur étudié. Abensour se consacre à des auteurs aussi différents que Pierre Leroux, Hannah Arendt, Karl Marx, Pierre Clastres, Emmanuel Levinas, Claude Lefort, Walter Benjamin, Leo Strauss et Thomas More. Chacun d’entre eux est abordé dans une double visée critique et salvatrice.

L’hypothèse de lecture d’Abensour est que le texte qu’il étudie (qu’il s’agisse de Levinas, de Marx ou d’un autre) est clivé entre une orientation émancipatrice latente et une orientation idéologique et dogmatique. L’enjeu, pour le lecteur qu’est Abensour, est donc de critiquer le texte, au sens étymologique du verbe « critiquer », c’est-à-dire de séparer le bon grain de l’ivraie. Ce tri, qui distingue dans le texte ce qui relève de l’émancipation et ce qui au contraire y fait obstacle, vise à sauver le texte de lui-même. La critique sert donc au sauvetage du texte. Lire devient synonyme de sauver. L’herméneute part du principe qu’un texte en sait toujours plus que son auteur et cherche à comprendre l’auteur mieux qu’il ne se comprenait lui-même. Mais cette « meilleure compréhension » n’est pas une interprétation surplombante qui, de l’extérieur, viendrait contredire les propos de l’auteur. Car l’originalité de la critique salvatrice abensourienne est d’être immanente au texte étudié. Lorsqu’il lit Marx, Abensour ne mobilise pas contre lui Kant ou Hegel. Il n’impose pas à Marx des critères d’évaluation venus d’en haut ou de l’extérieur. C’est Marx lui-même qui sert de point d’appui à la critique de Marx. De même avec Levinas, Saint-Just et Leroux. La lecture critico-salvatrice présente donc l’originalité de faire jouer un auteur contre lui-même. Sauver un texte de lui-même, certes, mais toujours le sauver par lui-même, grâce à lui.

Les textes d’Abensour sont écrits pour sauver d’autres textes apparemment insignifiants (Leroux, More), disqualifiés pour raison idéologique (Marx, Saint-Just, Strauss) ou tout simplement relégués au second plan de l’histoire des idées (Clastres, Levinas, Lefort). Dans chacun d’eux Abensour établit la présence d’un lien ténu à l’émancipation. L’important n’est pas l’objet du texte mais la manière dont ce texte va rendre visible des mécanismes de pensée qui ouvrent à une perspective subversive pour la vérité du présent. En faisant jouer une pensée contre elle-même, Abensour initie un « processus de libération des textes »[33]. Lire un écrit contre lui-même pour en révéler les potentialités émancipatrices qui, avant l’entreprise critico-salvatrice, restaient enfouies sous les aspects moins glorieux (idéologiques, dogmatiques) du même texte.

La méthode de lecture abensourienne – faire jouer un texte contre lui-même – se déploie ainsi au service d’une éthique lectorale[34] : sauver le texte en révélant sa complicité secrète avec l’émancipation. La lettre du texte recouvre un sens caché qu’il s’agit de mettre à jour. La signification est toujours en excès sur le concept. En ne s’attachant qu’au contenu doctrinal sans prêter attention aux dispositifs textuels mis en œuvre, les interprétations littérales passent à côté de leur objet et de l’émancipation. Ce type de lecture, adoptant une interprétation platement réaliste, se révèle incapable de « délivrer de leur enfermement les significations demeurant dans le gisement ignoré de l’auteur lui-même »[35].

L’écriture d’Abensour fait l’objet d’un effort d’élaboration aussi profond que celui qui sous-tend son herméneutique critico-salvatrice. Le lien à l’émancipation constitue là encore une préoccupation centrale. De même que l’éthique lectorale révèle les potentialités émancipatrices du texte étudié, l’écriture d’Abensour est guidée par le souci de « façonner » un certain type de lecteur : un lecteur émancipé. Pour ce faire, il s’agit moins de produire une théorie de l’émancipation que l’on livrerait toute faite que de créer chez le lecteur des sentiments qui l’orientent vers une interrogation libertaire et suscitent chez lui le désir de prolonger le mouvement de pensée en direction de la liberté. Le but n’est pas de faire des lecteurs des adeptes d’une doctrine (par exemple socialiste) mais des hommes libres dont l’esprit, aiguisé par la lecture, est propre à inventer par lui-même les conditions d’une existence plus humaine.

Pour mettre le lecteur sur les rails de l’émancipation, Abensour adopte une écriture silencieuse. Sa prose, extrêmement prudente, refuse d’affirmer des thèses et préfère avancer des hypothèses. Et lorsqu’il se risque à avancer une idée qui lui est propre, il le fait au conditionnel et sur la forme interrogative : « Ne pourrait-on pas supposer que…? » « Ne devrait-on pas essayer de… ? » Ses conclusions d’articles ou d’ouvrages n’apportent bien souvent aucune réponse univoque à la question soulevée en introduction. Parfois même, comme dans Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, la dernière page du livre s’achève par la même question que celle formulée à la première page de l’introduction[36]Comme si les deux-cent soixante pages de l’ouvrage avaient été écrites « pour ne rien dire ». Ecriture silencieuse, donc, mettant en place des procédés textuels issus de la volonté de penser sous le signe de l’inquiétude et de l’incertitude.

Pour autant, la méthode d’exposition des idées peut s’éloigner, sans la trahir, de la méthode d’élaborationde ces idées ; et l’on aurait donc pu imaginer qu’Abensour fasse usage d’une écriture plus directe, affirmative et sûre d’elle-même, bref, d’une écriture qui apporte des réponses à ses lecteurs. Il s’y refuse pour une double raison. Formuler des réponses c’est inévitablement être tenté de les imposer etempêcher le lecteur de penser par lui-même donc d’accéder aux réponses de manière autonome. Abensour trouve donc un double avantage dans cette écriture silencieuse conçue « pour ne rien dire ». Mais le côté délibérément provocateur de cette expression – « écrire pour ne rien dire » – ne doit pas être mésinterprété. « Ne rien dire » est une qualité puisque le silence du philosophe permet à ses lecteurs de s’exprimer. Il laisse vide et accessible l’espace de déploiement de leur propre autonomie. Cette écriture silencieuse n’est donc pas l’écriture « muette » condamnée par Platon (à la fin du Phèdre) en raison de son caractère figé et de son incapacité, quand elle est contestée, à se défendre et à polémiquer avec son adversaire. L’écriture silencieuse aura beau tomber entre les mains des puissants, ils ne pourront l’instrumentaliser puisque par définition on instrumentalise une doctrine ou un contenu idéologique ; ce que précisément, de par son silence, l’écriture d’Abensour n’est pas et refuse d’être.

Si cette écriture est silencieuse c’est donc, rétorquera-t-on, qu’elle est sans effet et que les mots d’Abensour n’ont aucune force, puisque le silence est impuissance ? Une pensée réduite au silence n’est-elle pas d’emblée hors du jeu et donc, quelque part, inutile ? Loin de là. Comme nous le verrons au cours de ce travail, cette écriture modeste n’empêche en rien l’audace de la pensée. Qui plus est, « écrire pour ne rien dire » n’équivaut pas à « ne rien dire », car dans ce cas on n’écrit tout simplement pas. La force des mots emprunte des voies parfois autrement plus subtiles que celle du plaidoyer idéologique. Ce sont ces voies qu’Abensour entreprend de nous faire découvrir.

F –  L’impasse des nouvelles pensées critiques : pensée de l’émancipation Vs. critique de la domination

Notre travail, qui part de la volonté de systématiser et de prolonger la pensée d’Abensour, trouve en réalité sa motivation la plus profonde dans l’espoir qu’à l’aide de ce philosophe il nous sera possible de sortir de l’impasse dans laquelle semblent s’être enfermées les « nouvelles pensées critiques »[37]. Nous faisons l’hypothèse que les travaux d’Abensour ont fortement contribué à mettre en évidence cette impasse et ont été guidés par le souci d’élaborer une « sortie de crise ». Qu’Abensour soit un penseur non des « solutions » ni des « dépassements » mais de la « tension des contraires » se vérifie dans le fait que, pour sortir de la crise intellectuelle dans laquelle sont actuellement plongées les nouvelles pensées critiques, notre auteur ne cherche pas ni à congédier les deux paradigmes concurrents, ni à les synthétiser, mais à les articuler pour les sauver l’un par l’autre.

Mais de quelle crise s’agit-il ? Ne devrait-on pas plutôt admettre que les théories critiques se portent actuellement assez bien ? Malgré la domination persistante de l’idéologie libérale, on assiste en effet, depuis les années 1970, à une floraison importante de nouvelles pensées critiques. Un rapide aperçu des visages de ce renouveau contestataire vient témoigner de sa vivacité. Les nouvelles théories de l’impérialisme (Robert Cox, David Harvey, Leo Panitch) côtoient celles du capitalisme (Elmar Altvater, Robert Brenner, Giovanni Arighi), de l’Etat-nation (Benedict Anderson, Jürgen Habermas, Etienne Balibar, Giorgio Agamben) et du communisme (Michael Hardt et Toni Negri). D’autres penseurs, moins concentrés sur l’analyse du système contemporain que sur les sujets capables de le renverser, portent leur attention sur l’évènement démocratique (Jacques Rancière, Alain Badiou, Slavoj Zizek), les postféminités (Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak), la lutte des classes (E.P. Thompson, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera) et les identités conflictuelles (Nancy Fraser, Axel Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson)[38]. Face à une telle profusion de pensées critiques, aujourd’hui plus nombreuses que jamais, pourquoi parler de « crise » ?

En réalité, pour reprendre la vieille dichotomie quantité/qualité, le problème n’est pas tant l’absence de penseurs critiques que l’impasse théorique dans laquelle ceux-ci semblent s’être progressivement enfermés. Cette impasse est double puisqu’elle prend la forme d’une alternative dont chacune des deux voies se révèle sans issue. D’un côté, la critique de la domination (dont l’archétype serait la sociologie critique de Pierre Bourdieu) qui, partant du constat de l’inégalité (pour la dénoncer), néglige les capacités politiques des dominés et en vient à nier toute possibilité d’auto-émancipation. De l’autre côté, la pensée de l’émancipation (dont l’archétype serait la philosophie politique de Jacques Rancière) qui, partant du postulat de l’égalité (c’est-à-dire de la capacité politique de « n’importe qui »), néglige les contraintes sociales qui freinent les processus d’émancipation populaire et reste aveugle à l’efficacité des mécanismes de domination.

Le « débat Bourdieu/Rancière » – symptomatique de la situation générale dans laquelle se trouvent l’ensemble des pensées critiques – place donc la politique dans une situation inconfortable où se disputent critique de la domination et pensée de l’émancipation, sociologie et philosophie, dénonciation des inégalités et pensée de la liberté. Au niveau français, le débat domination/émancipation s’est polarisé autour des figures de Bourdieu[39] et Rancière[40]. Luc Boltanski[41], Jean-Claude Passeron et Claude Grignon[42] ou, plus récemment, Philippe Corcuff[43] et Charlotte Nordmann[44] sont intervenus dans la discussion. Il n’est pas nécessaire pour saisir l’enjeu du débat de présenter une énième fois la théorie bourdieusienne de la dépossession et la pensée politique de Rancière. Le problème est parfaitement résumé sur la quatrième de couverture de l’ouvrage Bourdieu/Rancière de Charlotte Nordmann et mérite à ce titre d’être cité in extenso : « Deux conceptions de la politique se trouvent ainsi opposées : la première [Bourdieu] insiste sur les mécanismes de la monopolisation et de la dépossession intellectuelles et politiques, et semble à première vue drastiquement limiter les possibilités concrètes d’émancipation ; la seconde [Rancière], dans un geste que l’on pourrait dire pragmatiste, pose qu’une politique de l’émancipation authentique doit partir du postulat de l’égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut que nous enfermer dans le cercle de la domination et de l’impuissance. La théorie sociologique de la politique est-elle condamnée à ignorer ce qui dans l’espace interrompt la reproduction indéfinie de la domination ? La position de Rancière n’est-elle pas marquée du sceau de l’idéalisme ? »

L’embarras est sensible lorsque l’on s’interroge, par exemple, sur le sort qu’il faut réserver à la notion d’« aliénation ». La conserver, comme le fait Bourdieu à travers son concept de « dépossession », n’est-ce pas affirmer que les individus ne savent pas ce qu’ils veulent et qu’ils ont besoin du théoricien pour parvenir à saisir le sens de ce qu’ils font ? « N’est-ce pas prétendre juger à leur place de ce qui est bon pour eux, s’arrogeant ainsi une position de maîtrise »[45] contradictoire avec le projet d’autonomie que l’on cherche à défendre ? Il faudrait alors, à l’instar de Rancière, abandonner la notion. Mais, si les individus ne sont plus aliénés et que leurs choix sont pleinement éclairés, restent-ils encore des raisons valables de critiquer à la racine l’ordre établi ? S’ils choisissent librement leur sort, et quand bien même l’on jugerait ce sort ignoble, ne doit-on pas respecter leur choix et renoncer à la praxis révolutionnaire ? Difficile dilemme, donc, entre critique de la domination et pensée de l’émancipation. Abandonner Rancière au profit de Bourdieu se révélerait aussi mortifère que l’inverse. Critique de la domination et pensée de l’émancipation sont aussi nécessaires l’une que l’autre. Le drame est qu’elles semblent aujourd’hui mutuellement exclusives et profondément incompatibles.

Mais le débat Bourdieu/Rancière n’est-il pas qu’une querelle locale, française voire parisienne, finalement sans grand rapport avec l’état global des nouvelles pensées critiques qui, comme nous le voyons à la nationalité des penseurs susmentionnés, se caractérisent par leur caractère plurinational ? Autrement dit, au nom de quoi peut-on affirmer que la controverse Bourdieu/Rancière est représentative d’une crise plus large qui affecte la constellation des pensées critiques dans son ensemble ? Et, deuxième problème, que vient faire Abensour dans cette affaire ? Qu’a-t-il à voir avec le débat Bourdieu/Rancière et avec l’impasse « critique de la domination Vs. pensée de l’émancipation » ? Ces deux questions trouvent leur réponse respective dans un seul et même article de Miguel Abensour intitulé « Pour une philosophie politique critique ? » et publié la première fois en 2002 puis repris en 2009 dans le recueil d’articles éponyme[46].

Dans cet article, Miguel Abensour identifie deux pôles antagoniques de la pensée critique contemporaine. A bien des égards ces pôles rappellent l’alternative Bourdieu/Rancière définie ci-dessus. Le premier pôle – qui désigne la Théorie critique de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse) – a pour mérite d’avoir su élaborer une critique extrêmement fine de la domination, en identifiant avec pertinence les facteurs, les formes et les niveaux de la domination. Mais la théorie critique – aussi appelée « critique de la domination » – a pour défaut de tendre au catastrophisme, c’est-à-dire de considérer la domination comme un destin auquel on ne peut échapper. Le ressort conceptuel de ce catastrophisme est l’idée malheureuse qui identifie politique et domination. Puisqu’il n’y a pas de société sans politique, il n’y a pas de société sans domination. Cette dernière est donc inévitable. Et lorsque la critique de la domination évite le piège du catastrophisme, c’est pour sombrer aussitôt dans un autre travers, que nous appellerons substitutisme, et qui repose sur l’idée que les opprimés étant ignorants des injustices qu’ils subissent, ils ne pourront en sortir que grâce à l’intervention extérieure du sociologue qui viendra les éclairer de son savoir tout-puissant.

Le second pôle de la pensée critique – qu’Abensour nomme indistinctement « paradigme politique », « pensée de l’émancipation » et « philosophie politique » – évite le catastrophisme de la Théorie critique en pensant la politique séparément de la domination et en l’associant à la liberté. La politique désigne donc désormais la capacité du peuple à briser le règne de la domination. Ce second pôle évite le substitutisme en reconnaissant aux dominés des capacités politiques leur permettant de devenir les propres acteurs de leur libération. Mais cette philosophie politique – dont Claude Lefort et Hannah Arendt sont aux yeux d’Abensour les deux principaux représentants – a pour défaut de tendre à l’irénisme, c’est-à-dire d’effacer les phénomènes de domination et d’inégalités au profit d’un espace politique lisse et sans aspérité, conçu sur le modèle d’un échange entre participants égaux. Sur ce point, la pensée de l’émancipation fait donc moins bien que la critique de la domination qui, pour sa part, avait su percevoir la prégnance de la domination et sa profonde complexité.

Abensour élabore ainsi dans cet article une opposition entre deux pôles de la pensée critique qui sont tous deux nécessaires, pourtant incompatibles, et chacun menacés de dériver. Ces deux pôles – Ecole de Francfort Vs. philosophie politique de Lefort et Arendt – correspondent de manière frappante au pôle bourdieusien et au pôle rancièrien identifiés plus haut. L’enjeu du débat et la ligne de partage sont les mêmes. Le catastrophisme de l’Ecole de Francfort n’est que l’autre nom du fatalisme (ou du domino-centrisme) de Bourdieu. Et l’irénisme de Lefort et Arendt n’est finalement rien d’autre que l’idéalisme de Rancière. Le paradigme de la critique de la domination, chez Bourdieu comme chez Adorno, établit une critique sociologique féconde des structures oppressives de la société contemporaine mais, dans un cas comme dans l’autre, cette critique est comme « fascinée » par la domination qu’elle dénonce, au point qu’elle ne parvient pas à penser la possibilité d’en sortir pour les acteurs qui la subissent. A l’inverse, le paradigme de la pensée de l’émancipation, chez Rancière comme chez Arendt et Lefort, invente une pensée du politique laissant place à l’émergence des processus de subjectivation et de libération maisaboutit à sous-estimer le poids des déterminismes sociaux et des contraintes structurelles qui freinent inévitablement les luttes d’émancipation.

La conséquence pratique du catastrophisme propre à la « critique de la domination » est un substitutisme selon lequel les dominés ne peuvent trouver leur salut que grâce à l’intervention extérieure du savant (politicien social-démocrate, militant professionnel de la révolution, féministe occidentale anti-voile, etc.) : « les dominés sont bien trop aliénés pour pouvoir s’ériger en agent essentiel de leur propre libération, il faut donc que quelqu’un le fasse pour eux ». A l’inverse, la conséquence politique de l’irénisme propre à la « pensée de l’émancipation » est un spontanéisme selon lequel l’expérience des dominés se suffit à elle-même et leur permet de sortir de leur assujettissement sans aucune médiation: « le poids de la domination est si faible que les dominés peuvent à chaque instant s’en défaire, sans qu’il faille pour cela s’être préalablement préparé ou organisé, ni avoir sollicité aucune aide ». Selon la critique de la domination « on accède à l’autonomie par la contrainte » et selon la pensée de l’émancipation on « accède à l’autonomie tout seul ». L’enjeu politique central est donc de montrer qu’on accède à la liberté ni seul, ni contraint. Ce défi pratique est un corollaire à l’enjeu philosophique de cet ouvrage : sortir de l’impasse entre critique de la domination et pensée de l’émancipation.

Rancière, Bourdieu, Lefort, Arendt et l’Ecole de Francfort ne sont ici que des exemples d’une crise qui affecte plus largement l’ensemble des nouvelles pensées critiques et dont on trouve trace chez chacun des théoriciens de cette constellation. Ramenée à sa plus simple expression, cette crise est donc l’expression d’une tension entre deux impératifs qui s’imposent à tout théoricien critique : analyser les mécanismes de domination et concevoir la possibilité des processus d’émancipation, critiquer la domination et penser l’émancipation. Au grand dam d’Abensour, la pensée critique contemporaine s’est enfermée dans une impasse où satisfaire un de ces deux impératifs conduit quasi-automatiquement à sacrifier le second.

Mais toute critique de la domination est-elle destinée à sombrer dans le fatalisme (l’émancipation est impossible) ou dans le substitutisme (le salut du peuple ne peut venir que du théoricien critique qui l’éclairera de son savoir) ? Et, à l’inverse, toute pensée de l’émancipation s’égare-t-elle inévitablement dans l’idéalisme (qui surévalue les capacités populaires) ou l’irénisme (qui oublie l’importance du conflit et le poids des rapports de domination) ? Si tel est le cas, le projet d’émancipation se trouve, sinon invalidé, du moins sérieusement hypothéqué.

Pourtant, à travers l’élaboration d’une « philosophie politique critique », l’œuvre de Miguel Abensour n’ouvrirait-elle pas une voie étroite qui, par endroits, laisserait entrevoir la possibilité de concilier critique de la domination et pensée de l’émancipation ? Salutaire opportunité de déplacer l’alternative « paradigme critique ou paradigme politique » vers l’articulation « paradigme critique et paradigme politique ». Avançant sur le fil du rasoir, et avec extrême délicatesse, Miguel Abensour esquisserait pour nous les conditions de possibilité d’une pensée politique et critique qui parte à la fois du constat d’inégalités et du postulat d’égalité.

Comment critiquer la domination bureaucratique et l’exploitation capitaliste sans faire de ceux qui les subissent les victimes de structures toutes-puissantes dont elles ne pourraient se libérer que grâce à l’intervention extérieure d’un tuteur-pédagogue (politicien social-démocrate, professionnel léniniste de la révolution, prophète écologiste-décroissant ou militante féministe anti-femme voilée et anti-prostitution) ? Comment penser la politique autrement que comme rapport de forces et de domination, sans pour autant verser dans une philosophie idéaliste excessivement indifférente aux enseignements de la sociologie critique ? La solution est loin d’être évidente. Mais nous posons l’hypothèse et nous prenons le pari qu’en mettant nos pas dans ceux de Miguel Abensour nous trouverons des ressources pour affronter ce défi.

Dans la crise actuelle des pensées critiques, chacun semble donc sommé de choisir son camp en abandonnant soit Rancière, soit Bourdieu. Ce choix est d’autant plus tragique qu’au fond nous sentons bien que pour parvenir à une émancipation effective, notre pratique politique ne peut se passer ni de Bourdieu ni de Rancière, ni de l’Ecole de Francfort ni de Lefort. La tâche et l’enjeu de la philosophie politique critique qu’a tenté d’élaborer Miguel Abensour est donc de nous faire passer de l’alternative – critique de la domination ou pensée de l’émancipation – à l’articulation – critique de la domination etpensée de l’émancipation. Pour réussir à combiner ces deux paradigmes que tout semble aujourd’hui opposer, il faut cerner la racine théorique du problème, c’est-à-dire le biais conceptuel et l’erreur d’analyse qui, au départ, ont précipité les nouvelles pensées critiques dans l’impasse et l’alternative mortifère où elles se trouvent actuellement plongées.

Après avoir identifié ce biais conceptuel, nous serons en mesure d’envisager à nouveaux frais, et peut-être même de réconcilier, critique de la domination et pensée de l’émancipation. A en croire Miguel Abensour, le jeune Etienne de la Boétie fut le premier à localiser la racine théorique du problème. Il s’agit de l’idée qu’il existerait une opposition de principe, une rupture imperméable et une séparation infranchissable entre émancipation et domination, entre liberté et servitude. Transposée du plan politique au plan éthique, cette hétérogénéité absolue de l’émancipation et de la domination correspond à l’idée que le Bien serait toujours pur de tout Mal, et réciproquement. Mais la question éthique n’est pas le sujet d’Abensour, et l’idée que combat toute son œuvre est donc celle, universellement acceptée et aujourd’hui tellement répandue, selon laquelle l’émancipation aurait la pureté du cristal, serait vierge de toute trace de domination et s’opposerait irrémédiablement et par définition à toute forme d’oppression et de violence. C’est cette réification-absolutisation de l’opposition entre domination et émancipation qui a conduit les pensées critiques à s’enfermer dans l’impasse « critique de la domination Vs. pensée de l’émancipation ».

Contre ce travers conceptuel, et pour sortir de la crise théorique actuelle, la contribution centrale d’Abensour est d’avoir mis en évidence l’existence d’une dialectique de l’émancipation, c’est-à-dire d’« un mouvement paradoxal par lequel l’émancipation est exposée à se retourner en son contraire et à donner naissance à de nouvelles formes de domination et de servitude, malgré l’impulsion libératrice de départ »[47]. Contrairement à ce que d’aucuns s’imaginent, le projet émancipateur moderne est donc marqué d’une impureté fondamentale. Émancipation et domination n’entretiennent pas un rapport d’extériorité ou d’exclusion mutuelle mais sont bel et bien liées par un rapport d’intériorité. Là réside le scandale en même temps que la profonde découverte de Miguel Abensour : l’émancipation est travaillée de l’intérieur par la domination. La servitude traverse la liberté en son cœur et jaillit en son sein. L’émancipation n’est donc plus tant – ou plus seulement – menacée par les attaques extérieures mais d’abord par elle-même. Elle devient son propre bourreau de sorte que, comme l’écrivait La Boétie, il n’est pas besoin de tyran, puisque c’est le peuple qui s’asservit et se passe la corde au cou.

En quoi la mise en évidence du rapport d’intériorité entre domination et émancipation permet-elle de sortir de l’impasse « critique de la domination Vs. pensée de l’émancipation » ? Comment l’hypothèse d’une dialectique de l’émancipation permet-elle d’échapper à l’alternative mortifère entre Bourdieu et Rancière, entre Adorno et Lefort ? Tant qu’émancipation et domination sont conçues sur le mode de l’exclusion mutuelle, c’est-à-dire tant qu’elles sont appréhendées séparément, le théoricien critique qui veut penser l’une d’elle (soit louer l’émancipation soit dénoncer la domination) aboutit nolens volens à négliger la seconde. Puisque ces deux pôles (émancipation/domination) sont séparés et éloignés à l’extrême l’un de l’autre, poser son regard sur l’un d’eux conduit inévitablement à détourner la vue du second, à s’en éloigner et à l’appréhender avec une acuité plus faible. Ce second pôle n’est pas ignoré mais, irrémédiablement, il est négligé et moins bien analysé que celui sur lequel le penseur concentre son regard.

On nous objectera alors que l’on peut les regarder de près tour à tour. Lorsqu’on se tourne vers la seconde on garde donc en mémoire la première, qu’on vient d’examiner. Mais justement, on ne la garde qu’en mémoire ; on ne l’a plus sous les yeux. Or les défaillances de la mémoire humaine sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Examiner « tour à tour » émancipation et domination n’est donc pas une solution lorsqu’au départ on a posé qu’elles étaient clairement hétérogènes et éloignées.

Une autre solution, nous objectera-t-on encore, serait de s’éloigner des deux pôles pour les faire entrer en même temps dans notre champ visuel. On pourrait ainsi les prendre en compte toutes deux de manière simultanée. Certes, mais le problème n’est que déplacé : s’éloigner permet effectivement de les concevoir ensemble et en même temps plutôt que de n’en regarder qu’une seule, mais puisqu’on s’est éloigné on les conçoit moins bien, on ne les voit qu’en petit, et l’on n’est plus en mesure d’en connaître les détails et les spécificités importantes.

Nous sommes donc forcés d’admettre qu’en postulant – consciemment ou non – l’existence d’un rapport d’extériorité entre émancipation et domination, qu’en les posant comme éloignées l’une de l’autre, on ne peut correctement penser l’une qu’au détriment de l’autre. D’où la crise actuelle des nouvelles pensées critiques. Bourdieu, Rancière, Arendt, Lefort et Adorno – mais ce ne sont pas les seuls – ne prennent pas en compte l’hypothèse laboétienne d’une liberté travaillée de l’intérieur par la servitude. Ou, s’il leur arrive de prendre en compte cette idée – car Lefort a bien écrit sur La Boétie –, ils ne le font qu’insuffisamment et n’en tirent pas toutes les conséquences.

Mais si le ver est dans le fruit, si le projet émancipateur moderne se révèle moins « pur » qu’on l’avait cru, ne doit-on pas alors en tirer les conséquences, c’est-à-dire abandonner ce rêve, fou, de transformer le monde ? Si l’émancipation est traversée par la domination qu’elle prétend combattre, si sa pureté n’est donc qu’un leurre, ne faut-il pas raisonnablement s’en défaire et se convertir, enfin, à la politique normale, à l’ordre libéral ? Mieux vaudrait une domination faible mais assumée (ce qu’est l’Etat libéral qui se présente comme « un moindre mal ») qu’une domination forte mais dissimulée sous les apparats de la liberté (ce qu’était l’URSS vêtue des vertus de l’idéal communiste) ?… L’hypothèse abensourienne de la dialectique de l’émancipation serait donc une manière détournée de montrer que ce projet s’autodétruit et s’annule de lui-même ?

Rien n’est plus éloigné de la pensée de Miguel Abensour pour qui la nécessaire prise en charge du rapport d’intériorité entre domination et émancipation a vocation « à compliquer, et non à annuler, le projet d’émancipation humaine »[48] ! Abensour n’est pas un fossoyeur de la liberté. S’il met en évidence la complicité secrète qui relie la liberté à la servitude, c’est dans le seul et unique objectif de sauver la première de la seconde, de délivrer l’émancipation de son mouvement interne d’autodestruction, de l’arracher aux illusions qui la minent. Philosopher, c’est combattre pour la liberté. Et les choses étant ce qu’elles sont, ce combat passe aujourd’hui aux yeux d’Abensour par une complexification du projet d’émancipation. Pour renaître de ses cendres, celle-ci doit accepter de se soumettre à l’autocritique. La stratégie d’Abensour se fait jour en même temps que son objectif : arracher aux ennemis de l’émancipation les arguments contre l’émancipation pour les mettre au service de l’émancipation.

Partant de ces considérations préliminaires, la problématique de notre travail est donc très simple et a déjà été longuement développée : Comment la pensée d’Abensour peut-elle contribuer à sortir les pensées critiques contemporaines de l’impasse dans laquelle elles se sont enfermées ? Autrement dit, en quoi la philosophie politique critique de Miguel Abensour rend-elle possible le passage de l’alternativemortifère « critique de la domination ou pensée de l’émancipation » à l‘articulation féconde entre « critique de la domination et pensée de l’émancipation » ? Notre hypothèse est que cette « sortie de crise » est rendue possible par la mise en évidence du rapport d’intériorité entre domination et émancipation. Bien comprise et utilisée à bon escient, l’idée abensourienne d’une dégénérescence internede l’émancipation, loin de condamner cette dernière, exige du philosophe qu’il complique le projet d’émancipation en vue de le relancer de plus belle.

Le plan tripartite que nous adopterons découle logiquement de ce qui vient d’être dit. Dans une première partie consacrée à la critique abensourienne de la domination nous examinerons la manière dont notre auteur s’en prend successivement à la philosophie libérale, à la pensée marxiste et à la domination totalitaire. Dans une seconde partie consacrée aux deux vecteurs de l’émancipation que sont l’utopie et la démocratie nous montrerons qu’aux yeux d’Abensour une émancipation authentique s’appuie nécessairement sur l’utopianisation de la démocratie et la démocratisation de l’utopie. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous verrons comment la prise en charge du rapport d’intériorité entre domination et émancipation conduit Abensour à formuler l’esquisse d’une philosophie politique critique au service de l’auto-émancipation des dominés.

Manuel Cervera-Marzal est docteur en science politique. Il est l’auteur, entre autres, de Miguel Abensour, critique de la domination, pensée de l’émancipation (Sens&Tonka, 2013) et de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2015). Il est membre du collectif éditorial du site Grand Angle.

[1] Pour éviter qu’on y fasse carrière, le fonctionnement du Collège interdit le renouvellement d’un mandat présidentiel et limite sa durée à trois ans maximum.

[2] F. Proust, « Nouvelles considérations intempestives », in Futur antérieur, n° 28, 1995/2, L’étiolement du politique, Paris, L’Harmattan, 1995.

[3] Au niveau international, ce renouveau de la philosophie politique se fait d’abord sentir dans le monde anglo-saxon, où la publication de la Théorie de la justice de John Rawls (1971) donne lieu à une véritable renaissance d’une discipline alors en crise et occultée par le succès d’un genre concurrent, celui des sciences sociales.

[4] Et si Abensour parle de « restauration » – terme très connoté politiquement au regard de la Révolution française – pour désigner ce phénomène, ce choix terminologique est parfaitement délibéré.

[5] A. Glucksmann, La cuisinière et le mangeur d’hommes, Paris, Seuil, 1975.

[6] F. Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

[7] Paris, Robert Laffont, 1997.

[8] E. Traverso, « Exil et pensée critique. Remarques sur l’histoire intellectuelle du XXe siècle », in Critique de la politique. Autour de Miguel Abensour, Paris, Sens et Tonka, 2006, pp. 441-452.

[9] M. Abensour, Le procès des maîtres rêveurs, Paris, Sens et Tonka, 2013, p. 59.

[10] Rancière congédie toute forme de « philosophie politique », celle-ci participant inévitablement à la logique « policière », tandis qu’Abensour, non moins critique envers cette discipline, considère que l’on peut encore la sauver si l’on parvient à la réorienter vers la critique et l’utopie. Nous reviendrons sur ce point dans la 2é section du chapitre 9.

[11] A. Vitiello, « La démocratie agonistique. Entre ordre symbolique et désordre politique », Revue du MAUSS 2/2011, n° 38, p. 213-234.

[12] On pourrait presque affirmer qu’en ce qui concerne le champ intellectuel de la philosophie politique française la réhabilitation de l’idée de « conflit » est aujourd’hui quasiment un acquis (ce qui n’empêche pas les contestations).

[13] D’après lui, « telle est la fragilité du cœur humain que seulement quelques hommes qui n’ont pas de propriété possèdent un jugement qui leur soit propre ». Cité par R. Morantz, “Democracy” and “Republic” in American Ideology (1787-1840), Thèse de doctorat non publiée, Columbia University, 1971, p. 84.

[14] J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951.

[15] Il n’est pas inutile de rappeler que le primat de la liberté des Modernes sur celle des Anciens n’était pas du goût de Benjamin Constant qui, pour sa part, souhaitait voir se combiner ces deux types de liberté.

[16] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2008.

[17] Sur la juridicisation des catégories politiques par la philosophie libérale on se reportera bien évidemment à J.G.A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997.

[18] Pour l’influence de Merleau-Ponty sur Claude Lefort, on consultera à profit l’article de Gilles Labelle, « Maurice Merleau-Ponty et la genèse de la philosophie politique de Claude Lefort », in Politique et Sociétés, vol. 22, n°3, 2003, pp. 9-44.

[19] M. Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, Paris, Sens et Tonka, 2006, p. 12.

[20] S. Pinilla Canadas et J. Riba, « Toute philosophie est philosophie politique », in Critique de la politique. Autour de Miguel Abensour, sous la direction d’Anne Kupiec et Etienne Tassin, Paris, Sens et Tonka, 2006, pp. 419-428.

[21] M. Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entre méta-politique et politique, Paris, Hermann, 2012.

[22] M. Abensour, Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et Tonka, 2009, p. 172.

[23] M. Abensour, La Démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 118

[24] Canadas et Riba, op. cit., 421.

[25] C. Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986.

[26] L’hyper-criticisme théorique conduit à la paralysie de l’action et de la réflexion.

[27] M. Abensour, article sur « Leo Strauss » dans l’Encyclopédie Universalis.

[28] M. Abensour, La démocratie contre l’Etat, 2004, p. 128.

[29] M. Abensour, « Le choix du petit », in Passé présent, n°1, 1982, p. 67.

[30] M. Abensour, « Philosophie politique et socialisme, Pierre Leroux ou du “style barbare” en philosophie », in Cahier du Collège international de philosophie, 1985, n°1, p. 13.

[31] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.

[32] M. Abensour, « L’homme est un animal utopique », in Mouvements, 3/2006,  n° 45-46, p. 79.

[33] H. Gonzalez, « Le processus de libération des textes », in  Critique de la politique. Autour de Miguel Abensour, sous la direction d’Anne Kupiec et d’Etienne Tassin, Paris, Sens et Tonka, 2006, pp. 29-37

[34] Nous reprenons l’expression d’ « éthique lectorale » à H. Gonzalez, op. cit., p. 31.

[35] H. Gonzalez, op. cit., p. 30.

[36] M. Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, Paris, Sens et Tonka, 2006. Le livre commence par « Hannah Arendt aurait-elle écrit un Contre la philosophie politique ? » et s’achève par « En un mot, en termes d’Arendt, what is political philosophy ? ».

[37] Nous reprenons ce concept à R. Keucheyan, Hémisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Zones, 2010.

[38] Nous reprenons ici la typologie dressée par R. Keucheyan, op. cit.

[39] P. Bourdieu, La distinction, Paris, Les Editions de Minuit, 1970.

[40] J. Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983.

[41] L. Boltanski, « Sociologie critique et sociologie de la critique », in Politix, Vol. 3, n°10-11, 1990, pp. 124-134.

[42] C. Grignon, J-C. Passeron, Le Savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.

[43] P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, 2012. Voire notamment le deuxième chapitre : « De la productivité intellectuelle des interférences et des tensions entre Bourdieu et Rancière ».

[44] C. Nordmann, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Editions Amsterdam, 2006.

[45] P. Caumières, Castoriadis : critique sociale et émancipation, Paris, Textuel, 2011, p. 87.

[46] M. Abensour, « Pour une philosophie politique critique ? », in Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et Tonka, 2009.

[47] M. Abensour, Le procès des maîtres rêveurs, Paris, Sens et Tonka, 2013, p. 57.

[48] M. Abensour, L’homme est un animal utopique, Paris, Sens et Tonka, 2013, p. 212.