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Des mères, des filles et Lovecraft
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C'est un roman fascinant et cruel que celui de cette jeune romancière équatorienne, le premier traduit ici. On y voit à l’œuvre un groupe de six adolescentes, scolarisées dans un établissement catholique de l’Opus Dei réservé à l’élite de Guayaquil. Elles s’emploient à exercer une emprise sadomasochiste sur leur professeure de lettres, Clara Lopez Verde, malignement surnommée Miss Bovary Latina. Cette dernière était peut-être prédestinée à la subir, si on considère les rapports qu’elle avait avec sa mère, désormais disparue — Clara conserve pieusement, seul tableau sur le mur de son appartement, une radio de sa sinueuse colonne vertébrale.
Fernanda, l’une des filles, se retrouve kidnappée par Clara, et maintenue prisonnière à on ne sait quelle fin dans une masure perdue quelque part près de la chaîne volcanique de la cordillère des Andes. C’est le début du roman. Puis des retours en arrière, subtils et très construits, vont dessiner l’univers mental et les agissements du groupe, d’où émergent Annelise, leur meneuse, et Fernanda, sa « complice », pour rester dans le registre polar. On appréhende surtout comment s’articulent les rapports de forces entre ces personnages, tous féminins, et leur renversement : à coups d’introspections psychanalytiques, de questions-réponses à la manière des énigmes des grands contes mythiques, de dissertations bien peu scolaires sur l’héritage au présent du fantastique littéraire, de monologues affolés du côté de Clara, de récits voluptueusement douloureux sur le désir de mort et la pulsion sexuelle du côté des deux filles.
On peut s’abandonner aux inventions langagières de l’auteure (comme quand Annelise évoque Fernanda, « sa meilleure amie, sa sœur-cobra, sa siamoise de hanche »), à la puissance tragique de l’évocation de ces tranches de vie d’adolescentes, fascinées par l’attraction dévorante du néant et de l’horreur. Ici, on sait faire claquer les racines littéraires anglo-saxonnes (Edgar Allan Poe et Howard Phillips Lovecraft, mais aussi plus curieusement le Herman Melville de Moby Dick) de ce gothique latino, qui apparaît comme une branche jeune, noire et maléfique, du réalisme magique. S’y mêlent les creepypastas d’Annelise, douée pour raconter à ses paires ces horreurs bien épicées qui circulent à plein régime sur Internet. S’y ajoute la description physique sensuelle, mélange d’attirance et de répulsion, de ces corps juvéniles qui, si proches, affolent Clara ; fragilisée comme elle l’était déjà par la domination de sa mère, elle n’avait pas besoin de cette épreuve, sinon pour augmenter son malaise psychique : « Tous ces petits cœurs aux utérus brûlants et aux clitoris gonflables lui provoquaient une drôle d’irritation dans les os, là où elle ne pouvait se gratter. »
On ne saurait bien sûr oublier le cadre éducatif dans lequel baignent ces jeunes filles issues de la très bonne bourgeoisie de leur ville, en prise à la diffusion d’un corpus idéologique très conservateur, et dont les mères sont un pilier ; et leurs filles, tout comme Clara jadis avec sa propre génitrice, fantasmeront sur leurs liens charnels avec elles — cette dévoration-répulsion qui renvoie au titre de ce furieux édifice romanesque… « On dit d’une mère qu’elle est une mâchoire se refermant sur ses petits pour les protéger. »
Mónica Ojeda est née en 1988, elle signe ici son troisième roman.
Bernard Daguerre