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"Le principe du socialisme est de tuer le mâle dominant"

Kurdistan

Lien publiée le 18 juillet 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

BALLAST | « Le principe du socialisme est de tuer le mâle dominant » (revue-ballast.fr)

Depuis la fin des années 1970, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) entend lutter pour l’émancipation des populations kurdes opprimées en Turquie, en Irak, en Syrie et en Iran. Au fil des ans, il a rompu avec le marxisme-léninisme de ses origines pour se faire le promoteur d’un socialisme à ambition écologique : le confédéralisme démocratique. C’est en 2005 que le mouvement de guérilla — considéré comme « terroriste » par le pouvoir turc et l’Union européenne — l’a officiellement adopté. La journaliste et féministe Havin Guneser vient de publier l’ouvrage The Art of Freedom 

Les aspirations du peuple kurde, et en particulier celles des femmes kurdes — à commencer par la lutte et la résistance acharnées de Sakine Cansız [cofondatrice du PKK assassinée à Paris en 2013, ndlr] face aux horribles tortures qu’elle a subies — a permis aux femmes d’occuper une place considérable. […] Au début, la lutte des femmes au sein du PKK n’outrepassait pas les frontières de la vieille gauche — pas plus qu’elle ne pouvait être contenue par elles. Öcalan [cofondateur et théoricien du PKK, ndlr] joue à ce titre un rôle important, à la fois comme stratège et comme leader politique du mouvement kurde. Il n’a ignoré ni l’asservissement des femmes, ni leur désir de liberté et leur lutte pour l’obtenir. En dépit des réactions négatives de certains membres masculins de l’organisation, il a ouvert aux femmes un espace politique, social, culturel, idéologique et organisationnel. Et s’y est tenu fermement. Dès le départ, les femmes ont rejoint les forces de la guérilla du fait du sexisme auquel elles se trouvaient confrontées à cause des structures tribales féodales de la société et, également, de la fureur qu’elles éprouvaient à l’endroit de l’oppression coloniale et de l’exploitation croissante que l’État turc déployait contre les Kurdes. Des personnes venues de tous les horizons se sont retrouvées en vue de mener une lutte commune. Un problème a alors aussitôt surgi : rallier un mouvement révolutionnaire ne suffisait pas en soi à surmonter les fondements patriarcaux des structures coloniales et féodales. C’est notamment vis-à-vis des femmes que les problèmes sont apparus : il y a alors eu des tentatives pour repenser les rôles traditionnels au sein des forces de la guérilla et des structures mêmes du parti.

[…] Les femmes étaient présentes dès le début, au moment de la fondation du mouvement ; mais lorsque celui-ci est entré dans la phase de lutte armée et que la participation des femmes a augmenté, la question s’est imposée à l’ordre du jour plus vigoureusement encore. Ce qu’elles ont vu, c’est qu’il y avait là, à l’œuvre, quelque chose qui ressemblait beaucoup à la reproduction des anciens rôles genrés. Les femmes ont alors mené une lutte considérable au sein du mouvement. En dépit de son caractère révolutionnaire, elles ont en effet été confrontées à des situations à peu près comparables à celles qu’elles connaissaient à l’extérieur. Par exemple, un problème a perduré du milieu à la fin des années 1980 : certains commandants ont renvoyé les femmes vers les villes au motif que les montagnes étaient un milieu « trop difficile pour elles ». Le comportement de certains d’entre eux vis-à-vis des combattantes qui pénétraient dans les montagnes pouvait se résumer en : « Elles devraient uniquement faire la cuisine et attendre. Préparer les munitions. » La présence de l’un des leaders fondateurs du mouvement de libération des Kurdes, Abdullah Öcalan, se révéla alors d’une importance primordiale : il n’a pas fermé les yeux sur ce problème. Raison pour laquelle les femmes du mouvement l’appellent « le camarade le plus radical », « le camarade le plus révolutionnaire ». En tant que leader, donc, il n’a pas fermé les yeux, il n’a pas dit : « Cela ne nous concerne pas. » Il est toujours plus simple d’adopter des principes très généraux ; au lieu de cela, Öcalan s’est assuré que les femmes ne résistaient pas seulement en tant qu’individus, mais qu’elles le faisaient de manière organisée. Sur le plan organisationnel, théorique et politique, il les a soutenues et a ouvert la voie.

Certaines femmes acceptaient la reproduction de ces rôles genrés, d’autres la rejetaient. L’organisation n’a pas tardé à prendre conscience de la gravité du problème ; partant, elle a créé le YJWK (Union des femmes patriotes du Kurdistan) en 19871. La mise en place de cette union marque la première initiative pour former une organisation de femmes unique et distincte. L’afflux massif de femmes dans les années 1990 a conduit à constituer une nouvelle organisation au sein des forces de guérilla : en 1993 et pour la première fois, des unités féminines autonomes ont été créées. Cela signifie qu’elles ne se trouvaient pas sous le commandement direct des guérilleros masculins et qu’elles étaient en mesure de prendre leurs propres décisions, d’établir leurs propres plans, et de déterminer comment les mettre en œuvre. La façon dont le rôle des femmes dans l’autodéfense s’est développé leur a permis d’augmenter leur confiance en elles, conduisant à des transformations idéologiques, politiques et économiques considérables. Ainsi, en 1995, l’YAJK (Union des femmes libres du Kurdistan) a‑t-elle été fondée. Le travail politique et social était désormais entrepris non seulement par les femmes de l’organisation, mais aussi par celles de la société civile. En parallèle, on a vu le début d’une solidarité internationale. C’est au cours de ces années qu’Öcalan a commencé à parler d’un nouveau concept : tuer le mâle dominant.

[Juillet 2016, camp de réfugiés de Maxmur, Irak. Le PKK est en charge de sa protection : pause entre deux séances d'éducation | Loez]

Dans ce contexte, il fut très important de problématiser la question des hommes — non seulement la question de la liberté des femmes vis-à-vis d’eux, mais de leur liberté à eux. Pourquoi les hommes n’évoluent-ils pas, ou ne voient-ils pas la nécessité de le faire ? C’est au regard de ces interrogations que le principe fondamental du socialisme démocratique au sein du mouvement de libération kurde se résume par « tuer le mâle dominant ». Ce que nous voyons, c’est la quantité de privilèges dont jouissent différents types de sujets : les hommes par rapport aux femmes, les Blancs par rapport aux Noirs, les mères par rapport aux enfants, etc. C’est également valable entre les nations. Par exemple, l’oppression des Kurdes par l’État turc piège aussi la société turque et l’empêche de devenir plus démocratique. Ce qu’il faut comprendre, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Öcalan et le mouvement de libération kurde sont parvenus à convaincre la société kurde et les révolutionnaires de sexe masculin, c’est que l’asservissement des femmes ne concerne pas seulement les femmes. Ce n’est pas uniquement une question de biologie ; la liberté des hommes est également compromise. Tout cela a à voir avec le vol du produit excédentaire2, qui commença par celui des femmes : l’ordre social qui empêchait l’accaparement du produit excédentaire découlait des principes moraux qui avaient été inculqués durant l’ère matriarcale3.

À partir de 1995, la lutte pour la liberté des femmes s’est radicalisée. En 1992, lors d’une discussion avec des femmes, Öcalan dit : « Si vous ne trouvez pas une solution pour changer la mentalité des hommes, vos vies sont toutes en danger. » Peu après, il introduisit le concept « tuer le mâle dominant » — les gens le datent généralement de 1999, mais il a vu le jour en 1996. On m’a dit que la plupart des hommes étaient quelque peu effrayés ; ils disaient : « Eh, ce n’est pas au sens propre, si ? Vous n’allez pas nous tuer avec un pistolet ou je ne sais quoi ? » Non, bien sûr que non. La théorie sur laquelle s’appuyait cette conception prit ensuite une place considérable. On s’est mis à parler de « divorce éternel », par exemple. Divorce qui ne concernait pas seulement les femmes mais également les hommes. C’est qu’il s’agissait de divorcer d’un système patriarcal, politique et social vieux de cinq mille ans, de divorcer de sa mentalité à la fois psychologiquement et culturellement. Dans le même temps, les femmes se mirent à parler d’un projet concomitant de transformation des hommes. À cette fin, l’éducation de ces derniers devait être dispensée par des femmes.

Peu avant 1998, les femmes définirent les fondements idéologiques de la libération des femmes et, pour les mettre en œuvre, créèrent le PJKK (Parti des travailleuses du Kurdistan). En 2000, elles élargirent leurs champs d’organisation et de lutte et fondèrent le PJA (Parti de la femme libre). L’une des avancées les plus importantes de cette époque est la déclaration du Contrat social des femmes. Toutes ces tentatives n’ont toutefois pas permis une complète remise en cause des limites et du cadre du patriarcat. Le mouvement des femmes, mais aussi l’organisation dans son ensemble, étaient à la recherche d’une alternative. Bien que le PKK n’appartînt plus à la vieille gauche, il ne semblait toutefois pas en mesure de proposer une solution à même de rompre complètement avec le « socialisme réel4 » et, donc, avec la modernité capitaliste. On peut dater de la décennie 1993–2003 la période de transition et la tentative de constituer une alternative à la modernité capitaliste. Le matériel théorique disponible, les expériences passées de divers autres mouvements, le féminisme et l’expérience même du PKK ont conduit le mouvement à conclure que l’esclavage des femmes constituait le socle de tous les esclavages ultérieurs, ainsi que de tous les problèmes sociaux. Le mouvement a dès lors commencé à se distinguer des formations marxistes-léninistes classiques. Il s’est également distingué par sa conception de l’État comme un instrument de pouvoir et d’exploitation non nécessaire à la poursuite de la vie humaine et naturelle. Enfin, sa perception de la violence révolutionnaire se transforma pour devenir désormais une question d’autodéfense.

[Juillet 2016, camp de réfugiés de Maxmur. Heval Beritan est originaire des régions kurdes d'Iran : elle a rejoint les YJA STAR, la force armée des femmes en non-mixité au sein du PKK | Loez]

Öcalan a établi que l’esclavage des femmes s’est développé en trois étapes successives au cours des cinq mille dernières années. D’abord, il y a eu la construction de l’esclavage idéologique ; ensuite, l’utilisation de la force ; enfin, la confiscation de l’économie. Öcalan a rapidement établi un lien entre l’importance de l’asservissement des femmes, la dissimulation intentionnelle de ce fait et la place croissante du pouvoir hiérarchique et étatiste au sein de la société. En accoutumant les femmes à l’esclavage, on a ouvert la voie à l’asservissement des autres composantes de la société. L’asservissement des hommes est advenu après celui des femmes. Cependant, à certains égards, l’asservissement des femmes diffère de l’oppression classiste et nationaliste. Sa légitimation découle d’une répression intense et bien huilée, combinée à des mensonges jouant sur l’émotionnel : la différence biologique de la femme est utilisée comme justification. Tout le travail qu’elle accomplit est considéré comme acquis et dévalorisé comme étant un « travail de femme ».

Si l’on n’analyse pas le processus par lequel les femmes ont été socialement vaincues, non seulement on ne peut comprendre correctement les fondamentaux de la culture dominante masculine qui en résulte, mais on est incapable de penser ce qu’il faut construire à la place. Si l’on ne comprend pas comment la masculinité est une construction sociale, on ne peut pas analyser l’institution de l’État et, par voie de conséquence, on ne sera pas en mesure de cerner avec précision la culture étatique de la guerre et du pouvoir. C’est un point sur lequel il faut insister, car c’est ce qui a ouvert la voie aux féminicides et à la colonisation et l’exploitation des peuples. L’asservissement social des femmes a été la contre-révolution la plus vile jamais réalisée.

Öcalan souligne que « l’épée de guerre brandie par l’État et la main de l’homme au sein de la famille sont des symboles d’hégémonie. Toute la société de classe, de ses couches supérieures à ses couches inférieures, est prise en étau entre l’épée et la main ». […] Des femmes ont été brûlées. Elles ont été enterrées vivantes des siècles durant. Elles ont été battues si fort que tous leurs os étaient brisés. Dans certaines traditions, leurs pieds sont encore maintenus dans des chaussures très serrées ou dans des chaussures en fer, de sorte qu’elles ne peuvent pas marcher rapidement. On a fait en sorte que ce soit perçu comme un symbole de beauté : en réalité, c’était un symbole de domination. Et, comme si cela ne suffisait pas, les femmes sont dépouillées de leurs moyens de subsistance. Ce n’est pas seulement l’économie des femmes qui est en cause, mais aussi celle des peuples colonisés et des travailleurs en général. C’est par exemple le cas des Kurdes. Ils ont été privés de l’ensemble de leurs ressources, y compris le contrôle de leurs activités économiques quotidiennes. C’est également le cas dans les pays capitalistes. Les communautés et les peuples voient leurs économies prélevées pour qu’ils deviennent dépendants du système — qu’il s’agisse de leur salaire ou de l’aide sociale.

[Avril 2014, monts Qandil, Irak. Ces montagnes sont la base arrière du PKK. D'après l'une de ses camarades, cette combattante aurait été tuée depuis | Loez]

Le capitalisme et l’État-nation doivent être analysés comme autant de représentations du mâle dominant dans sa forme la plus institutionnalisée. La société capitaliste est la continuation et l’aboutissement de toutes les anciennes sociétés d’exploitation5. Il s’agit en réalité d’une guerre continue contre la société et les femmes. […] Dès lors, si on n’en finit pas avec l’asservissement des femmes, aucune autre libération ne pourra advenir : les processus de domination ne sont pas seulement similaires à celui de l’asservissement des femmes, ils se sont construits selon son modèle.


Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Havin Gusener, The Art of Freedom : A Brief History of the Kurdish Liberation Struggle, PM Press/Kairos, 2021.
Photographie de bannière : guérilleros du PKK dans les monts Qandil | Loez
Photographie de vignette : portrait de Sakine Cansız affiché dans le camp de réfugiés de Maxmur | Loez


  1. Notamment sous l’impulsion de Sakine Cansız, cofondatrice du PKK [ndlr].
  2. Concept repris et développé par Karl Marx. Le produit excédentaire correspond à l’ensemble ce qui est produit au-delà des besoins « nécessaires » à la subsistance quotidienne des travailleurs et des travailleuses. Aussitôt qu’une collectivité humaine produit du surplus, la question se pose de savoir qui en profitera : c’est alors, comme l’explique Ernest Mandel, qu’une « partie de la société peut devenir une classe dominante » [ndlr].
  3. Pour Öcalan et la « science des femmes » kurde — la jineolojî —, l’asservissement structurel des femmes remonte à la fin du néolithique, qui a donné naissance au patriarcat. Auparavant, il existait une ère pré-étatique, un socialisme primitif caractérisé par le matriarcat [ndlr].
  4. On entend par là le socialisme/communisme d’État, tel qu’il s’est incarné dans de nombreux pays au XXe siècle [ndlr].
  5. L’autrice précise ailleurs : « Afin de mettre un terme à la perpétuation de l’accumulation du capital et du pouvoir ainsi qu’à la reproduction de la hiérarchie, il est nécessaire de créer des structures propices à une société démocratique, écologique et libérée de la discrimination genrée. Pour y parvenir, le démantèlement du pouvoir et de la hiérarchie est une nécessité absolue. Le système social de la modernité démocratique est le confédéralisme démocratique et l’autonomie démocratique. Ce système n’est pas une formation étatique alternative mais une alternative à l’État. Nos démocraties actuelles se sont développées à la suite de la démocratie romaine, qui est représentative au lieu d’être participative. Ainsi, la majorité règne et une élite décide des questions fondamentales en notre nom. L’autonomie démocratique, elle, est une démocratie radicale, avec, avant toute chose, la participation organisée et la prise de décision des femmes, mais aussi de toutes les composantes de la société qui s’organisent et participent directement à la prise de décision afin d’être en mesure de décider des questions qui les concernent directement et indirectement. » [ndlr]