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Mort de Pierre Verbrugghe, la source du scoop du Rainbow Warrior

Lien publiée le 11 juin 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.arretsurimages.net/chroniques/2017-06-11/Mort-de-Pierre-Verbrugghe-la-source-du-scoop-du-Rainbow-Warrior-id9946

Par Georges Marion

Pierre Verbrugghe, ancien directeur général de la police nationale de 1983 à 1987, est décédé le 4 juin dernier, à l'âge de 88 ans. Pour Arrêt sur images, Georges Marion revient sur un de ses coups d'éclat en 1985 : ses révélations au Monde et au Canard Enchaîné autour du bateau "Rainbow Warrior", appartenant à l'ONG Greenpeace, coulé le 10 juillet 1985 par la DGSE.

Il y a quelques jours, discrètement, un homme est mort. Un homme dont la disparition m’attriste.

Il s’appelait Pierre Verbrugghe et avait été, de 1983 à 1987, directeur général de la police nationale puis, entre 1988 et 1993, préfet de police de Paris, l’un des postes les plus délicats de la maison policière et de l’exécutif français. Pierre Verbrugghe était un homme jovial, généreux et malin, doté d’un solide coup de fourchette et d’un amour obstiné pour les vins de Cahors et les vieux whiskys. C’était aussi un homme à principes, même s’il savait que ceux qui exercent les fonctions qui étaient les siennes en sont rarement crédités. Joseph Fouché et Honoré de Balzac, chacun dans sa spécialité, ont fait beaucoup pour déconsidérer le métier.

Les éloges funèbres ne font pas l’ordinaire d’Arrêt sur Images ni celui de ses lecteurs, majoritairement jeunes, qualité qui ne prédispose pas à s’incliner devant un préfet de police. Si j’en parle pourtant ici, c’est que Pierre Verbrugghe a joué un rôle secret, mais désormais historique, dans la vie politique française des années 1980, en dévoilant à Edwy Plenel (qui lui rend hommage de son côté) et à moi-même le dispositif qui, le 10 juillet 1985, dans la baie d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, aboutit au sabordage du "Rainbow Warrior". La DGSE avait reçu mission de couler ce bateau, navire amiral de l’organisation écologiste Greenpeace, trop intéressée, selon le ministère de la défense, aux essais nucléaires français du Pacifique.


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Le "Rainbow Warrior", bateau coulé le 10 juillet 1985

D’un point de vue strictement technique, l’opération fut un succès, coûtant cependant la vie à un photographe portugais. Mais d’un point de vue politique, elle se transforma en désastre. La révélation de l’implication des services secrets français provoqua un scandale proportionné aux nombreux et ahurissants mensonges que l’État avait semés pour maquiller son rôle. Exemple parmi d’autres, l’un d’eux, complaisamment repris par plusieurs journaux, assurait ainsi que le sabotage était l’œuvre des services britanniques pressés de faire une mauvaise manière à leurs collègues français !

L’affaire une fois révélée, le ministre de la Défense Charles Hernu n’eût d’autre choix que de démissionner. Il n’avait cessé de proclamer n’être pour rien dans le sabordage, menaçant de poursuites judiciaires tout journaliste qui aurait l’impudence d’en douter. La vague emporta également, en un limogeage peu glorieux, le patron des services secrets, l’amiral Pierre Lacoste. Quant à François Mitterrand, qui avait laissé entendre qu’il n’était au courant de rien, il ne parvint jamais à réellement convaincre de sa bonne foi.

Le Monde Hernu

Une du Monde, 18 août 185

LA PISTE DES DEUX "SUISSES"

Je connaissais Pierre Verbrugghe depuis 1983, lorsqu’il avait été nommé directeur général de la police nationale. J’étais alors au Canard enchaîné, chargé, notamment, des affaires de police. A ce titre, et comme pour d’autres journalistes, notamment Edwy Plenel qui exerçait les mêmes fonctions au Monde, Verbrugghe était un interlocuteur naturel. Qu’est-ce qui nous rapprocha tous trois ? Sans doute l’intérêt quasi sociologique que nous portions à une institution policière alors en plein questionnement sur son rôle, son fonctionnement, son recrutement et ses missions. Le milieu était en effervescence. Le principal syndicat de police, la FASP, avec à sa tête son fougueux secrétaire général, Bernard Deleplace, marchait tambour battant, poussant aux réformes une institution qui se contentait de digérer ses problèmes sans réfléchir à son devenir. Pierre Verbrugghe était sur la même longueur d’onde, gérant avec Deleplace les problèmes qui secouaient périodiquement la maison. Certains disaient que l’attelage Verbrugghe-Deleplace dirigeait de facto le ministère de l’intérieur. C’était largement exagéré, mais les journalistes qui comprirent la réalité et la solidité de cette alliance comprirent que là était l’information.

Je ne le compris que plus tard mais, dans l’affaire du "Rainbow Warrior", Pierre Verbrugghe, bien que n’ayant fonctionnellement rien à y voir, se retrouva rapidement en première ligne. Quarante-huit heures après l’attentat, la police néo-zélandaise avait en effet interpellé un couple suspecté d’y être mêlé. Celui-ci présenta des passeports suisses indiquant qu’il s’agissait de M. et Mme Thurenge. Ne disposant d’aucun élément définitif, les policiers les libérèrent avec interdiction de quitter l’île. Les Thurenge, procédure classique, en profitèrent pour téléphoner au pays et prévenir "la famille" de ce qu’il leur arrivait.

Deux jours plus tard, les autorités de Berne indiquèrent que les documents d’identité suisses étaient faux. Les enquêteurs néo-zélandais, qui arrêtèrent aussitôt M. et Mme "Thurenge", avaient désormais sous la main deux suspects dont l’identité réelle leur était inconnue. Ils disposaient aussi du numéro parisien de "la famille" qu’ils avaient pris la précaution de relever. La probabilité que leurs clients soient Français augmentait. Ils contactèrent la police judiciaire française pour lui demander, conformément aux traités d’entraide judiciaire internationale, à qui appartenait le numéro de téléphone "familial". Vérification faite, il s’agissait de l’appartement de sécurité de la DGSE où "l’Oncle Émile" assurait une permanence durant toute la durée de l’opération. Pierre Verbrugghe fut aussitôt averti; il prévint à son tour son ministre, Pierre Joxe, qui alla immédiatement en parler à Mitterrand. La "planque" de la DGSE fut promptement nettoyée et le numéro de la ligne attribué à un autre appartement –vide– dont le propriétaire, en cas d’enquête judiciaire, ne pouvait être soupçonné de rien. Quelques jours plus tard, une délégation de la police judiciaire néo-zélandaise armée d’une commission rogatoire internationale débarquait à Paris, "baladée" durant tout son séjour par des policiers de confiance chargés de limiter au mieux ses curiosités.

Le MOnde suisses

Une du Monde, 11 août 1985

Ce petit jeu dura deux mois. Deux mois lourds d’hypothèses, d’informations partielles, d’intox disposées en pare-feu pour accréditer la thèse d'une France sans liens officiels avec l’attentat. Deux mois durant lesquels apparut et disparut un voilier, l’Ouvea, dont l’équipage était soupçonné de tout mais dont personne ne comprenait clairement le rôle. Deux mois, aussi, de luttes sournoises entre ministères et services dont, DGSE exceptée, aucun ne maîtrisait la totalité du dossier.

LA "TROISIÈME ÉQUIPE"

Le 13 septembre 1985, dans le restaurant d’un grand hôtel proche du ministère de l’intérieur, Pierre Verbrugghe nous raconta, à Plenel et à moi, toute l’histoire. Comme d’autres journalistes, nous avions fini par en connaître quelques morceaux. Mais il en rajouta d’autres ce qui rendit sa cohérence au puzzle. L’histoire, finalement, était assez simple. Les faux époux Thurenge, résuma Pierre Verbrugghe, étaient bien des agents de la DGSE chargés de la gestion postopératoire de l’attentat: récupération des saboteurs et disparition de leur équipement. Les marins français de l’Ouvéa, arrivés et partis avant l’attentat, étaient également des agents de la DGSE chargés d’acheminer les explosifs et les matériels pour le commettre. Aucun des membres de ces deux équipes, l’enquête de la police néo-zélandaise l’avait montré, n’avait pu commettre l’attentat proprement dit. Or celui-ci avait bien eu lieu. Conclusion : c’est que d’autres, rassemblés au sein d’une troisième équipe, l’avait commis. CQFD.

Le Monde troisième équipe

Une du Monde, 18 septembre 1985

Étalée en une du Monde, l’expression "troisième équipe" fit florès. Elle était la clef qui permettait de résoudre l’énigme, tellement évidente que personne n’y avait pensé. "Une histoire de corne-culs de marins" grommelait Verbrugghe affectant le cynisme policier dont il aimait jouer. Marin, en effet, le patron de la DGSE qui avait reçu du ministre de la défense, Charles Hernu, l’ordre, confirmé par François Mitterrand, de saboter le "Rainbow Warrior". Marins, les officiers généraux chargés des essais nucléaires et de la protection des sites du Pacifique qui avaient dû se plaindre auprès de leur collègue de la DGSE de ces écolos qui leur compliquaient la tâche. Marins, enfin, les responsables des sous-marins constituant la principale composante de l’arme nucléaire française. Un pack bien soudé, aux parcours professionnels communs, aux références idéologiques voisines, aux relations conjointes. Tout cela avait pu jouer dans la décision de couler le navire de Greenpeace et c’est peut-être cet entre-soi, un brin aristocratique, qui exaspérait le plus Pierre Verbrugghe, individuel farouche peu sensible à l’esprit de corps.

Fleurirent bientôt les "révélations" sur nos informateurs et leurs motivations, ce qui nous procura des moments de franche rigolade. Impossible ici de citer toutes les hypothèses, plus biscornues les unes que les autres, et tous leurs auteurs. Demeure, cependant, trente-deux ans après les faits, une question légitime : pourquoi Verbrugghe nous a-t-il "craché le morceau" ? Je n’ai ici que des hypothèses et une conviction : il n’a pas parlé par surprise ou par excès de confiance. Nous savions mutuellement nous parler et faute, ce soir là, de nous demander le silence, ce qu’il n’a pas fait, il savait que ses confidences donneraient matière à un article détonant. A-t-il pris sur lui de crever l’abcès d’une affaire pourrissante que personne, au sommet de l’État, ne semblait désormais en mesure de gérer ? Ou l’a-t-il fait à la demande du ministre de l’intérieur, Pierre Joxe, voire à celle de François Mitterrand lui-même, emberlificoté dans un attentat auquel il avait donné son aval mais dont il ne savait plus comment se défaire ?

A chaud je me suis bien gardé de poser la question à Pierre Verbrugghe, de peur qu’il ne regrette ses confidences et ne mette de la distance dans nos rapports futurs. Nous avons continué à nous voir, pendant plusieurs années. Jamais la question ne lui fut posée. Un jour elle disparut même de ma mémoire. Aujourd’hui je sais qu’elle n’aura jamais de réponse.