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Fin du veto : "L’Europe" au péril de la démocratie

Europe

Lien publiée le 26 juin 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

» Fin du veto : « L’Europe » au péril de la démocratie – par Eric Juillot (les-crises.fr)

Heiko Maas, le ministre allemand des Affaires étrangères a récemment demandé, au nom de son pays, la fin du droit de veto qui permet, dans certains domaines, à chaque État membre de l’UE de bloquer l’adoption d’une décision lorsqu’il l’estime incompatible avec ses intérêts. La proposition allemande, si elle devait être adoptée, représenterait une rupture dans l’histoire de la construction européenne dont il n’est pas certain qu’elle sortirait renforcée.

Une proposition

« Le veto doit disparaître », car « nous ne pouvons plus nous laisser prendre en otage par ceux qui paralysent la politique étrangère européenne avec leurs vetos ». La proposition du ministre allemand ne manque pas de clarté. Son argumentation, en revanche, pourra sembler fumeuse, puisqu’il entend, en supprimant le veto, lutter contre la menace d’une « Europe à deux vitesses ». Difficile de comprendre en quoi le fait d’imposer un unanimisme de façade permettrait d’enrayer la dynamique centrifuge qui gagne aujourd’hui le projet européen, sauf à considérer, une fois de plus, que « l’Europe » a tout intérêt à basculer, faute de mieux, dans le simulacre de la puissance et de la substance.

L’affaire pourrait sembler secondaire dans la mesure où le reste du monde se fiche éperdument des déclarations de l’UE en matière de politique étrangère (l’UE, combien de divisions ?) ; dans ce domaine tout particulièrement, l’essentiel se joue au niveau des États. Mais la suppression du veto, si elle devait se produire, confirmerait un peu plus la dimension spoliatrice du projet européen.

Car ce qui s’exprime, à travers le droit de veto, c’est la capacité d’un État à bloquer un processus de décision s’il estime qu’un de ses intérêts vitaux s’en trouve menacé. Dans ce cas, le processus est relancé sur de nouvelles bases afin de dégager un compromis permettant d’atteindre l’unanimité indispensable. Cette pratique est née en 1966, suite au « Compromis de Luxembourg » qui a mis fin à la « Politique de la chaise vide » adoptée par la France au milieu de l’année précédente pour s’opposer au projet d’une Europe supranationale. Le veto garantit que, dans des domaines sensibles, la souveraineté des États ne sera pas piétinée.

Au fil des traités, cependant, l’espace initialement couvert par ce compromis s’est réduit, victime d’un inexorable grignotage au profit du principe de la majorité qualifiée [1]. Si, en 1957, l’unanimité était requise dans tous les domaines, depuis le traité de Lisbonne (2007), 80 % des décisions prises par les représentants des États le sont à la majorité qualifiée. La Politique étrangère et de Sécurité Commune (PESC) constitue aujourd’hui, pour d’évidentes raisons régaliennes, un des derniers domaines où l’unanimité est requise (avec le vote du budget et les politiques sociales et fiscales). Le principe de l’unanimité, seul à même de préserver l’égalité entre États et la souveraineté des nations, est donc tendanciellement voué à disparaître dans la logique européiste.

Un dévoilement

La proposition a dans l’immédiat le mérite d’imposer une réflexion sur la nature du projet européen, réflexion dont la plupart des médias et des responsables politiques, gentiment européistes, se dispensent habituellement, par crainte d’aboutir à des apories démoralisantes.

Au stade où en est rendue l’association « toujours plus étroite » des États européens, l’idée dominante consiste à affirmer qu’il n’est plus acceptable qu’un État, un seul, soit en mesure de bloquer une décision prise par les autres au motif qu’elle ne lui convient pas. « L’Europe », chroniquement frappée de paralysie, doit pouvoir désormais « avancer », s’affirmer vis-à-vis de l’extérieur comme face à ses propres membres ; elle ne pourra le faire que si elle se débarrasse de ce droit de veto, encombrant vestige d’un passé national que l’on espère, du côté de Bruxelles, définitivement révolu.

Il y a loin cependant de cette intention louable à sa réalisation. La suppression du veto a été maintes fois suggérée par d’ardents européistes impatients de voir leur projet s’affermir. Si le fait que le gouvernement allemand, dans une belle démonstration de vertu idéologique, reprenne aujourd’hui à son compte cette idée lui confère plus de poids, il n’est pas certain cependant que cela suffise à la concrétiser.

Plusieurs obstacles majeurs doivent en effet être franchis.

D’un point de vue strictement pratique, la suppression de l’unanimité suppose évidemment l’unanimité des États membres, et on ne voit pas ce qui permettrait de l’atteindre, quand la plupart des peuples restent attachés à la primauté politique des États sur l’UE et que la perspective de se fondre dans l’informe magma communautaire n’a rien de réjouissant.

D’un point de vue théorique, comment peut-on par ailleurs justifier le piétinement de la volonté populaire auquel aboutit la suppression du veto ? Les pouvoirs nationaux au sein de l’UE étant tous issus du suffrage universel, ils disposent d’une légitimité que rien ne devrait permettre de fouler ; quant à écraser cette légitimité par le recours à une contrainte de type politique, ce n’est pas non envisageable de manière structurelle (même si cela a pu être le cas ponctuellement, comme avec la Grèce au cours des années 2010).

Pour contourner cette difficulté, il est d’usage de recourir au sophisme établissant une équivalence entre la démocratie qui règne à l’échelle des nations et celle que représenterait leur association dans le cadre de l’UE. L’assemblée des nations démocratiques devrait pouvoir prendre des décisions démocratiquement — c’est-à-dire à la majorité — et les faire ensuite respecter par tous, y compris par ceux qui les ont refusées, sommés de se soumettre à la volonté majoritaire. Telle serait la situation idéale, qui constituerait pour l’européisme une sorte d’accomplissement. Les démocraties nationales, muselées, auraient vocation à se vider de leur substance au profit de la super démocratie européenne des États, organisé sur une base de type fédéral.

Mais une telle ambition n’est concevable qu’au prix d’un subterfuge spécieux qui consiste à attribuer à une association d’États une nature et une profondeur démocratiques comparables à celle qui peut régner au sein d’une nation. Or, il n’en est rien, la démocratie supposant l’existence d’un peuple, reposant lui-même sur un sentiment d’appartenance façonné par l’Histoire au fil des siècles. S’il est possible d’instituer dans une association d’États des règles de fonctionnement « démocratiques », il manquera toujours à cette association la substance politique qui conférerait une réelle légitimité à ses organes de direction.

De deux choses l’une en conséquence : soit l’UE continue à respecter la souveraineté nationale en tant que seule dépositaire de la légitimité démocratique — et dans ce cas elle se résigne à une paralysie chronique qui finira par l’emporter — soit elle tente, comme aujourd’hui, de s’approprier cette légitimité au nom de l’impératif catégorique qu’elle prétend représenter. Mais cette tentative est vouée à échouer, en raison de sa double dimension frauduleuse et usurpatrice : si des peuples venaient à se voir imposer régulièrement par l’UE des décisions qu’ils rejettent, si ces décisions concernaient des domaines plus sensibles encore que ceux où Bruxelles est déjà en droit d’agir, alors l’UE ferait inévitablement l’objet d’un rejet puissant qui accélérerait son déclin.

La proposition du ministre allemand est donc un exemple achevé de fausse-bonne idée dans une perspective européiste. Elle représenterait sans doute une victoire à court terme, mais se révélerait désastreuse dans la durée.

Dans les faits, les partisans de « l’Europe » sont pris au piège des insurmontables contradictions de leur projet. Tout au plus peuvent-ils œuvrer à en freiner le déclin ; l’intelligence tactique leur commande de se contenter du statu quo, qui seul peut permettre à l’UE de durer, grâce notamment à son ancrage institutionnel ; par leur existence même, les institutions européennes constituent en effet un puissant facteur d’inertie qui contre efficacement le délitement en cours — sauf événement politique impromptu type Brexit. À l’inverse, l’enthousiasme idéologique et la volonté d’aller de l’avant à tout prix provoqueraient de leur côté un dévoilement révélateur de la dangerosité du projet européen pour la démocratie.

Le plus probable, en conséquence, est que la proposition allemande reste lettre morte. Peut-être est-ce d’ailleurs l’intention cachée du ministre allemand, soucieux simplement de faire une démonstration de zèle idéologique pour des raisons de pure communication. Mais il se peut également que l’UE décide d’une réforme en demi-teinte que sa complexité technique placerait, comme souvent, hors de portée de l’examen critique des opinions publiques ; une énième démonstration de la capacité de l’UE à progresser insidieusement, par petits pas, dans l’espoir de phagocyter la démocratie là où elle se trouve, au sein des nations.

[1] La majorité qualifiée est atteinte si au moins 15 États sur 27 représentant au moins 65 % de la population de l’UE expriment un vote favorable à une décision.

Source : Eric Juillot – ELM