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L’impérialisme français et son armée. À propos de "Le militaire" de Serfati

Lien publiée le 12 juillet 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/serfati-militaire-imperialisme-france/

Claude Serfati, Le Militaire. Une histoire française, Paris, Editions Amsterdam, 2017. 

Le livre que vient de publier Claude Serfati mérite par bien des aspects de retenir l’attention. Il y brosse un tableau assez complet de la place de l’institution militaire dans la société française et en examine les multiples ramifications : son rôle à la fois dans la construction et dans l’évolution de l’Etat français moderne et du régime politique de la cinquième République, son influence sur l’évolution de l’économie et de la spécialisation industrielle française, son impact sur la diplomatie et l’interventionnisme français, enfin son rôle dans les divers dispositifs (juridiques, opérationnels, idéologiques) sécuritaires à l’intérieur du territoire national.

On y voit aussi la dialectique entre projection extérieure de puissance et défense sur le plan domestique de l’ordre social existant contre l’ « ennemi intérieur », d’abord constitué par les classes laborieuses et leurs tendances insurrectionnistes au dix-neuvième siècle, puis par les populations issues de l’immigration postcoloniale depuis les années 1950.

Un livre important

Ce type d’ouvrage est assez rare dans l’espace éditorial de la gauche française et l’auteur est l’un de ses quelques intellectuels à s’être depuis longtemps régulièrement occupé de politique internationale et de ses dimensions géopolitiques et géoéconomiques[1]. Ses recherches portent largement sur l’industrie de l’armement et ses dynamiques économiques[2] et ce livre s’appuie donc aussi sur une connaissance de spécialiste de son objet. Le chapitre 3, qui traite de l’industrie de l’armement, est justement le cœur de l’ouvrage et celui qui offre au lecteur une analyse que l’on devrait sinon chercher dans des publications plus spécialisées.

La première qualité du livre est donc précisément de traiter un sujet rarement débattu à gauche mais pourtant essentiel politiquement. Serfati démontre comment le consensus national véhiculé par les grands médias (dont certains sont possédés par des industriels de l’armement comme Dassault et Lagardère), partagé par les principaux partis de la droite et de la gauche et qui ne cesse de se solidifier depuis les années Mitterrand et l’abandon par le Parti Socialiste de ses critiques de la politique étrangère française et de l’institution militaire (en même temps que de celle de la Ve République[3]), a contribué à marginaliser le mouvement et les réflexes anti-guerre et antimilitaristes de la société civile française. La faiblesse des ONG pacifistes, la docilité des parlementaires, mais aussi la prégnance du discours qui met en avant la dépendance de l’économie française à l’égard des performances de son industrie de l’armement (surtout en termes d’emplois) sont parmi les principaux facteurs qui contribuent à cette marginalisation.

Les conséquences politiques sont là : alors que les interventions militaires françaises en Afrique notamment (dont les deux principales sont celles en Libye et au Mali) se font plus nombreuses ces dernières années – une résurgence dont les causes sont analysées dans le chapitre 4 – et alors que depuis 39 ans l’armée de Terre est intervenue 70 fois de façon ininterrompue, aucune opposition politique substantielle à ces interventions et à leurs conséquences politiques ne s’est affirmée. Au contraire, ces interventions sont parmi les rares choix présidentiels qui rehaussent la popularité des chefs de l’Etat successifs dans les enquêtes d’opinion et qui génèrent un sentiment de fierté nationale au sein de l’opinion publique.

La différence avec d’autres pays interventionnistes (Etats-Unis et Royaume-Uni) où l’institution militaire n’a pas la même place historique dans la construction de l’Etat, où les parlements ont un droit de regard et un pouvoir de contrôle bien plus étendus dont ils usent régulièrement, où les libertés publiques font l’objet d’un consensus bien plus solide qu’en France, est criante. Et que dire des états d’exception sur le plan juridique qui permettent de contourner le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire (le président de la République peut déclarer l’état d’urgence et l’état de siège mais aussi avoir recours à l’article 16 de la constitution pour s’attribuer les pleins pouvoirs en cas d’urgence) et du fait que depuis novembre 2015 nous vivons dans un tel Etat sans que cela suscite un débat et des oppositions fortes ?

La deuxième qualité à souligner est l’érudition et l’impressionnante gamme de sources mobilisées par l’auteur.

Enfin, troisième qualité, le souci permanent de contextualisation historique et donc le parti pris méthodologique de l’historicisme. Ainsi, « La question n’est donc pas tant de reconnaître que l’Etat … est dépendant des classes qui possèdent le pouvoir de commander le travail d’autrui [mais] plutôt celle des diverses formes d’articulation qui opèrent entre l’Etat et le capital dans l’histoire et la géographie du capitalisme »[4]. C’est sous cet angle que sont analysés l’avènement de la Ve République et les modifications que ce régime apporte à cette articulation entre Etat et capital, mais aussi l’évolution de la place occupée par l’institution militaire dans la société française de manière plus générale.

Comprendre la place de l’institution militaire dans la France contemporaine

Deux aspects de l’analyse, qui ont trait à la spécificité de la place qu’occupe l’institution militaire au sein de la France contemporaine, méritent en particulier de retenir l’attention.

D’abord, l’analyse du rôle de l’institution militaire dans la construction historique de l’Etat moderne en France et dans l’avènement et l’évolution de la Ve République en particulier (chapitres 1 et 2). Au-delà du rôle de la puissance militaire dans la concurrence entre grandes puissances de la fin du XIXe siècle (qui donna lieu aux théories classiques de l’impérialisme mais aussi à la constitution d’un « complexe militaro-industriel » associant l’Etat et quelques grandes firmes de l’armement (p. 31-33) et qui est à l’origine du commerce international d’armes), Serfati relève également le rôle important que joua l’institution militaire tout au long du XIXe siècle dans le maintien de l’ordre social existant contre le mouvement ouvrier naissant (rapidement désigné comme l’« ennemi intérieur », p. 37-45) que la tradition républicaine et révolutionnaire française prédisposa à l’insurrectionnisme. D’où le rôle de l’armée dans la répression des ouvriers en mouvement dans les années 1830, pendant la révolution de 1848, contre la Commune en 1871 et à de nombreuses reprises sous la IIIe République.

C’est ainsi que le profil du militaire de carrière évolua « du soldat de la liberté [la Révolution française] au soldat de l’ordre », à la fois colonial et social. Et c’est cette évolution qui permit de réconcilier les hauts-gradés traditionnellement monarchistes avec le cadre républicain à la fin du XIXe siècle, une évolution symbolisée par la mue du radical Georges Clemenceau, pourfendeur dans sa jeunesse politique de la « Sainte Alliance du sabre et du goupillon », en « briseur de grèves » faisant appel au régiment au début des années 1900.

Le seul élément qui, peut-être, manque dans la synthèse socio-historique fournie par l’auteur est le poids du passé absolutiste et aristocratique dans la reproduction de l’institution militaire en France, par opposition aux Etats de tradition libérale (Royaume-Uni et Etats-Unis) où une forte méfiance à l’égard d’une armée permanente commandée par une hiérarchie militaire puissante a longtemps existé et où par conséquent le barycentre de l’institution militaire a été la Marine et non pas l’armée de Terre.

La réconciliation de l’institution militaire et de la République a franchi un nouveau cap avec la Ve République, dont l’avènement a encore davantage renforcé la place de l’armée dans l’activité économique ainsi que son influence dans la vie politico-institutionnelle. Si De Gaulle est porté au pouvoir par une armée divisée à propos de l’Algérie (avec une partie conséquente de la hiérarchie militaire favorable à l’Algérie française), son objectif n’est pourtant pas d’accorder un statut d’exception à l’armée ; la véritable avancée qu’il réussit à imposer au profit de l’institution militaire est de consolider sa place dans l’activité économique (p. 52-53), en même temps que l’autoritarisme renforcé de la Ve République doit permettre d’accélérer la modernisation de l’économie française et de la préparer à la concurrence au sein du marché commun européen. C’est ainsi que l’auteur explique le paradoxe qui veut que malgré les échecs répétés de l’armée française entre 1940 et 1962 (défaite face à l’Allemagne, implication dans la collaboration, décolonisation), sa place dans la société française se consolide grâce au rôle technologique et industriel qui lui est dévolu à partir de l’avènement de la Ve République.

C’est là qu’intervient le deuxième aspect de l’analyse que je voudrais retenir dans cette recension, à savoir la spécialisation industrielle française fortement orientée par le renforcement du complexe militaro-industriel français que Serfati préfère désigner comme le « méso-système français de l’armement ». L’auteur note le rôle central joué par les ingénieurs de l’Ecole Polytechnique (qui est une école militaire) dans ce système (p. 58 et 95), mais il me semble que cette dimension pourrait faire l’objet d’un traitement plus détaillé, tant il est établi par les sociologues à quel point les grandes écoles (Polytechnique et ENA en premier lieu) et les grands corps de l’Etat sont des institutions structurantes dans la composition et les modes de reproduction des élites dirigeantes françaises. Ainsi, les ingénieurs polytechniciens ne dominent pas seulement l’industrie de l’armement mais presque tous les autres secteurs industriels de technologie avancée et notamment ceux qui revêtent un intérêt stratégique particulier (énergie, transports, télécommunications).

L’auteur montre dans le chapitre central du livre à quel point l’industrie de l’armement structure le tissu industriel français et détermine la dépendance française sur ce qu’on appelle souvent la « diplomatie des affaires » et des grands contrats. Mais ce sont les 25 dernières pages du chapitre (p. 116-140) qui retiennent principalement l’attention. Alors que le rôle de l’industrie de l’armement est souvent présenté comme étant celui d’un « entraîneur technologique » qui aiguille l’innovation technologique et industrielle, constituant ainsi un facteur essentielle de la compétitivité de l’économie domestique, Serfati soutient de façon assez convaincante qu’une spécialisation industrielle bien davantage orientée vers les marchés civils serait économiquement bien plus efficace et moins coûteuse pour l’industrie française.

Un chiffre retient l’attention : 75% de la R&D militaire relève en réalité du développement expérimental de produits militaires, c’est-à-dire typiquement d’une activité qui ne génère pas de « retombées » dans l’économie civile via la dualité de ses applications (p. 126). Le discours sur le rôle de l’industrie de l’armement dans le progrès technologique apparaît donc bien davantage comme une justification a posteriori d’un choix économique qui relève surtout des relations que les élites dirigeantes françaises ont choisi d’entretenir avec les populations et Etats voisins ainsi qu’avec les classes subalternes sur le plan domestique. Enfin, la dynamique de la dépendance au sentier (path dependence) que génère la consolidation de l’industrie de l’armement sous la Ve République implique que l’éventuel choix de la reconversion industrielle serait particulièrement coûteux et difficile, ce qui contribue à solidifier l’attachement des salariés de cette industrie et de leurs organisations à son succès ainsi qu’à celui de la diplomatie des affaires.

Une surestimation de la « Françafrique » ?

Malgré ses grandes qualités, présentées plus haut, il me semble qu’il y a une dimension importante du livre qui mérite d’être discutée et qui biaise l’analyse développée. Pour des raisons évidentes, à savoir le rôle de gendarme régional que la France joue en Afrique occidentale via la très forte présence de son armée et qui explique que l’interventionnisme extérieur français s’y concentre, Serfati surestime peut-être le rôle de la « Françafrique » et de l’héritage du colonialisme dans l’évolution de la place occupée par l’institution militaire dans la société française.

Les quelques données statistiques fournies dans le chapitre 4 sur l’interventionnisme français suffisent à le démontrer : en 2000, le stock d’investissement directs étrangers français en Afrique représentait à peine 1,5% du total. Le passage de ce ratio à 4,6% quinze ans plus tard est cité par l’auteur comme la preuve de la persistance de la Françafrique. De même, en 2013 seuls 6% des exportations françaises étaient destinés à l’Afrique ; l’importance des marchés africains pour les quelques grandes firmes françaises (Total, Areva, Bolloré, Orange) citées est surtout indicative de la marginalité du continent pour le reste des géants du capitalisme français. Il n’y a donc pas de corrélation entre l’importance relative de l’Afrique pour le capitalisme français (qui est, somme toute, marginale) et l’importance de l’institution militaire et encore plus de l’industrie de l’armement dans la société française.

Je suis donc sceptique à l’égard de l’affirmation selon laquelle, après 1945, le rang de la France tiendrait d’une part à la force de frappe (l’arme nucléaire) et de l’autre à la présence africaine (p. 15). La force de frappe pèse sans doute bien plus, mais elle le fait non pas parce qu’elle permet à l’Etat français de projeter sa puissance militaire dans les anciens espaces coloniaux, mais pour la signification politique qu’elle revêt dans le principal théâtre régional dans lequel est impliquée la puissance militaire française, à savoir l’Europe. La doctrine militaire française est justement fondée sur la dissuasion nucléaire et cette dissuasion n’est clairement pas dirigée contre les anciennes colonies mais contre la Russie, hier (guerre froide et stalinisme) comme aujourd’hui (expansion de l’Union européenne à l’Est du mur de Berlin et « poutinisme »).

Si tel est le cas, c’est parce que la France a rapidement après 1945 (et surtout après le choix britannique d’« abdiquer » ce leadership en se tenant à l’écart du processus d’unification européenne[5] justement pour se concentrer sur son empire colonial) émergé comme le leader de l’Europe occidentale, certes dans le cadre d’une alliance atlantique et d’un « bloc transatlantique hiérarchisé »[6] mais avec une très forte indépendance d’action, surtout après l’intégration de l’Allemagne dans l’OTAN en 1955[7]. La force de frappe et la stratégie de l’indépendance nationale avec ses conséquences en matière de priorités sectorielles et de politique industrielle sous De Gaulle et Pompidou étaient justement des moyens au service de cette politique. De Gaulle avait précisément justifié la force de frappe par l’argument que les Etats-Unis ne feraient usage de la bombe que pour protéger leur territoire national et non pas contre une invasion russe de l’Europe occidentale[8]. Et il envisageait la force de frappe comme une alternative au parapluie nucléaire américain, ce qui permettrait de convaincre les autres Etats-membres de la CEE (l’Allemagne de l’Ouest en premier lieu) d’abandonner leur dépendance militaire sur les Etats-Unis.

Il est donc instructif de noter que cinquante ans plus tard, le parapluie français est envisagé par certains en Allemagne[9] comme la solution à un éventuel retrait américain de l’Europe qui pourrait résulter de l’isolationnisme (présumé, tant il est vrai que la pratique du pouvoir du président diffère de la rhétorique du candidat) de l’administration Trump. De même, l’euro s’inscrit en partie dans l’offensive gaullienne contre le « privilège exorbitant » du dollar menée à partir de 1965.

Serfati examine rapidement le rôle de la France dans la promotion de la défense européenne (p. 159-163). Il me semble cependant que cette dimension mériterait un développement bien plus approfondi pour tenir compte du fait que la principale dimension de la politique étrangère de la Ve République a été sa politique européenne, quand bien même progressivement la politique européenne de la France relèverait davantage des affaires domestiques de l’Union plutôt que du domaine strictement diplomatique.

Si jamais l’Union européenne développe des capacités militaires intégrées substantielles (notons au passage que depuis un an le projet d’un quartier général militaire avance lentement mais sûrement, que le projet d’un fonds européen de défense pour financer des projets de R&D militaire et acheter en commun des équipements est sur la table[10] et que la sécession britannique ne fera que favoriser ces développements), celles-ci s’appuieront en premier lieu sur l’acquis militaire français. Les élites dirigeantes françaises ont en effet souvent vu l’Union comme un « multiplicateur de puissance ». Sous quelles conditions cela pourrait se réaliser dans le domaine militaire (la principale étant l’éventuel choix allemand de se défaire de la dépendance américaine, une orientation portée par le passé par le ministre des affaires étrangères de Gerhard Schröder, Joschka Fischer, et par les dirigeants du SPD) est une discussion importante à avoir pour la gauche française et européenne.

Notes

[1] Voir par exemple son La mondialisation armée : Le déséquilibre de la terreur, Paris, Textuel, 1999 et surtout son Impérialisme et militarisme : L’actualité du XXIe siècle, Lausanne, Page 2, 2003.

[2] Production d’armes, croissance et innovation, Paris, Economica, 1999 et plus récemment L’industrie française de la défense, Paris, La Documentation françaises, 2014.

[3] A ce propos, voir Paul Alliès Le grand renoncement : La gauche et les institutions sous la Ve République, Paris, Textuel, 2007.

[4] Le Militaire, p74.

[5] Cf. Edmund Dell The Schuman Plan and the British Abdication of Leadership in Europe, Oxford, Clarendon Press, 1995.

[6] Le concept qu’utilise l’auteur pour rejeter la thèse de l’« empire » américain ; cf. « The transatlantic bloc of states and the political economy of the Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) », Work organisation, labour and globalisation, 9/1, 2015, http://www.gipri.ch/wp-content/uploads/2015/06/WOLGTTIPandTransatlanticbloc.pdf

[7] Geir Lundestad « Empire » by integration : The United States and European integration, 1945-1997, Oxford, Oxford UP, 1998.

[8] http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/de-gaulle-et-le-monde/de-gaulle-et-les-etats-unis/analyses/de-gaulle-et-kennedy.php

[9] https://mobile.nytimes.com/2017/03/06/world/europe/european-union-nuclear-weapons.html?smid=fb-share&referer=https%3A%2F%2Fm.facebook.com%2F

[10] Que l’Allemagne y est disposée est démontré par l’accueil favorable réservé par son ministre des finances à cette idée : Financial Times ‘Wolfgang Schaüble calls for joint EU defence budget’, 18 Octobre 2016.