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En Tunisie, la colère monte des champs asséchés de Sidi Bouzid

Tunisie

Lien publiée le 7 novembre 2019

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En Tunisie, la colère monte des champs asséchés de Sidi Bouzid

Le mouvement de contestation à l’origine de la chute de Ben Ali est né dans la région agricole de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie. Les paysans y souffrent depuis 20 ans d’un modèle de production intensif tourné vers l’exportation.

  • Rahal (gouvernorat de Sidi Bouzid, Tunisie), reportage

Il n’a plus que ses yeux pour pleurer, mais les larmes ne coulent pas. Ses joues restent sèches comme cette terre qui se craquèle sous ses pas. Rafik est agriculteur à Rahal, un village d’une poignée d’âmes dans le gouvernorat de Sidi Bouzid. Depuis un an, comme ses voisins, il subit la sécheresse. De loin, sa parcelle a des airs d’oasis. Sur un fond jaune de montagnes arides se déploient les feuillages verts des oliviers et des amandiers. Trois hectares au total, près de 200 arbres, dont un examen attentif révèle la catastrophe qu’ils subissent. Sur les branches, les fruits sont atrophiés. À cause du manque d’eau, ils ne grossissent pas.

Feuillage réduit au minimum, dans les champs de Rahal de nombreux arbres risquent de mourir à cause du manque d’eau.

Rafik travaille tout seul sur son lopin de terre. « Tout le problème vient de l’eau. Quand il n’y en a pas, les plantes meurent. Ça nous coûte très cher parce que, pour obtenir un arbre, c’est beaucoup d’efforts. » Des années de travail réduites à néant en quelques mois seulement. Cette visite dans le champ de Rafik à laquelle se joignent les voisins se transforme rapidement en réunion improvisée. Tous dénoncent l’inaction de l’État, les factures qui s’accumulent et les insuffisances de la société publique d’électricité, la Steg. Les éclats de voix sont couverts par le ronron d’une pompe qui tire l’eau d’une citerne et la déverse dans un bassin. Mais, soudain, elle s’arrête. « Il est dix-huit heures, l’électricité est coupée ! » C’est comme ça tous les jours, assurent les paysans désabusés. Le bassin attendra demain pour se remplir de nouveau.

« Il n’y a plus de matière organique, ce sont des squelettes de sol » 

Ici, on pratique l’agriculture d’irrigation. Forages, pompes à moteur diesel, goutte à goutte, Sidi Bouzid déploie les grands moyens. La région concentre plus de 50.000 hectares de terres irriguées, 11 % du total national. Elle est à l’origine de 25 % de la production agricole du pays, en grande majorité destinée à l’exportation. Mais tout cela a un coût. Pour que Sidi Bouzid soit le jardin de la Tunisie, il faut produire en intensif.

Dans ce système, les plus riches ont accès aux meilleures variétés d’arbres, tels les oliviers espagnols, qui ont de meilleurs rendements. Les autres doivent se contenter des espèces locales et ne gagnent pas assez pour prétendre à un crédit — et sans crédit, il est impossible de développer son activité.

Midani Dahoui est tout l’inverse des petits paysans de Rahal. Il fait partie des 3 % d’exploitants les mieux dotés de Tunisie, selon la dernière étude sur les structures agricoles qui date de 2004. Quand plus de la moitié des agriculteurs ont moins de cinq hectares, Midani Dahoui en a dix fois plus. Des champs bien irrigués, proches d’un oued [une rivière], qui échappent aux effets dévastateurs de la sécheresse. Entre les oliviers aux fruits charnus, Midani Dahoui se paie même le luxe de faire pousser quelques oignons. Ici et là, il y a aussi des poivrons et des concombres.

Des tuyaux qui servent au goutte-à-goutte au premier plan du champ verdoyant des oliviers venus d’Espagne de Midani Dahoui.

Ce type d’agriculture a des conséquences très fortes sur l’environnement. Dans cette région aride, il faut creuser toujours plus profondément pour trouver de l’eau. « Dans les années 1960, il y avait de l’eau à 16, 17 mètres, maintenant il faut descendre à 40 mètres. » La ressource s’épuise. Le sol se dérobe sous les pieds des paysans. La surexploitation favorise l’érosion par le vent et les pluies, la salinisation progresse. À certains endroits, « il n’y a plus de matière organique, ce sont des squelettes de sol »,décrit Karim Daoud, le président du Synagri, le syndicat national des agriculteurs de Tunisie. Le processus est à l’œuvre aussi dans le nord de la Tunisie agricole, mais les dégâts sont bien plus importants dans le centre du pays, « conduisant parfois à des situations irréversibles », note un rapport réalisé conjointement par le ministère tunisien de l’Agriculture et les Nations unies.

« Nous sommes de plus en plus écrasés. La vie est devenue très chère. Nous sommes misérables » 

À Rahal, les paysans ont été parmi les premiers à se soulever contre la dictature du président Ben Ali en 2010. À l’époque, Rafik avait manifesté. « On a tout fait. On a brûlé des pneus, on a coupé des routes… » Aujourd’hui, il en vient à regretter l’ancien régime. « Nous sommes de plus en plus écrasés. La vie est devenue très chère. Nous sommes misérables. » Les habitants ont l’impression d’avoir régressé depuis la révolution. La crise économique s’est installée. L’inflation avoisine les 7 % par an. Conséquence pour les paysans : les coûts de production ont explosé ces dernières années.

Les agriculteurs se souviennent avec nostalgie de services de l’État plus performants, des aides attribuées aux paysans pour l’achat des carburants, de la main-d’œuvre bon marché. « Je ne peux rien semer car ça coûte très cher et les revenus sont de moins en moins élevés », déplore Abderaouf, 50 ans. Et de citer l’exemple de l’engrais phare de la région : « Le prix de l’ammonite a doublé et il faut maintenant une autorisation pour l’utiliser. » Rafik est à bout de nerfs, il s’agite dès qu’il prend la parole : « On n’est plus agriculteurs, on ne peut plus nous appeler agriculteurs. »

La petite paysannerie n’a cessé de s’appauvrir depuis les années 2000, explique la sociologue Alia Gana. Directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), elle s’est intéressée aux causes de la révolution tunisienne dans son berceau, à Sidi Bouzid. Elle a mis en évidence la montée des conflits et des tensions dans la région avant, pendant et après le soulèvement.

Les oliviers de Midani Dahoui ne ressentent pas les effets de la sécheresse grâce à une bonne irrigation.

Pour comprendre, il faut remonter le temps. Dans ces zones de steppes du centre de la Tunisie, l’administration coloniale avait favorisé le développement de l’agriculture d’irrigation pour accompagner « le processus de sédentarisation » des populations locales. Le phénomène s’est accéléré à l’indépendance, raconte Alia Gana.

Sidi Bouzid a alors bénéficié d’investissements de la part de l’État dans le secteur agricole. Sous l’effet des plans d’ajustement structurel, il y a presque 40 ans, la Tunisie s’est convertie à l’agriculture intensive, tournée vers l’exportation. « Pendant toute une période, le système a bien fonctionné et a permis l’augmentation des revenus des agriculteurs. Le problème est que ce modèle est très rapidement entré en crise, au bout d’une vingtaine d’années, parce que les systèmes techniques ont eu pour effet une dégradation très rapide des sols et ont remis en cause la pérennité des systèmes de production en irrigué. »

« La seule solution, c’est de monter sur le poteau et de mourir électrocuté » 

Les paysans sont aujourd’hui pris au piège de ce modèle de production, qui favorise de « nouveaux acteurs économiques, entrepreneurs agricoles, banquiers, propriétaires de machines, commerçants et intermédiaires, usines de transformation », écrit Alia Gana dans l’article qu’elle signe pour l’ouvrage collectif Tunisie : Une démocratisation au-dessus de tout soupçon (CNRS éditions, 2019).

À Sidi Bouzid, la pauvreté nourrit les frustrations. Les grands exploitants sont dans le viseur des petits agriculteurs. « Ils ont de meilleures conditions que nous. Ils sont favorisés par l’État », dit Rafik. Selon lui, ils recevraient plus d’électricité, ils auraient le droit de creuser deux puits sur leur parcelle et ils gagneraient très bien leur vie. Saïda Nciri, propriétaire de quelques hectares à Rahal, parle de l’un de ses riches voisins. « Chaque année, il vend plus de 100.000 dinars [31.700 euros] d’olives. Parfois 150.000[47.600 euros], sans compter les amandes. »

La colère prend régulièrement la forme de jacqueries. Au mois de juillet dernier, des agriculteurs de la région ont coupé une route pour réclamer de l’eau. Le discours désespéré de certains prépare les futurs mouvements de contestation. « La seule solution, c’est de monter sur le poteau et de mourir électrocuté », dit Rafik, qui n’arrive plus à subvenir aux besoins de ses trois enfants.

Rafik, paysan de Rahal, propriétaire de trois hectares de terres.

L’absence de vision tue à petit feu Sidi Bouzid. Pour le président du Synagri, « la Tunisie doit avoir une idée du futur de son agriculture et une véritable politique agricole ». Pour faire face à la raréfaction des ressources naturelles, il prône une agriculture raisonnée, mieux adaptée au terroir, moins consommatrice en eau, plus qualitative. « Pour produire un kilo de tomates, combien faut-il de litres d’eau », interroge Abdelhalim Hamdi. L’activiste et révolutionnaire de Sidi Bouzid répond lui-même à la question : « Nous ne vendons que les tomates, mais notre eau, on la donne pour rien. »

À Rahal, même les plus anciens ont oublié comment les paysans travaillaient autrefois. Ils étaient bergers et pratiquaient le pastoralisme. Le mouton de Sidi Bouzid était alors réputé dans toute la Tunisie. Aujourd’hui, il a presque disparu.