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“Les divagations de la Wertkritik en terre sainte”

Lien publiée le 17 mars 2024

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

“Les divagations de la Wertkritik en terre sainte” - des nouvelles du front (dndf.org)

Un camarade (“un internationaliste”) nous a fait parvenir un texte sur la Wertkritik  où celui-ci précise qu’il est important de faire connaître à quelles “extravagances” concrètes et pratiques leurs positions abstraites déconnectées des réalités de classes de cette société peuvent mener. 

Deux parties à ce texte.

Une première, très critique de la Wertkritik, sur des bases de classes. On peut être surpris par la virulence du propos ici, où nous nous sommes peu attardés sur ces groupes qui ont substitué la Valeur à la lutte des classes comme moteur de l’Histoire. Cela dit, le contexte de la guerre de l’Etat d’Israël contre les palestiniens et ses répercussions politiques et médiatiques… et théoriques partout dans le monde justifient une telle attaque de la Werkritik.

Et une deuxième partie très fouillée et très intéressante sur l’histoire du Sionisme, d’Israël et de la Palestine.dndf

Les divagations de la Wertkritik en terre sainte.

Le 12 novembre dernier, l’animateur du site francophone Palim-Psao relayait un message du collectif Golem qui appelait à se mobiliser à ses côtés en participant à la marche nationale du même jour contre l’antisémitisme[i]. Il s’agissait, suivant ce collectif, de s’opposer à une participation à cette marche par l’extrême-droite qui «instrumentalise la lutte contre l’antisémitisme afin de réhabiliter son passé, sa vision et ses structures antisémites, racistes et islamophobes». L’appel du collectif se terminait sur cette proposition : «rejoignez-nous dans la marche pour les [«les fascistes»] bloquer».

Cet article dénonce le cautionnement par la Wertkritik (aussi WK dans ce texte) de la marche du 12 novembre, mais surtout ce texte vise à clarifier ce qui, dans la théorie critique de la valeur, a rendu possible voire inéluctable une telle initiative. Ce n’est que dans une confrontation avec la réalité qu’une théorie peut soutenir sa véracité et révéler sa pertinence. La participation de la WK à la marche nationale contre l’antisémitisme a démontré la caducité de sa radicalité et la vacuité des prétentions émancipatrices de sa théorie.

L’article se compose de deux parties principalement : une première partie consacrée à une critique des positions théoriques de la Wertkritik ainsi qu’à ses mobilisations contre l’antisémitisme ; et une deuxième partie qui concerne la question du sionisme et d’Israël dans la mesure où les prises de position antisionistes sont assimilés par la WK mais également institutionnellement par les pouvoirs étatiques en Occident, à un antisémitisme.

A – Première partie.

Cela fait des années déjà que le courant de la Wertkritik en France, à travers son site Palim-Psao, et l’association d’édition dédiée «Crise & Critique», font de la lutte contre l’antisémitisme un axe privilégié de leurs activités. Outre le message relayé que je viens de mentionner, outre les nombreux textes consacrés à ce sujet, on peut encore mentionner une journée «théorie critique de l’antisémitisme et du racisme» consacrée à «l’antisémitisme et la gauche» ainsi qu’un atelier de formation et d’initiation à la «critique anticapitaliste de l’antisémitisme moderne et du conspirationnisme» animé par des membres du RAAR (Réseau d’action contre l’antisémitisme et le racisme) et qui eurent lieu pendant les camps d’été 2020 et 2021 de l’association «Crise & Critique».

A la lumière de ces faits, la question qui se pose évidemment – qui s’impose même – est la suivante: comment une organisation qui vise la critique radicale de la société capitaliste et qui prône l’émancipation humaine de la domination marchande, comment en arrive-t-elle à s’associer à un appel à marcher avec la classe politique qui organise cette mobilisation en défense des «valeurs de la République» et contre l’antisémitisme ? L’abîme qui sépare ces deux extrêmes est en effet vertigineux et il me paraît essentiel, au vue des prétentions de la Wertkritik à incarner une critique subversive et révolutionnaire de la société capitaliste, d’en éclairer ici les tenants et aboutissants.

  1. Le Contexte.

Contextualisons d’abord. Les initiateurs de la manifestation du 12 novembre affichaient vouloir défendre «les valeurs de la République» et plus précisément à apporter par cette mobilisation la réponse de la nation à une situation française qui avait vu, d’après le ministère de l’Intérieur, les actes antisémites se multiplier sur le territoire national depuis le début des bombardements israéliens à Gaza.

Ces bombardements israéliens avaient démarré dès le lendemain de l’attaque par le Hamas, le 7 octobre, contre le territoire israélien frontalier de la bande de Gaza et au cours de laquelle des militants armés de cette organisation (rejoints dans cette opération, selon des versions officielles, par d’autres factions combattantes palestiniennes présentes à Gaza) ont massacré environ 1200 personnes dont un tiers de soldats et policiers[ii], et en ont enlevé 240 autres dont des enfants, des femmes et des personnes âgées. Un mois plus tard, autour du 10 novembre, l’ONU comme l’UNRWA et comme Human Rights Watch indiquaient un bilan des opérations militaires ininterrompues de Tsahal qui s’élevait à plus de 10 000 morts, confirmant ainsi les chiffres communiqués par le ministère palestinien de la Santé de Gaza.[iii]

Depuis le début de ces massacres de masse à Gaza, nous assistons jour après jour non seulement à une intensification et un élargissement de ces représailles indiscriminées sur l’ensemble de la population à Gaza, mais également à une propagande qui cherche à dédouaner les autorités israéliennes de toute responsabilité directe dans ces horreurs indescriptibles. Une véritable campagne de falsification s’est mise en place pour tenter d’occulter les raisons réelles de ces massacres et pour nous imposer la vision d’un petit pays, d’un peuple martyr (les israéliens, les juifs) qui n’aurait pas d’autre choix que de se défendre contre la barbarie et le terrorisme qui la menacent à ses frontières. Ça a été le sens de l’ensemble des prises de positions du personnel politique en France, Allemagne, Royaume-Uni, Etats-Unis, … largement relayées par la plupart des médias, par un journalisme de meute.  Dans un même élan les prises de position qui ne «collaient» pas avec ce narratif et qui dénonçaient au contraire cette campagne virulente de propagande pro-israélienne, se sont vus taxées d’antisémitisme.

Et puis nous avons pu constater que lorsque le blocus informationnel sur la réalité de cette boucherie en cours à Gaza n’arrivait plus à contenir toute l’ampleur de l’horreur des massacres et destructions opérés jour après jour et 24h sur 24 par l’armée israélienne et que par conséquent  l’impact du discours pro-israélien sur l’opinion public commençait à s’affaiblir, que l’accusation d’antisémitisme s’est alors imposée comme pivot central du discours visant à légitimer les actions meurtrières de Tsahal.

La marche républicaine du 12 novembre contre l’antisémitisme, mise en place par les pouvoirs publics, s’inscrit pleinement dans cette dynamique.

Cela n’a pas été analysé ainsi par la Wertkritik et cela ne pouvait d’ailleurs pas être perçu de cette manière par elle si l’on en juge par le contenu d’un article rédigé en 2009 par Robert Kurz, une de ses figures tutélaires, et qui reste référencé aujourd’hui encore sur Palim Psao.  L’article en question, présenté parfois comme un essai, s’intitule «les meurtriers d’enfants de Gaza – une opération ‘plomb durci’ pour cœurs sensibles» paru initialement dans la revue allemande Exit! et dans lequel l’auteur analyse la situation au Moyen-Orient de l’époque dans un sens résolument pro-israélien en soutenant que la lutte pour l’émancipation humaine commandait la défense de l’Etat d’Israël.

Le contenu de ce texte est profondément choquant et j’y reviendrai. Mais tout autant choquant est le ton cynique et jusqu’à l’intitulé même de l’article : ‘plomb durci’ était en effet le nom de code pour l’opération militaire israélienne de janvier 2009 en réponse aux tirs de mortiers et lancements de roquettes par le Hamas à partir de Gaza en direction du territoire israélien.  Voici comment Kurz introduit son article : «Les images ne mentent pas, surtout les images de cadavres d’enfants. Des enfants morts, des enfants mutilés, des enfants effrayés et en pleurs, des enfants regardant la caméra avec des yeux bandés écarquillés, des petits cercueils portés au milieu d’une foule en délire, des mères criant leur douleur au ciel – cette vision vacillante sur les écrans se condense en un formidable acte d’accusation contre les tueurs d’enfants juifs de Gaza. Hérode, d’autre part, était un ami bienveillant des enfants. La perception de la guerre à Gaza entre Israël et le Hamas, qui a duré plusieurs semaines, s’est réduite à cette évidence cruelle comme aucun conflit précédent : les Juifs sont des assassins d’enfants. Cela a été suspecté pendant plus de mille ans; maintenant c’est prouvé devant le public mondial. Enfin et surtout, une certaine partie de la gauche a été saisie et emportée par un sentiment écrasant contre l’État meurtrier d’enfants d’Israël, et qui n’a toléré plus aucune autre réflexion. Êtes-vous pour ou contre l’infanticide israélien à Gaza ? Et alors. Nous savons maintenant quelle est la position morale des amis des Juifs. (…) Il est affirmé que ce régime du Hamas retranché dans les pores de la population de Gaza a déjà gagné la guerre des images[iv]

 

Ce qui est particulièrement choquant dans ces phrases et dans le reste du texte, c’est que l’auteur, en n’exprimant à aucun moment son empathie envers les victimes des intrusions meurtrières israéliennes à Gaza, en arrive finalement à instrumentaliser ces cadavres d’enfants assassinés tout autant que le fait le Hamas en exhibant ces images devant les caméras. Que ces enfants palestiniens soient réellement morts, morts sous les bombes et par les tirs indiscriminés de Tsahal, que ces enfants ne sont pas des images ni des concepts abstraits et que rien ni personne ne pourra plus jamais réparer ces pertes et souffrances incommensurables, cela Kurz dans son texte ne semble pas y accéder. On le sait : à travers le déni, ou le travestissement et l’instrumentalisation par la société de la réalité et la profondeur des souffrances subis par les victimes de violences, c’est toujours encore un deuxième traumatisme qui s’abat sur eux. Ce qui intéresse Kurz ici – sans exprimer la moindre pensée ni respect pour les victimes – c’est de dénoncer le Hamas qui utilise ces cadavres dans la guerre des images devant l’opinion mondiale. Dans son emballement à dénoncer le Hamas, Kurz s’assoit sur le caractère sacré de ces enfants morts et sur la douleur infinie de leurs proches. C’est une erreur inadmissible et qui rend la lecture de la suite du texte extrêmement pénible. Une erreur inadmissible, mais qui doit être expliquée à la lumière des positions de ce théoricien radical de la WK précisément. Et le concept-clé ici sera évidemment le terme d’antisémitisme et ce qu’il recouvre pour Kurz et à sa suite pour la Wertkritik. Ne tombons pas dans cette facilité qui consisterait à diviser la WK entre son aspect “exotérique” à analyser séparément de son aspect “ésotérique”. L’ensemble des activités de la WK est cohérent et unitaire.

  1. La position de la Wertkritik sur l’antisémitisme.

On peut aisément saisir que pour la Wertkritik, la question de l’antisémitisme est directement liée à sa conception des classes dans la société capitaliste (la fameuse «personnalisation» des rapports sociaux), ainsi qu’à sa propre conception de la lutte anticapitaliste … et qui peut aboutir – on le constate à la lecture de l’article de Robert Kurz toujours référencé sur leur site – à la défense de la politique d’Israël ou encore à leur participation («critique» sans aucun doute) à une manifestation gouvernementale en France.

 

Dans «Capitalisme, classes et antisémitisme moderne» Clément Homs écrit ce qui suit :  «L’anticapitalisme tronqué de gauche, pose toujours potentiellement un problème antisémite, hier comme aujourd’hui, dans ce sens où sa forme de pensée s’enracine dans ce même rapport antinomique phénoménal de l’essence du capitalisme (les rapports sociaux constitués par le travail – ou plus précisément, en reprenant la terminologie de Postone, constitués par la fonction socialement médiatisante du travail, c’est-à-dire le «côté abstrait du travail» comme dit Marx). Cet anticapitalisme fétichisé identifie l’abstrait phénoménal de l’essence du capitalisme avec l’argent, le pouvoir de l’argent, ses institutions (banques, paradis fiscaux, etc.) et ses porteurs (les vilains spéculateurs, traders, «banksters», etc.) et cette dimension est reconnue comme «capitaliste» ; alors que le concret phénoménal (le travail, le travailleur aux mains calleuses, l’industrie, les machines, le taylorisme – chez Lénine ou Gramsci par exemple -, etc.) de l’essence du capitalisme apparaît pour l’anticapitalisme tronqué de gauche (et pas seulement pour le marxisme traditionnel) comme «extérieur au capitalisme», c’est-à-dire comme naturel, ontologique, «humain», transhistorique ; un concret qu’il faut affirmer positivement contre l’abstrait phénoménal. Cette critique tronquée du capitalisme se focalisant sur l’argent (l’abstrait) va vite prendre pour objet dès la fin du XIXe siècle, la finance (quand le capital fictif vient à jouer son premier rôle historique d’«appendice» puis de «moteur d’allumage» d’une accumulation auto-entretenue, et pourra ainsi partager un socle commun avec la pensée anticapitaliste tronquée de droite ou du «ni droite ni gauche» (car la façon de voir fétichiste est transversale et touche comme un seul individu, toutes les classes et positions politiques), et les ponts et passerelles «anti-finance» (la formule «mon ennemi c’est la finance !» a toujours été un énoncé typique de la façon de voir fétichiste, elle aura forcément soulevé un moment l’enthousiasme de l’anticapitalisme tronqué de gauche) dans les discours et les actes pourront à tout instant s’établir, dès que la crise déterminée par l’auto-contradiction interne au capitalisme monte en surface. Cette critique focalisée sur l’argent, la finance, la spéculation et les mégabanques (l’ «économie de casino» détachée de l’ «économie réelle» : encore une opposition entre l’abstrait et le concret ; antinomie que l’on retrouve encore après la crise de 2008 chez ceux qui veulent – Larrouturou, Jorion, Economistes attérants, etc. -, en les séparant, opposer les «banques de dépôts» – le concret – et les «banques commerciales» – l’abstrait), sera toujours potentiellement prête à biologiser son objet sous la forme du Juif, en faisant du capitalisme une juiverie financière. C’est aussi ce qui guette, potentiellement, toute opposition de gauche comme de droite à la présidence d’Emmanuel Macron, qui ne serait pas au clair, avec une critique conséquente et réellement révolutionnaire du capitalisme, qui puisse dépasser une forme de pensée – et donc de pratique – prisonnière de l’antinomie phénoménale opposant le concret à l’abstrait.»[v]

Roswitha Scholz, autre théoricienne tutélaire de la Wertkritik, est tout autant explicite: «Aujourd’hui, la recherche de coupables est à nouveau en cours. Un marxisme (vulgaire) de personnalisation se répand, les capitalistes, les spéculateurs et les investisseurs étant l’ennemi, ce qui implique bien sûr un antisémitisme structurel.»  Roswitha Scholz pour la rédaction d’Exit! – décembre 2019. Traduit de l’allemand par Johannes Vogele. Publié sur le site Palim Psao.

 

Notons d’emblée que, alors que Clément Homs parle d’un anticapitalisme tronqué qui poserait potentiellement (adverbe repris à trois reprises dans l’extrait) un problème antisémite,  Roswitha Scholz quant à elle évoque un marxisme de personnalisation qui implique «bien sûr un antisémitisme structurel». Au vu de l’ensemble de ses textes sur le sujet, il s’agit bien pour la Wertkritik d’un danger systémique qui menacerait notre émancipation du capital. Nous sommes donc bien en présence ici d’un premier élément (l’antisémitisme structurellement relié aux luttes anticapitalistes) expliquant leur appel à rejoindre la marche républicaine du 12 novembre dernier[vi] contre l’antisémitisme ! Comme je le développerai plus loin dans ce texte, toute proposition d’une lutte anticapitaliste qui ferait l’impasse sur les personnifications du rapport social capitaliste, constitue une antinomie : le capital est un rapport social, une relation sociale.

Par ailleurs il est assez cocasse de constater que pour la Wertkritik qui s’insurge à longueur d’articles contre les personnifications qu’opèreraient les «marxistes orthodoxes» qu’elle accuse de procéder à une vulgaire critique «tronquée» du capitalisme … semble désigner tout à coup «les antisémites» comme une menace majeure et qui se mettraient en travers le chemin vers notre émancipation.

Evidemment cela n’aurait pas de sens de chercher à argumenter qu’il n’y aurait pas dans ce monde des antisémites se réclamant d’un anticapitalisme et/ou d’un marxisme (vulgaire ou pas). Mais dans la mesure où les citations ci-dessus émanent d’un courant politique se revendiquant de la critique radicale marxiste, cela a beaucoup de sens d’examiner au plus près les raisonnements qui conduisent la Wertkritik à assimiler toute lutte contre la classe qui incarne (ou qui – comme classe sociale – “personnifie”) les intérêts de la société capitaliste, la classe bourgeoise donc, à un antisémitisme. Car il s’agit bien de cela : ou bien on adhère aux positions de la Wertkritik sur son anticapitalisme «radical» et prétendument émancipateur, ou bien on est forcément, structurellement, potentiellement (!?) un antisémite ! Nous sommes en présence ici d’une logique en tout point similaire à celle qui assimile les critiques et les luttes contre la politique colonialiste de l’Etat hébreux en Palestine à un antisémitisme. Il y a une continuité évidente entre ces raisonnements et les prises de position défendues par Robert Kurz dans son article. Ce raisonnement se résume à une injonction : celui qui n’épouse pas le point de vue et la démarche de la Wertkritik sur sa prétendue critique radicale catégorielle du capitalisme, est structurellement un méprisable antisémite !

Il y a plusieurs éléments constitutifs du fonds patrimonial de la Wertkritik qui concourent pour aboutir à son incapacité à porter un regard critique fondé et par ailleurs indispensable sur l’antisémitisme et sur son instrumentalisation.

Un premier élément dans ce sens, c’est le fait que pour la Wertkritik, la question du pouvoir politique reste globalement un impensé. Cela découle de son rejet et de sa non-reconnaissance des relations de classe comme élément constitutif et déterminant dans le rapport social capitaliste. Ou plutôt, la WK reconnait dans une certaine mesure l’existence des classes, mais elle est incapable de les voir et analyser autrement qu’à travers des lunettes social-démocrates, c’est-à-dire d’un point de vue purement économique et sociologique, et donc politique. Un point de vue politique, dans le sens d’une conservation du vieux monde (rôle historique de la social-démocratie) au moyen de la politique et en opposition totale avec toute perspective radicale et subversive. Historiquement, le projet social-démocrate a toujours consisté à œuvrer dans le sens d’une intégration harmonieuse des exploités au sein de la société ce qui constitue une aberration totalement antinomique dans les conditions d’exploitation capitaliste!

  1. La position de la Wertkritik sur les classes.

La spécificité de la Wertkritik réside – et là je me réfère à ce qu’elle affiche systématiquement dans l’ensemble de ses prises de position – dans ce qu’elle considère constituer une rupture d’avec le «marxisme dogmatique», ou encore d’avec «le marxisme du mouvement ouvrier» ou «marxisme traditionnel», à savoir son insistance sur la nécessité d’une critique des «formes sociales catégorielles» des rapports sociaux sous le capitalisme que sont les catégories du travail, de l’argent, de la valeur et de la marchandise. La Wertkritik affirme que cette approche qu’elle revendique correspond à une partie de l’œuvre de Marx, qu’elle nomme «le Marx ésotérique» en opposition à un «Marx exotérique» qui appartiendrait au marxisme dogmatique et d’où ce dernier tirerait ses inspirations.

Dans un entretien publié en janvier 2016 Clément Homs déclare «On ne peut plus décrire le capitalisme post-1980 en utilisant les formes phénoménales de la configuration prise par le capitalisme au temps du régime d’accumulation auto-entretenue de production de valeur par l’exploitation du travail vivant. Monde où il y avait une place centrale pour le prolétariat et son exploitation dans les usines fordistes (souligné par moi). C’est sur ce point que la distinction méthodologique entre le Marx «ésotérique» et le Marx «exotérique» prend toute sa signification. Souvent c’est là une source d’incompréhension au sujet de la critique de la valeur, quand on entend que celle-ci ne parlerait plus d’exploitation. Bien sûr qu’il y a toujours dans le «capitalisme inversé» l’exploitation du sur-travail et donc toujours des luttes de classes, mais on peut montrer que ce travail de masse en Chine, en Inde, au Brésil, etc., ne représente nullement une quantité aussi élevée de valeur et survaleur (souligné par moi) que certains marxistes traditionnels voudraient le croire. Structurellement le nouveau régime d’accumulation à partir des années 1980 n’a absolument plus de caractère auto-entretenu, l’exploitation toujours existante n’est plus le point central structurel du nouveau régime d’accumulation (souligné par moi).»[vii]

 

Dans la première partie de ce même entretien[viii], parue en mai 2015, Clément Homs affirme encore : «Le fétichisme consiste en une inversion réelle (et non une simple mystification) entre le concret et l’abstrait, en ce sens où dans la société capitaliste tout le concret (et les classes) devient la forme phénoménale dérivée de l’abstraction qui se fait réalité (les abstractions réelles). C’est en ce sens que Marx va parler du capital comme d’un « sujet automate » et qualifier le capitalisme de forme historique de fétichisme. Un monde social où les hommes ne dominent pas le processus de production mais sont dominés par lui. Avant même d’être une société de classes, le capitalisme constitue en son noyau une société où les sujets modernes sont dominés réellement par leurs propres relations sociales, au lieu de les organiser consciemment. La classe profitante [ix] et non «dominante» (méfions-nous des apparences), n’a toujours été que l’élite de fonction d’un tel système fétichiste capitaliste (les «fonctionnaires» du capital comme dira Marx), en ce sens où les rapports sociaux capitalistes ne sont pas plus transparents, autodéterminés et conscients pour cette classe bourgeoise, qu’ils ne le sont pour la classe écrasée par l’exploitation du surtravail – ce à quoi la compréhension marxiste traditionnelle du fétichisme a toujours été aveugle. La «domination» de classe médiée par l’État et le rapport salarial en surface, existe bien dans la société capitaliste et elle est très palpable, mais c’est une domination dominée qui n’est pas son propre fondement, dans ce sens où elle n’existe qu’à l’intérieur de la structure de domination anonyme et impersonnelle bien plus globale, prégnante et inconsciente que constitue le fétichisme. Les structures étatiques ne sont pas un point extérieur à la constitution-fétichiste, depuis lequel serait «pilotée» la société capitaliste. L’État est la forme institutionnelle phénoménale que prend la sphère du politique dans une société moderne constituée par le rapport dialectique de dissociation-valeur.» 

La Wertkritik s’autocrédite donc d’une approche critique radicale catégorielle de ces concepts-clé que sont la valeur, le travail abstrait, l’argent, la  marchandise, … Ma propre prétention dans ce texte est d’argumenter que les critiques par la WK de la valeur, du travail abstrait, de la marchandise, ne constituent nullement des contributions critiques radicales en vue d’une émancipation de l’humanité du joug de ces abstractions qui nous dominent. Ne constituent pas et ne peuvent pas constituer des contributions dans ce sens. La Wertkritik, dans ses prétendues critiques catégorielles reste prisonnière d’une approche économiciste et d’une vision occidentalo-centriste du capitalisme. C’est une telle vision occidentalo-centriste qui trahit (et qui en quelque sorte en constitue la preuve) que les concepts-clé que définit la Wertkritik restent englués dans l’économie politique bourgeoise. Certes, elle insiste volontiers sur la nécessité de considérer le rapport social capitaliste comme un «fait social total». Mais cela signifie – doit signifier si les mots ont encore un sens – que ce rapport social capitaliste total recouvre une réalité qui s’exprime non seulement dans tous les aspects de nos vies mais également qui détermine les conditions de vie et de survie de l’ensemble des populations de la planète. Partout sur terre la domination de la valeur, la domination marchande[x] imprègne toutes les parcelles et toutes les facettes de nos existences, sous tous leurs aspects, physico-biologiques, économiques, psychiques, relationnels, culturels, symboliques,  spirituels, … On ne peut que s’interroger sur ce que ce «fait social total» signifie pour la WK et comment elle justifie l’emprunt de ce terme lorsque systématiquement elle évoque toujours les mêmes pays capitalistes «du centre» et les mêmes pays «de la périphérie» où la «barbarie des guerres et famines» guette les populations ! Chez la WK une compréhension totalisante de la réalité du rapport social capitaliste, du capital comme un «fait social total» se trouve constamment contredite par sa présentation occidentalo-centrée du capital : la saisie par elle du particulier n’est pas ramené à la totalité mais se substitue à elle ! La WK conçoit la relation sociale capitaliste comme ayant un cœur battant qui se situerait dans le monde occidental, alors que partout ailleurs, on se retrouverait dans «la périphérie» du capital. Ses références se situent systématiquement dans le monde «développé» (ce sont ces propres termes, tantôt avec, tantôt sans guillemets) et ses analyses se focalisent principalement sur les régions où nous pouvons constater des gigantesques accumulations de richesses et de marchandises. Partout ailleurs, dans «les périphéries», il n’y aurait alors que «sous-développement», ou – pour reprendre un autre terme chère à la WK – des «modernisations de rattrapage», comme on peut le lire dans cet extrait : «Les pays de la périphérie capitaliste (à l’Est et au Sud de l’Occident capitaliste, c’est-à-dire dans le Deuxième monde soviétique et le Tiers Monde) cherchent à rattraper le décalage interne au capitalisme creusé par son propre développement. La «modernisation de rattrapage» tentée par l’Est et le tiers monde au cours du XXe siècle, n’est donc que le propre passé des centres capitalistes occidentaux. C’est un phénomène qui permet aux périphéries du capitalisme de rentrer dans l’horizon global du capitalisme.»[xi]

N’en déplaise aux adhérents de la Wertkritik, la notion de «Tiers Monde» appartient pleinement aux idéologues et économistes bourgeois et visiblement n’ont-ils pas cru utile de soumettre ce concept à une critique catégorielle radicale. Les concepts critiques de la Wertkritik se situent ici beaucoup plus près d’un Samir Amin avec ses divagations sur «la périphérie sous-développée»[xii] que d’un Karl Marx !

Mon propos n’est évidemment pas qu’il n’y aurait pas des décalages ou des différences dans les façons dont le capitalisme se manifeste dans chaque aire géographique particulière. Mais ce que je veux souligner avec force ici c’est que ces différentes manifestations, ces concrétisations variées par lesquelles la valeur s’impose partout sur la planète et à l’humanité entière, constituent précisément l’expression de la quintessence même de la valeur et de la domination de ses lois.[xiii]  Parler à ce propos de différences de développement (un développement en quoi ? un développement capitaliste ? un développement civilisationnel ?) ne constitue rien d’autre qu’une concession inadmissible à l’économie politique. On raisonne alors volontiers en termes de valeurs d’échange, en termes de quantités de valeurs, en lieu et place de la valeur tout court, de la valeur sans phrase. On raisonne alors en termes de la science économique en lieu et place de concepts qui subvertissent cette science bourgeoise. Cela revient par conséquent à faire une apologie du capitalisme et à faire valoir comme étant universel un point de vue particulier euro-occidental, avec tous les biais d’analyse que cela comprend forcément.

Trop souvent les critiques de la société capitaliste se cantonnent à analyser un mouvement de valorisation du capital (des capitaux) alors que le mouvement de dévalorisation est ignoré ou laissé dans l’ombre pour n’être évoqué que lorsque «le capital entre en crise» ou lorsque le capital «rencontre sa borne interne» (formule de la WK). Une telle vision où le capital est assimilé exclusivement à un prétendu pôle «positif» rencontre sans trop de difficultés l’assentiment de la plupart des économistes qui s’ingénient alors à trouver des remèdes à cette crise qu’ils qualifieront «d’économique» ou encore de «bancaire» ou de «financière». Suivant cette conception, le capitalisme est compris et présenté comme étant synonyme d’accumulation de richesses (ce que la société capitaliste considère comme des richesses, à savoir une accumulation sans cesse grandissante de valeurs marchandes). Et là où n’existe pas une telle accumulation de marchandises, où règnent pauvreté et désolation, cette vision prétend que ce ne sont là que des régions extra-capitalistes, situées en-dehors du développement du capital. Une telle conception reprend à son compte la version des apologistes du capital, c’est-à-dire finalement comment le capital se représente soi-même !

Pauvreté et désolation ne sont pas des «effets» ou des conséquences extérieures au développement capitaliste, mais constituent l’essence même de ce développement, au même titre que l’accumulation sans cesse grandissante de marchandises/valeurs. Pauvreté et désolation constituent la quintessence de la domination totalitaire de la valeur au même titre que richesse et opulence. Ces dyades, ces éléments accouplés (richesse/pauvreté, opulence/dénuement) expriment la domination planétaire de la loi de la valeur sur nos vies.

Il est donc crucial de comprendre «les exigences de la valeur» comme un double mouvement permanent, à savoir un mouvement de valorisation et en même temps un mouvement de dévalorisation. Formulé différemment, il s’agit d’un même mouvement de valorisation/dévalorisation. Ils ne peuvent fonctionner et exister ensemble autrement que dans leur intrication. La loi de la valeur implique une dévalorisation concomitante d’une valorisation des biens capitalistes : chaque nouvel investissement capitaliste qui vise l’accroissement de la productivité dans un secteur de la production entraîne structurellement la dévalorisation capitaliste des biens de ses concurrents dans ce même secteur où un tel accroissement n’aura pas eu lieu.

On ne peut chercher et trouver des lois propres à la sphère économique qu’à partir du moment où l’on se représente cette sphère comme séparée de la vie sociale. Or, le capitalisme est ce rapport social.

Il est évident, dans les citations que nous venons de reproduire («les vases vides …»), ainsi que dans l’ensemble de ses textes, que pour la Wertkritik

  1. le prolétariat se trouve dans les usines, les ateliers et les bureaux (cfr «le monde – anté-1980 – où il y avait une place centrale pour le prolétariat et son exploitation dans les usines fordistes» ;
  2. l’exploitation des prolétaires se fait pendant leurs heures de travail ;
  3. «les luttes de classes» découlent de l’exploitation du sur-travail.

C’est une vision que l’on retrouve à l’identique chez les économistes comme chez les syndicalistes, même pas forcément «marxistes» d’ailleurs ! Ces conceptions sont à la base de tout le réformisme social-démocrate historique.

Une lecture plus poussée des textes de la Wertkritik permet de constater en outre, et avec facilité, que pour la Wertkritik, in fine

  1. le capital se définit par une accumulation sans fin de richesses (jusqu’au moment quand il rencontrera sa «borne interne») ;
  2. la lutte de classe et les luttes du prolétariat en particulier ont depuis les débuts du capitalisme tourné autour de la répartition des richesses produites[xiv]; le fameux mot d’ordre gauchiste (d’après la Wertkritik) «prendre aux riches pour donner aux pauvres» et la fameuse «lutte pour la répartition des parts de gâteau» ;
  3. il n’y a pas lieu de percevoir ni même de chercher un contenu autre aux luttes du prolétariat mondial que celui mentionné en 5 ;
  4. Ce que propose la Wertkritik … ici je déclare forfait. Je ne saurai dire ce que la WK propose comme perspective pour lutter contre le règne d’une «domination dominé».

La loi de la valeur (valorisation/dévalorisation) opère à l’échelle de la planète et soumet l’humanité entière à ses exigences. Les écrits de la Wertkritik, les objets conceptuels qu’elle manipule à longueur des articles, montrent à satiété qu’elle ne saisit pas le sens premier et profond de cette loi. Et elle ne peut tout simplement pas saisir ce sens tant qu’elle ne récusera pas la position dogmatique qu’elle défend sur la réalité de classe dans la société capitaliste. Comment concevoir la domination de la valeur sans reconnaitre que cette domination qui soumet l’humanité entière, commande l’exploitation du prolétariat mondial par une classe bourgeoise, mondiale elle aussi, pour laquelle ses propres intérêts et sa propre vision de la réalité correspondent objectivement point pour point avec la défense des intérêts du capital. L’existence d’une réelle communauté d’intérêts unissant les différentes fractions bourgeoises par-delà les frontières et au-delà de leurs intérêts concurrentiels particuliers, autorisé à concevoir cette classe bourgeoise à l’échelle du monde, comme une classe mondiale. Ce qui invalide toute analyse tiers-mondiste.

La Wertkritik martèle à longueur d’articles que les rapports d’exploitation et de domination sous le capitalisme ne sont que de simples «fonctions de la relation fétiche sociale globale». Et elle rajoute que faute de reconnaître cette affirmation, les marxistes «orthodoxes» tombent inévitablement dans le travers de considérer ces rapports comme des rapports de volonté subjectifs ! Et d’où découlerait leur propension à tomber ‘structurellement’ dans un antisémitisme ! Avec sa notion de «domination dominé» que la WK présente clairement comme un rapport de subordination absolue de «la classe profitante et non ‘dominante’ (méfions-nous des apparences)» aux diktats de la valeur et du fétichisme structurel, la Wertkritik se trouve dans une incapacité totale d’expliquer les massacres et embastillements systématiques de tous ceux et celles qui luttent pour s’opposer à l’exploitation et l’oppression, sauf à minimiser l’importance de ces questions[xv]. Ainsi sa formulation que «l’institution d’une forme de vie sociale radicalement nouvelle – [ce qui] ne pourra se faire sans règlements de compte et une opposition manu militari à la classe profitante (notre vieille ennemie qu’est la bourgeoisie)» est un morceau d’anthologie (voir iX). Ah oui, il y a aussi encore cette référence à une «concierge portugaise raciste[xvi]» qui est tout autant impayable ! Ou comment faire rentrer subrepticement par la fenêtre un concept que l’on avait déjà fait sortir par la grande porte. C’est bien ici que le bât blesse. C’est ici que «la question de l’empiricité transcendantale du Marx ‘ésotérique’» m’échappe complètement  et que les contorsions théoriques de la WK brassent des problèmes trop compliqués à mes facultés de compréhension (référence au texte de Benoit Bohy-Bunel, voir XVII). Pour la WK nous sommes tous indistinctement dominés par ce sujet automate qu’est la valeur abstraite. Exit donc la lutte de classe, il n’y a pas (plus) de classes. Néanmoins … et en même temps … va-t-il falloir procéder à «des règlements de compte» et à «une opposition manu militari à la classe profitante et non ‘dominante’ (notre vieille ennemie qu’est la bourgeoisie)» dixit Clément Homs. Passons sur la formule «procéder à des règlements de compte» car on voit mal ce qu’une telle expression pourrait signifier en termes d’émancipation sociale. Reste cette «opposition manu militari» … elle va prendre corps comment, avec quelles forces, elle opposera qui à qui ? Comment s’organisera-t-elle, et sur quels critères ? Qui fera partie de cette «classe profitante» et surtout, qui en décidera ? Ou s’agira-t-il d’une guerre civile alors ?

Ne pas concevoir la réalité des rapports de classe qui structurent la société tout autant comme la valeur – tant ces deux notions sont totalement imbriquées, comme peuvent l’être le cœur, les poumons, la circulation sanguine et le cerveau dans le corps humain et dont seule la médicine scientiste occidentale a une conception non-holistique – c’est retomber fatalement dans les approches dualistes qui dominent dans et avec la société bourgeoise : c’est précisément ce qui s’est produit – ouvertement – le 12 novembre 2023 pour la Wertkritik.

La classe bourgeoise certes n’a pas d’autre choix que d’exécuter les diktats de la valeur, et de ce point de vue, on doit effectivement affirmer qu’elle se trouve dominée dans ses actes et dans son être par la valeur. Dans ce sens aussi on doit souligner qu’il s’agit d’une classe bourgeoise mondiale, à l’instar de la domination mondiale de la valeur, et dont le projet social et historique se définit en opposition aux besoins de vie de la classe opprimée et exploitée par le mode de production capitaliste, par la valeur. Cette classe ne se définit nullement statiquement comme une addition d’un certain nombre de personnes physiques, dans la mesure où les exigences de la valeur transcendent de telles considérations et il n’est pas exceptionnel que l’on assiste à des mises à l’écart de personnes influentes au sein de cette classe bourgeoise ou encore à la cooptation par le pouvoir de personnes issues «du peuple» (Lech Walesa en Pologne, Lula da Silva au Brésil, … la liste est longue) lorsqu’elles peuvent mieux réussir à pacifier la société. Il s’agit de voir et de comprendre comment cette classe bourgeoise impersonnelle vit et agit organiquement au cœur de la loi de la valeur, au cœur de ses exigences. Tous ses actes trouvent leurs raisons d’être et leur explication dans le besoin pour la valeur de sans cesse intensifier l’exploitation des prolétaires et l’extraction de la plus-value. Penser ce dernier élément sans une classe bourgeoise, c’est un non-sens, c’est absurde ! C’est uniquement et précisément ce concept de classe qui permet de ne pas tomber dans la personnalisation des rapports de domination. C’est bien une classe qui incarne et défend la domination de la valeur abstraite et du travail sur la totalité de la société capitaliste et sur nos vies de prolétaires.

Les prolétaires sont et se vivent dépossédés de toute maîtrise sur leurs existences c’est-à-dire dépossédés des moyens de leur subsistance et donc de leurs activités ; cette réalité inhumaine les conditionne à être en permanence en opposition avec les diktats de la valeur et ses exigences implacables. Le prolétariat incarne, et c’est sa définition même, par sa situation de dépossession totale et absolue dans le processus de reproduction sociale au cœur du système capitaliste – c’est-à-dire à l’échelle de la planète – incarne la négation radicale de l’inhumanité de la société moderne. Pour les «marxismes orthodoxes» (pour reprendre ce terme de la Wertkritik) cette négation radicale est totalement inaccessible car leurs positions ne visent pas à détruire la loi de la valeur ou à abolir ce monde mercantile et le travail abstrait qui le fonde, comme la Wertkritik formule cela si correctement. Mais pour la Wertkritik, cette négation radicale est également hors de portée dans la mesure où elle s’est enfermée elle-même dans une vision parallèle à celle du «marxisme orthodoxe» qui, afin de dépouiller (transformer en dépouille) ce prolétariat mondial de tout contenu subversif, le réduit à l’une de ses formes phénoménologiques («les ouvriers», dans les secteurs «productifs») et pour qu’ainsi il ne soit rien d’autre qu’une force d’appoint monnayable sur le marché des vendeurs et acheteurs de la force de travail.

  1. L’anti-antisémitisme de la Wertkritik.

Formuler une telle critique envers la WK (de son anti-antisémitisme viscéral) ne coule pas de source dans la mesure où cette dernière affiche systématiquement une prétendue supériorité théorique et un dédain certain vis-à-vis les courants politiques qu’elle qualifie volontiers de «marxistes dogmatiques»[xvii]. C’est ainsi qu’elle arrive à éviter à avoir à fournir des plus amples explications quand on lui demande de préciser comment pour elle un processus révolutionnaire serait susceptible de se produire, à partir de quelles situations concrètes, avec quelles énergies, quelles forces. Elle répondra par … rien[xviii] … ou bien elle répondra, avec Kurz, que tout cela débouchera sur la barbarie à moins que l’humanité prenne conscience qu’il lui faut s’émanciper de la domination de la valeur, de la marchandise et du travail abstrait. Et de l’antisémitisme, faudrait-il encore y ajouter si on veut vraiment rester dans l’univers sémantique et mental de la Wertkritik. Mais comment fonctionne alors cette accusation d’antisémitisme, cet anti-antisémitisme, sur quels leviers s’appuie-t-il pour tenter d’étouffer et finalement paralyser les militants qui défendent cette perspective d’une lutte historique contre la classe bourgeoise et son monde ? Comment la Wertkritik brandit elle la menace d’une accusation infamante à l’encontre de ses détracteurs ?

Comme déjà mentionné, l’accusation d’antisémitisme opère chez la Wertkritik comme une injonction qui cible les critiques anticapitalistes qui ne coïncident pas avec la sienne. Une approche perverse et cela d’autant plus lorsqu’elle s’accompagne la plupart du temps d’une accusation de «populisme». Une suspicion de «populisme» revendiquée par la WK comme «partie intégrante de la critique de la socialisation capitaliste et de ses idéologies de crise». Une lecture de la plupart des articles au sujet d’un «anticapitalisme tronqué» (terme systématiquement utilisé par elle) qui ne reprend pas les différents postulats qu’elle formule à travers ses «critiques catégorielles» démontre que ses arguments finissent par serrer le lecteur dans un étau logique et sémantique dont les accusations d’antisémitisme et de populisme forment les deux mâchoires.  Ce n’est plus là tant une question de divergences théoriques avec d’autres théories critiques, mais il s’agit dans ce cas précis d’une pratique qui met en œuvre un savoir sanctuarisé pour mieux se singulariser en tant que courant politique particulier écartant tout approche divergente.

Ce constat (au sujet de l’accusation de populisme) est aussi celui de quelques participants de la première heure de l’association Crise & Critique qui en septembre 2023 ont fait circuler un texte où ils écrivaient entre autres que «Crise et Critique partage avec Exit une véritable obsession pour le «populisme». La critique des tendances populistes, et notamment du «populisme transversal», a toujours constitué un élément important de la critique de la valeur, et un des points majeurs de contraste avec la «gauche». Mais chez Exit comme chez Crise et Critique, la lutte contre le populisme est devenu contreproductive quand tout le monde sauf soi-même est «populiste» (et donc proche de l’extrême droite) et on arrive à voir du populisme, par exemple, dans la simple affirmation que l’industrie pharmaceutique a gagné gros avec la pandémie ! De même, critiquer le béton est louche, ainsi que la méfiance envers le plastique, parce que cela signifierait «jouer le concret contre l’abstrait». Qui le fait, en dernière analyse n’est pas loin d’être un nazi sans le savoir ! La critique des structures anonymes et impersonnelles de la société de la valeur n’empêche pas nécessairement le constat qu’il y a aussi des responsabilités de certains individus et groupes – sauf pour des puristes et des prêtres qui n’y voient que de la «critique personnalisante». Cela explique pourquoi Crise et Critique est restée si muette pendant cette année extraordinaire en France – toute forme de praxis est suspecte, et au milieu d’un million de manifestants pourrait toujours se cacher un populiste. Ni les manifestations contre la réforme des retraites ni les «Soulèvements de la terre» ont été évoqués, même pas dans les échanges internes (…).» Ce court texte, rédigé par des maintenant ex-membres de la WK se terminait sur cette phrase : «Voilà pourquoi nous avons décidé de rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité (Marx) et de porter ces considérations sur la place publique – d’abord ici, par la suite ailleurs.»[xix]

Avec de tels aveuglements dogmatiques de la Wertkritik, il n’est pas surprenant que chez eux le positionnement qui assimile la critique du sionisme à un antisémitisme se retrouve en bonne place du canevas qui ordonne les idées dans toujours une même configuration immuable. Des certitudes sémantiques et logiques visent à soutenir un narratif qui aboutit en fin de compte à créer un écran de fumée autour de faits avérés tels qu’une politique national d’oppression de millions de palestiniens depuis des décennies en Palestine.

Cette accusation d’antisémitisme se base tout simplement sur une escroquerie intellectuelle.

Je me réfère ici non pas à la situation particulière ou pas d’une population qui s’identifie comme juive, mais au concept même de «l’antisémitisme”, à comment ce terme est construit et comment il est utilisé dans les confrontations idéologiques, qu’on n’osera pas qualifier ici de débats théoriques.

Stigmatiser aujourd’hui quelqu’un comme terroriste, comme complotiste, comme conspirationniste, comme islamiste, … revient à lui coller, sans autre forme de procès, une cible dans le dos. La même chose se passe avec l’étiquette infamante “d’antisémite”. Devant le tribunal de la décence et de la moralité, cette accusation vaut condamnation. En France, depuis la loi Gayssot[xx] une police de la pensée a été institutionnellement instaurée pour contrôler les affects des citoyens et pour imposer une sorte de bridage étatique et moral de nos émotions. Le résultat de telles dispositions répressives coule de source : une intériorisation des pulsions qui accompagnent ces affects et qui engendrent un mélange de honte et de sentiment d’impuissance et de frustration.  Alors que la désignation et l’agression d’un «bouc émissaire» intervient lorsque le(s) véritable(s) responsable(s) des frustrations et souffrances ressenties ne peuvent être identifié(s) et/ou combattu(s), l’instauration pénale d’un délit de pensée et de son expression aboutit à une accentuation des frustrations qui ont engendré en première instance ces pensées ! Bien loin d’apporter une réponse de la société contre la haine «des juifs» et de façon plus générale contre les racismes, la pénalisation juridique et la répression policière de ces inclinaisons ne font finalement que les accentuer.

Accuser d’antisémitisme des mômes de banlieue d’origine maghrébine qui graffent une croix gammée sur un mur à côté d’une étoile de David constitue au mieux une ânerie en réponse à une autre ânerie. Mais bien plus souvent il s’agit d’un calcul politicien qui vise à extirper le sentiment de révolte et de solidarité que peuvent ressentir ces mômes pour ce qui se passe en Palestine, leur pays imaginaire, cet imaginaire si essentiel à notre rapport au monde. Et qui résonne si fortement avec la situation de relégation et de racisme policière et institutionnel qu’ils subissent ici dans «leurs ban-lieux». Combien faut-il être idiot pour ne pas comprendre cela[xxi] !

Ce qui sous-tend l’accusation d’antisémitisme, c’est ce “raisonnement” suivant lequel le désigné antisémite est en faveur de cette monstruosité qu’ont été les exterminations massives des juifs d’Europe par le régime hitlérien. Et puisque cette monstruosité en tout cas ne peut être qu’absolument condamnable, par conséquent, la personne accusée d’antisémitisme doit être condamnée et mise au ban de la société ! Qu’une telle condamnation morale et pénale émane d’un système socio-politique qui tire sa sève de l’oppression et l’exploitation des populations (y compris juives), de la répression de toute contestation, de la torture directe ou par délégation, du commerce d’armes, du colonialisme, du terrorisme d’Etat et de la destruction à des fins marchandes de tout le vivant sur la terre, … cela ne semble pas déranger outre mesure les fanatiques de l’anti-antisémitisme.

Il est aisé d’observer qu’en France les champions de l’anti-antisémitisme que sont le CRIF, l’UEJF, le B’nai B’rith France, l’association France-Israël,[xxii]… et qui, comme Kurz et la Wertkritik à sa suite, préconisent un soutien inconditionnel à l’Etat juif au nom de cet anti-antisémitisme, s’enferment dans un angélisme à propos d’Israël qu’ils défendent en le présentant comme une démocratie unique assiégée par des régimes arabes dictatoriaux et sanguinaires. Qu’Israël procède régulièrement à des exécutions extra-judiciaires, que des centaines d’enfants palestiniens croupissent dans ses bagnes à coté de milliers d’autres prisonniers politiques (ils ne seraient nullement en prison, mais seulement “en détention administrative” !) sans procès et sans même une inculpation, que la torture y est couramment appliquée[xxiii] sur les détenus palestiniens et qu’ils en meurent, exactement comme cela est pratiqué par le Hamas et par l’OLP comme par tous les régimes arabes de la région contre leurs opposants, que Tsahal transforme Gaza en champ de ruines, qu’elle y utilise des bombes au phosphore contre des zones d’habitation, qu’elle y massacre massivement, … tout cela ne gêne pas (pas trop en tout cas) ces démocrates. Et il est “cocasse” d’observer encore comment les notions de colonisation, d’occupation, d’apartheid à propos de la politique israélienne en Palestine et que les anti-antisémites ici en France ou en Europe et aux Etats-Unis ne supportent absolument pas et n’ont de cesse de refouler, que ces mêmes notions ces dernières années ne sont plus du tout tabou en Israël même : là-bas, la politique sioniste d’oppression et d’expulsion est décomplexée maintenant.

B – Deuxième partie. 

Puisque pour une question de clarté d’exposition d’une analyse on ne peut guère faire autrement que de présenter ses différents éléments séparément alors que dans la réalité ces éléments ne sont pas séparés les uns des autres, il est par conséquent vertueux de mettre en garde le lecteur contre une compréhension qui dissocierait les différents aspects qui tous participent de la complexité d’une situation. Que l’on considère l’enchevêtrement des multiples concepts qui chacun recouvre et exprime une fraction de la réalité dans son ensemble : judaïsme, judéité, peuple juif, sionisme, génocide des juifs d’Europe par les nazis dans les camps d’extermination, Palestine, Israël, antisémitisme, nationalisme, impérialisme et géopolitique, islamisme, …  On ne peut prétendre comprendre les interactions entre tous ces aspects sans démystifier et démythifier chacun de ces termes. Je propose ici de procéder ainsi pour certains de ces aspects, sans bien sûr prétendre à une quelconque exhaustivité, ce qui serait au-dessus de mes possibilités.

  1. Israël : sionisme, nationalisme, colonialisme et racisme.

Il n’y existe aucune raison fondamentale pour distinguer la question du judaïsme des deux autres religions abrahamiques monothéistes, christianisme et islam. Toutes les trois elles affirment l’existence d’un dieu transcendant unique, omnipotent, omniscient et omniprésent. Toutes les trois font appel à la foi, à la croyance en l’existence du «créateur» juste et infaillible (et donc en sa non-corporalité, bien sûr), et toutes les trois elles prétendent apporter une réponse aux souffrances humaines (bien corporelles celles-là) à travers de multiples préceptes tels que l’adoration de dieu, l’observance de règles de vie divers (et évolutives au cours du temps) fonctionnant invariablement sur le mode punition/récompense.  De façon identique pour ces trois religions, elles confortent des rapports sociaux patriarcaux où la position sociale de la femme est par volonté divine inférieure à celle de l’homme. Pareillement, je ne vois pas de raison fondamentale non plus pour distinguer la notion de «peuple juif» des autres notions similaires, «peuple français», «peuple russe», chinois, américain, ousbek ou australien. Il s’agit à chaque fois d’une histoire inventée de toutes pièces mais qui tire sa force néfaste du fait qu’elle prétend pouvoir apporter à «ses citoyens» les bienfaits communs (répondant à nos besoins humains) que nous avons perdus depuis des siècles et des millénaires, du fait des séparations qui divisent les êtres humains, du fait de notre atomisation. Dans ce sens, l’idée et l’illusion de faire corps avec tel ou tel peuple auquel on s’identifie (à une communauté «juive», «française», «russe», …) répond aussi à un besoin réel d’appartenance et de communauté. Tout le symbolique, tous les codes et signes (puisés souvent dans l’histoire réelle des occupants des différents territoires, à différentes époques) constituent une pièce essentielle participant à consolider les récits de chaque peuple et qui peuvent ainsi devenir mythe fondateur pour ce peuple.

On conçoit aisément que tant pour les trois religions monothéistes comme pour les multiples déclinaisons des peuples, dans leurs attachements aux origines, aux racines et aux territoires, que la question de l’identité et de la pureté de cette identité se trouve au centre de leurs préoccupations. L’anti-métissage constitue un pivot essentiel dans cette construction, c’est-à-dire une idéologie qui prétend que tel ou tel culture particulière trouve sa légitimité et sa force dans son enracinement au cœur d’une histoire centenaire voire millénaire (et en ce qui concerne les religions depuis l’éternité) et/ou dans un sol, dans un territoire sacralisé et à partir d’où «l’autre» devient forcément un étranger menaçant, un ennemi. Dans cette approche, il n’y a pas de place non plus pour l’altérité en nous-mêmes : nous devenons des êtres essentialisés, des particules immuables dans une filiation linéaire pure, reproductible à l’identique. Lorsque je me revendique faisant partie du peuple juif, français, russe, chinois, américain, ousbek ou tout autre, je m’inscris alors dans une telle histoire mythique, je conforte l’identité que je revendique et qui me conforte en tant que citoyen de cette «communauté» mythique particulière … Il faut avoir en tête l’extrême sophistication de tous ces éléments identitaires, entièrement construites, censés attester de la réalité de chaque récit national, pour comprendre comment une majorité de gens adhère pleinement à cette fiction et même la revendique. Dès notre naissance, on nous abreuve de tels valeurs et signes patriotiques, consolidés systématiquement par une historiographie des plus scientifiques et qui contribue partout à la construction des identités nationales.

La plupart du temps on trouvera à la base de ces mécanismes d’adhésion un rejet anxieux par le citoyen de la réalité et des aspects inquiétants de sa vie. A partir d’un tel rejet anxieux de la réalité, il devient alors salutaire de défendre son identité nationale contre tout élément «étranger», contre toute menace «extérieure», contre le non-identique, et même contre tout regard critique, contre toute interrogation qui puisse viser la pertinence de cette construction identitaire[xxiv]. C’est ainsi que toute expression d’une différence quelconque, de couleur de peau, de dialecte linguistique ou de la pratique d’une foi autre, peut devenir constitutive d’une délimitation plus nette par les porteurs d’une conscience nationale pour qui il est indispensable, dans la construction d’une représentation de leur nation, de qualifier de façon catégorique et absolue ceux dont on décide qu’ils doivent être exclus de la communauté nationale.

A côté de l’aspect «spontané», culturel (au sens large) de cette imposition identitaire communautaire, un autre élément essentiel dans tout ce processus doit être relevé, notamment le terrorisme d’Etat et la contrainte, la violence directe et ouverte de toute la société, indissociable de la violence cinétique qui agit à l’état potentiel, sans le fracas des armes et sans effusion de sang. Cette violence potentielle, c’est «seulement» la menace de la violence ouverte que nous avons, génération après génération, absorbée et intégrée dans notre psyché et qui, de façon sournoise et invisible exerce son emprise sur notre agir.

Un point essentiel doit aussitôt être souligné ici : comme utilisé ci-dessus, les termes «communauté mythique», «identité inventée», «mythe fondateur», «histoire fictive», … pourraient laisser supposer qu’il s’agit là de données totalement artificielles et imaginaires. En vérité, cela recouvre une réalité bien concrète, matérielle qui n’est rien d’autre que le réel dans lequel nous vivons et auquel nous faisons face jour après jour. Nous évoluons et luttons dans cette situation et nous sommes partie intégrante de cette réalité. Nous y tombons amoureux, faisons des enfants, nous y sommes hospitalisés à l’occasion, nous y gagnons notre pitance, … Et même en luttant contre[xxv], nous reproduisons ces différentes identités et cages qui nous emprisonnent. Il est primordial de comprendre que la réalité d’un pays est aussi autre chose – beaucoup plus – que simplement la réalité de ce pays en tant que nation, car elle est riche de toute la population qui y vit et lutte. Toutes les immigrations notamment installent une population dans un pays où elle devient dès lors une réalité de ce pays. En Israël comme ailleurs. On rencontrera donc très couramment des gens se disant et s’identifiant comme «français», «russe», «chinois», «israélien» ou «juif», … mais malgré cela, qui pourrait affirmer qu’il sait définir ce qu’est le «peuple français», ou «russe», «chinois», … ou «juif» !?

Symétriquement, on doit mettre en garde ici contre le piège qui consiste à prendre des valorisations identitaires pour une lutte contre l’exploitation. C’est un jeu relativement aisé pour les pouvoirs en place d’opérer une telle manipulation des besoins de sécurité de leurs populations. Et dans ce dessein de proposer des mobilisations visant à canaliser et diriger les mécontentements vers un supposé agresseur extérieur ou vers  un prétendu «ennemi de l’intérieur». La rhétorique complètement délirante et les politiques extrêmement répressives qui vont avec, au sujet de la «crise des réfugiés» ou «l’immigration illégale» rabâchée depuis des décennies par toute la classe politique dans la plupart des pays européens, et partout ailleurs dans le monde, illustrent ce point parfaitement.

Chaque situation de guerre constitue, d’une façon extrême certes – mais une façon extrême qui néanmoins n’exclut aucunement son caractère généralisée –  une indication de ce piège mortel. Que l’on pense à la guerre Russie-Ukraine, et aussi à toutes les autres guerres, de chaque côté de la ligne de front, c’est toujours et partout la même rengaine : défendez votre pays, sacrifiez-vous, allez mourir pour votre patrie … il s’agit à chaque fois de souder les exploités à l’économie nationale et les faire s’entre-tuer en les alignant derrière leurs drapeaux respectifs. Le patriotisme joue un rôle essentiel dans l’organisation capitaliste pour effacer les contours de l’antagonisme social. Ce n’est pas une absurdité, ni une «simple» chute de l’humanité dans la barbarie, c’est une évolution économico-socio-politique cohérente avec les logiques capitalistes, c’est-à-dire avec les exigences de la valeur et avec les intérêts de la classe bourgeoise qui s’identifie, matériellement et subjectivement, aux valeurs de la société capitaliste. Ce point illustre bien l’extravagance qui consisterait à considérer de façon dissociée la question des classes de la domination de la valeur dans le capitalisme. Alors que les guerres constituent un élément récurrent (et au sens large, permanent même) de la domination capitaliste, et à ce titre répondent bien aux exigences de la loi de la valeur qui requiert et engendre des destructions quasi ininterrompues des marchandises (y compris de la marchandise force de travail), mais comment pourrait-on les concevoir autrement qu’à travers les agissements des différents fractions bourgeoises … à moins d’évoquer toujours d’une façon simpliste «la barbarie» ou «la guerre de tous contre tous» à ce sujet, mais cela nous ramène alors vers une conception Hobbesienne de la société où règnerait le «homo homini lupus est».

De nombreux faits historiques montrent que non seulement l’Etat d’Israël ne protège pas les juifs, mais qu’il remplit scrupuleusement sa fonction d’Etat national en imposant dictatorialement les besoins du capital dans l’aire géographique qu’il domine. Et cela tant du point de vue économique, social, militaire, politique et géostratégique. Je reconnais bien volontiers que font aussi partie de cette réalité israélienne les nombreux «idiots utiles» qui ont pu s’imaginer qu’en rasant plus de 500 villages et en expulsant 700000 habitants installés de longue date sur cette terre de Palestine, qu’ils allaient pouvoir dans ces conditions retrouver la paix et une tranquillité de vie. Mais de nourrir une telle illusion, n’est-ce pas là le drame de tous les colons !?

Parmi ces faits historiques, mentionnons les points suivants :

  • le sionisme naît à partir de la situation d’oppression (pogroms, discriminations, persécutions, ghettoïsations,…) endurée par les minorités juives dans l’Europe chrétienne, et cela depuis le Moyen-Age ;
  • les réactions et résistances des communautés juives en Europe visées par les pogroms et massacres au cours de l’histoire avaient été multiples et variées : conversions au christianisme et autres efforts et tentatives d’assimilation, émigrations vers d’autres contrées supposément moins hostiles, et également entraide communautaire et luttes pour se défendre contre les agressions et persécutions. Pour de nombreux juifs une telle défense contre l’oppression qui les visait en particulier était inséparable de la lutte contre l’exploitation capitaliste et pour une révolution sociale et ils se sont engagés et organisés alors dans ce sens : le Bund qui d’ailleurs se positionnait contre le sionisme, le parti bolchevik qui comptait un grand nombre de militants et dirigeants juifs dans ses rangs, ainsi qu’en Allemagne et dans la plupart des pays d’immigration juive. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce facteur (la figure du «juif subversif, révolutionnaire») dans la volonté des antisémites en Allemagne et en Angleterre par exemple de se débarrasser de «leurs» juifs. Après la vague de pogroms des années 1881-1884, dans les trois décennies suivantes ce sont environ deux millions et demi de juifs yiddishophones est-européens (sur les six millions) qui émigreront en Europe occidentale en passant par l’Allemagne, une partie d’entre eux arrivant ultérieurement sur le continent américain. Moins de trois pour cent parmi eux choisiront d’émigrer vers la Palestine ottomane, qu’ils quitteront d’ailleurs pour la plupart par la suite. (Source : Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la bible au sionisme, Flammarion-poche, nouvelle édition – 2018, p.476). Jusqu’à la formulation du projet sioniste de Theodor Herzl, le projet d’un «retour en Palestine» ne faisait nullement partie des réponses à l’antisémitisme ;
  • Herzl avait la conviction que seule l’établissement d’une nation juive sur un territoire national séparé et indépendant (et sans non-juifs donc!) était en mesure d’apporter la prospérité pour le «peuple juif» qu’il imaginait. C’est un «peuple juif» qu’il envisageait d’emblée sur des bases classistes, avec une bourgeoisie juive (classe dont il était issu) et des prolétaires juifs. Il construira ce «peuple juif» au dépens des multiples cultures de la vaste diaspora juive qui finiront par disparaître, dont la plus importante, la culture yiddish avec sa langue, sa musique, sa cuisine, sa littérature ;
  • le projet sioniste de Herzl (projet de création d’un foyer national juif), né en 1897[xxvi], s’inscrit dans le contexte des éveils des nationalismes au cours du XIXème siècle en Europe et qu’accompagne l’exacerbation des tensions inter-impérialistes (Empire ottoman, Allemagne, Grande-Bretagne, Etats-Unis, France, Belgique, Pays-Bas). Ce sionisme est dès son origine et par-delà ses différentes composantes marqué par un euro-centrisme typique du XIXème siècle avec ses postulats colonialistes et racistes. Si un sionisme «de gauche», «travailliste» a pu s’imposer depuis le début de la colonisation juive de la Palestine, celui-ci se situait d’emblée sur des bases racistes et ségrégationnistes et son aspect émancipateur n’existait que dans l’imagination de ses promoteurs. Quant à l’idéalisme «socialisante» qui animait les kibboutz et autres mochavs, ces implantations collectivistes répondaient en premier lieu au besoin de pouvoir coloniser des terres dont les habitants palestiniens avaient été dépouillés et chassés et qui par conséquent leur étaient devenus hostiles. Ces implantations collectivistes constituaient un moyen plus sécuritaire que ne pouvait l’être une implantation familiale individuelle ;
  • Dès 1903 la Grande-Bretagne s’engage à accepter la création d’une colonie juive en Ouganda (actuel Kenya) puis, avec la déclaration Balfour (1917), le gouvernement britannique se prononce formellement en faveur de l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Ce sont là les grands manœuvres entre puissances impérialistes qui se déchainent dans la continuation de la première guerre mondiale qui a vu l’Empire ottoman se défaire. Le projet sioniste acquiert sa force et sa légitimité internationale dans les confrontations inter-impérialistes car il devient un pion stratégique dans la région du Moyen-Orient.
  • le projet de Herzl vise dès son origine l’encouragement systématique de la colonisation de la Palestine par l’établissement d’agriculteurs, d’artisans et de marchands juifs. Dans ce but est mis sur pied en 1901 un établissement bancaire, le KKL, qui doit permettre à un Fonds national juif l’achat auprès les propriétaires fonciers en place (souvent des notables syriens) des terres et fermes d’où les fermiers-métayers seront expulsés pour y être remplacés par des colons juifs et une main-d’œuvre exclusivement juive. Mais l’activité la plus intense de Herzl se concentre sur des efforts diplomatiques en vue d’obtenir le soutien des puissances européennes à la colonisation de la Palestine. Herzl compte bien obtenir ce soutien en tentant de se placer dans la continuité des entreprises coloniales de l’époque : la Belgique au Congo, l’Allemagne dans sa colonie du Sud-Ouest africain, l’Italie en Somalie et l’Erythrée, … «Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie» écrit-il en 1896 dans «Der Judenstaat» (Theodor Herzl, «L’Etat des Juifs», Paris, La Découverte, 2003.)
  • Dans le cadre de ses efforts diplomatiques, Herzl prend l’initiative, au nom du Cinquième congrès sioniste de Bâle (1901), d’envoyer le télégramme suivant au sultan Abdul Hamid II : «Au moment de l’ouverture du Congrès sioniste qui se réunit aujourd’hui à Bâle des représentants du peuple juif de tous les pays, je prie Votre Excellence de déposer aux pieds du trône Impérial les hommages d’un dévouement profond et de la reconnaissance qu’éprouvent tous les juifs pour la bienveillance à eux toujours témoignée par Sa Majesté Impériale le Sultan. Agréez Excellence ma haute considération.» Une «haute considération» de la part de Théodor Herzl qui fermait les yeux sur les massacres de l’été 1894 à l’hiver 1896-1897, qui avaient fait plus de 200 000 morts arméniens et pour lesquelles Abdul Hamid II avait été le principal responsable[xxvii]. Herzl n’aura pas de scrupules non plus à tenter de gagner à sa cause sioniste d’autres antisémites notoires comme en témoignent ses rencontres (en 1903) avec le ministre de l’Intérieur russe, Viatcheslav Plehve[xxviii], et qui avait été derrière les pogroms antisémites dans la ville de Kichinev quelques mois auparavant.
  • Histadrout : la centrale générale du travail, syndicat des «travailleurs de la terre d’Israël» fut créée par le mouvement sioniste dès 1920, à Haïfa. Elle stipulera dans ses statuts que «seuls les travailleurs juifs» pouvaient en devenir adhérents. Son but affiché, dès sa création, était de militer en faveur de l’installation des travailleurs juifs en Palestine et de défendre leurs intérêts auprès des employeurs en écartant la main d’œuvre arabe meilleur marché car plus précaire. «J’ai dû combattre mes amis sur la question du socialisme juif : défendre le fait que je n’accepterai pas d’arabes dans mon syndicat ; défendre la propagande auprès des ménagères pour qu’elles n’achètent pas aux boutiques arabes ; empêcher les travailleurs arabes d’avoir du travail ici. (…) J’ai dû verser du kérosène sur les tomates arabes, attaquer les ménagères juives sur les marchés et écraser les œufs arabes qu’elles avaient achetés» écrira David Hacohen[xxix], dirigeant du Mapaï, le principal parti sioniste, réputé «travailliste». La histadrout sera le pilier dominant et hégémonique  de l’économie et des infrastructures des colonies juives.
  1. Une monopolisation du statut de victime.

 

Parmi les discours que l’on lit et entend fréquemment au sujet d’Israël, il y a celui qui affirme que les organisations et populations palestiniennes ne reconnaissent pas à Israël un «droit moral» à l’existence. Et que ces organisations palestiniennes et leurs supporters sont ou seraient en faveur de la destruction de l’Etat hébreux. Et que par conséquent, aucune négociation avec ces organisations ne saurait être envisagée. De même ici en Europe on nous intime de reconnaître à Israël un «droit moral» à l’existence si nous voulons nous laver de tout soupçon d’antisémitisme. Mais la manœuvre est grossière : car avec ce raisonnement on prétend pouvoir revendiquer un «droit moral» à l’existence pour Israël afin de mieux effacer et invisibiliser les droits réels des populations palestiniennes à une vie digne et que ce même Etat «moral» bafoue depuis les premiers jours de la colonisation sioniste en Palestine, depuis plus d’un siècle. C’est le droit réel à l’existence qu’Israël refuse aux palestiniens …  dans les faits, en les chassant, en les affamant et en les massacrant. Ce discours pervers cherche tout simplement à inverser le lien de cause à effet ! Plus significatif encore, et en totale contradiction avec cet autre mythe fondateur qui postule une coalition de tous les pays arabes en vue de la destruction d’Israël, les faits montrent au contraire une concordance d’intérêts stratégiques entre les directions sionistes et différents régimes arabes du Proche-Orient, dont témoignent les contacts diplomatiques, dès l’établissement de l’Etat hébreux, entre la monarchie hachémite, le roi Abdullah de Jordanie, et David Ben Gourion. (Source : Simha Flapan, “The birth of Israel : myths & realities”, New York, Pantheon.) Et ce n’est pas le déroulement en 1967 de la guerre de six jours qui viendra infirmer ce tableau dans la mesure où cette guerre se solda au bout du premier jour par la destruction au sol de la moitié de l’aviation arabe et par la défaite militaire – au bout de six jours seulement – des armées égyptienne, syrienne et jordanienne. Ce qui permettait alors à Israël d’agrandir son territoire en annexant le Sinaï, la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est, soit la totalité du territoire de la Palestine. On doit aussi inscrire dans cette même logique l’instrumentalisation par Israël des principales organisations politiques palestiniennes aux fins de gérer au mieux ces territoires où survivent les millions de prolétaires surnuméraires de Gaza et en Cisjordanie.

L’argument autour de cet improbable «droit moral» à l’existence qui ne vise qu’à manipuler une opinion publique en sa faveur, s’inscrit dans l’ensemble des mythes que le sionisme a élaboré pour mieux asseoir sa politique colonisatrice en terre de Palestine. Font partie de cette mythologie nationale les récits suivants :

  • Un imaginaire suivant lequel les Juifs auraient constitué pendant deux mille ans une nation ethnique en situation d’exil politique aspirant sans cesse au retour dans sa patrie d’origine. Cette idée, forgée au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle et corroborée par l’historiographie juive propre au sionisme – un sionisme laïque mais qui n’hésite pas à invoquer des références judaïques – est validée par les autorités universitaires en Israël au point de s’imposer comme vérité scientifique alors que cette fable construisant une linéarité de l’histoire d’Israël trouve sa source dans la bible. Les deux affirmations qu’elle contient sont fausses chacune : les juifs n’ont pas constitué pendant deux mille ans une nation unifiée et l’histoire de la diaspora juive ne témoigne à aucun moment, sauf en ce qui concerne le sionisme, d’une aspiration à s’installer en Palestine.
  • On sait le poids que le mot Holocauste a, politiquement et culturellement, dans la mémoire collective forgée par l’Etat d’Israël (la déclaration d’indépendance, dans sa version anglaise, utilise le mot) pour la construction de son identité nationale. Le mot holocauste porte en sa définition même la raison du crime qu’il désigne, à savoir le meurtre de tout un «peuple martyr» qui se serait sacrifié pour expier on ne sait quelle faute. A travers cette manipulation, l’Etat hébreux cherche à placer l’entreprise génocidaire nazi dans une position de surplomb transcendant, flottant au-dessus de toute considération terrestre, comme le seraient alors ses propres massacres des palestiniens. Notons que le Hamas se sert d’un procédé similaire en qualifiant systématiquement ses membres tués au combat de «martyrs» et en incitant les jeunes à combattre et à «mourir en martyrs» pour la cause de la «libération nationale de la Palestine». En transformant lexicalement et idéologiquement le génocide nazi des juifs en “sacrifice”, l’Etat hébreux vise à promouvoir une exceptionnalité du destin juif, qui dès lors ne saurait être replacé dans aucune perspective historique valable (hors biblique). Admettons que ce manœuvre a plutôt bien fonctionné, auprès les pays occidentaux en tout cas. Pour preuve, en 1988 fût crée l’organisation intergouvernementale IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste) dans le but de promouvoir la commémoration et la recherche sur l’Holocauste «dans le monde entier». Et en mai 2016 les 31 Etats membres de l’IHRA adoptèrent une définition de l’antisémitisme suivant laquelle le présent texte, oui, celui-ci, serait clairement catalogué comme étant un brûlot antisémite dans la mesure où suivant ses critères il serait antisémite d’affirmer que l’existence de l’Etat d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste. Parmi les 11 exemples d’antisémitisme  que liste l’IHRA, sept concernent l’Etat d’Israël ou sa politique dont ce surréaliste «demander à l’Etat d’Israël d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre Etat démocratique». Rappelons qu’Israël, depuis sa création, n’a respecté pratiquement aucune des résolutions de l’ONU à son égard.
  • L’Etat hébreux constituerait la juste réponse des juifs aux multiples pogroms qu’ils ont subis et par-dessus tout au génocide perpétré par le régime national-socialiste nazi pendant la deuxième guerre mondiale[xxx]. C’est là l’argument définitif pour disqualifier toute critique d’Israël et du sionisme. Les six millions de juifs assassinés dans les camps d’extermination nazi constitueraient ainsi la preuve irréfutable de la nécessité et justesse de la création de l’état d’Israël. Non seulement plusieurs faits historiques permettent d’invalider cette proposition, mais ces faits se doublent d’une considération éthique et morale qu’il ne me paraît pas inutile de rappeler ici même s’il s’agit là d’une considération très élémentaire.

Ce sont précisément les millions de victimes de l’entreprise exterminatrice nazi qui commandent un respect total de la dignité humaine et une reconnaissance absolue de la commune humanité partagée par tous les êtres humains, sans distinction aucune de leurs origines, leurs religions, opinions, … De là découlé la nécessité de savoir correctement et précisément identifier les causes profondes à l’origine des situations d’oppression que nous subissons, quotidiennement et historiquement. D’où l’intérêt d’une critique radicale du capitalisme et des apôtres de l’oppression capitaliste. Ce n’est qu’ainsi qu’il est réaliste et faisable de s’attaquer «à la racine» aux situations d’exploitation et d’oppression et notamment aussi à cette inclinaison si courante de chercher à se défouler sur des boucs émissaires (sur des groupes de personnes la plupart du temps dans une situation encore plus précaire que soi-même) qui auront été désignés commodément comme étant responsables de notre misère. Une telle critique radicale constitue une condition incontournable en vue de notre émancipation.

Une telle émancipation, c’est précisément ce que le sionisme n’a pas réalisé et ne pouvait pas accomplir, d’aucune manière, ni à travers son idéologie, ni par son organisation. Au vu de son contenu d’emblée colonialiste et raciste, le sionisme ne pouvait aucunement offrir une perspective d’émancipation humaine à quiconque, et en premier lieu, pas aux juifs.

Parmi les faits qui témoignent de cela il faut compter cette conviction qu’a élaborée le mouvement sioniste d’appartenir à une civilisation supérieure, une civilisation «libérale» dont le qualificatif n’arrive plus à occulter que cette liberté tant vantée concerne essentiellement une production illimitée de marchandises pour en promouvoir une consommation compulsive illimitée elle aussi. Cette supposée supériorité civilisationnelle s’est forgée tout au long de l’histoire du mouvement sioniste, elle était présente dès ses origines et s’est cristallisée lors de la création de l’Etat d’Israël. C’est ainsi que cet Etat arrivait à admettre éventuellement «un tort» causé aux palestiniens, mais seulement un tort «relatif et inévitable» dans la mesure où ce tort reposait sur la contrepartie obtenue qu’était le sauvetage des survivants de l’Holocauste. Cette version a été battue en brèche par la mise à jour d’informations qui démontraient non seulement l’incapacité des institutions sionistes à venir en aide aux juifs d’Europe pendant la guerre mais qui illustraient surtout «leurs réticences à porter les secours nécessaires quand le lieu de refuge des rescapés était autre qu’«Eretz Israël». Les possibilités de sauvetage étaient certes limitées mais ils ne bénéficièrent d’aucune priorité car, pour Ben Gourion et les autorités sionistes, il était beaucoup plus important de concentrer tous les efforts des institutions et leurs ressources financières vers la poursuite de la colonisation et la construction de l’État. Leurs rapports avec les survivants de la Seconde Guerre mondiale, immigrés dans la Palestine sous mandat britannique devenue par la suite l’État d’Israël, n’étaient ni dénués d’instrumentation ni exempts de paternalisme. Dans la communauté sioniste de Palestine, avant l’arrivée des grandes vagues d’immigration, le jeune sentiment hébraïque ne dissimulait pas son mépris face à la faiblesse, au manque de «virilité» et de fierté nationale de ces Juifs, survivants de la Shoah, ainsi qu’à l’égard de leur héritage culturel. Et si les rescapés de l’Holocauste eurent à subir le dédain, les immigrés en provenance des pays islamiques furent victimes, par la suite, d’une politique agressive systématique visant à effacer leurs identités d’origine.»[xxxi]

C’est dans cette même logique que doit être inscrit la privatisation et la monopolisation du statut de victime qu’opèrent le sionisme et l’Etat d’Israël. En mon sens il est indigne et révoltant d’usurper le statut de victime des horreurs commises par le régime hitlérien pour la seule population juive en ignorant les nombreuses autres victimes que furent, fût-ce dans des proportions autres, les homosexuels, les tziganes, les slaves, les «déficients», les résistants, les communistes, les prisonniers de guerre, les francs-maçons ou encore les témoins de Jéhovah. Et comment considérer les millions de personnes qui périrent durant cette deuxième guerre mondiale, on parle là de 60 millions de victimes, dont un tiers pour la Russie, ce qui représentait à cette époque 10% de sa population. Il ne s’agit certes pas de comptabiliser ou de hiérarchiser toute cette inhumanité sur une sorte d’échelle de l’horreur ou de s’inscrire dans une concurrence des mémoires mais il s’agit de reconnaitre à quel point ces effroyables massacres ont été le lot de tant de populations de par le monde. Dans le cas d’Israël, c’est clairement la raison d’Etat qui commande cette usurpation du statut de victime pour ses propres citoyens dans le but de monopoliser ainsi à son profit les sentiments d’empathie et de sympathie que suscitent généralement les souffrances des autres.

  1. La Wertkritik, avec Kurz, en Israël.

Pour en revenir à l’anti-antisémitisme de la Wertkritik, puisque pour elle dans la société capitaliste contemporaine les questions du pouvoir, de l’exploitation et de la domination de classe n’existent pour ainsi dire pas, par conséquent n’est-elle pas en capacité de procéder à une analyse dialectique des rapports de force et enjeux qui ont présidé à la création de l’Etat d’Israël. Sur cette question, à l’instar du texte de Robert Kurz déjà mentionné et dont elle ne critique nulle part les positions délirantes, la WK ne peut faire autrement que camper sur une position morale de principe qui n’aboutit à rien de moins qu’à une défense acharnée de la politique sioniste de l’Etat hébreux. Kurz avance l’argument qu’il s’agit de soutenir l’Etat d’Israël car celui-ci permettrait au peuple juif de se défendre et de se prémunir contre la survenu une deuxième fois d’un génocide tel celui conduit par les nazis et qui avec la deuxième guerre mondiale avait abouti à l’extermination de la quasi-totalité des juifs d’Europe. Dans son article Kurz reconnait le caractère capitaliste de l’Etat d’Israël mais il rajoute aussitôt que cette nation aurait une double nature dans la mesure où la naissance de cet Etat ne se serait pas faite dans le cadre d’une construction nationale parmi tant d’autres, mais aurait été simultanément une réaction juive à l’antisémitisme mondial et particulièrement européen. Il reprend ainsi à son compte un argument-clé qu’ont avancé les thuriféraires de l’Etat d’Israël dès sa fondation en 1948. Remarquons que si, sur ce point, nous resterions dans les logiques de la Wertkritik relatives à une «domination dominée» et à son rejet de ce qu’elle nomme des «rapports de domination subjectifs», alors dans ce cas-là, les considérations de Kurz deviennent totalement irrecevables car qu’analyse-t-il d’autre en fin de compte ici que des rapports de domination subjectifs !

Dans l’ensemble de son texte, Kurz développe son argumentation sur la base de trois éléments clés qu’il n’interroge jamais :

–         l’antisémitisme, car il existerait un «inconscient antijuif collectif», une «haine inconsciente des juifs» et même un «syndrome antisémite de la modernité» ;

–         la double nature de l’Etat hébreux, capitaliste mais également protecteur du peuple juif ;

–         Kurz assimile la plupart du temps, pour ne pas dire systématiquement, la population palestinienne au Hamas «retranché dans les pores de la population de Gaza» ; «le vote majoritaire en faveur du Hamas à Gaza signifie simplement qu’il n’y a pas de civils intrinsèquement innocents ici.» [xxxii]

Il est ahurissant de constater que face à une position qui prônerait la destruction de l’Etat d’Israël, la position défendue par Kurz se situe à l’exact opposé, à savoir une défense inconditionnelle et effrénée de cet Etat !!! Et pour justifier ce choix, il recourt toujours à la même formule d’un «inconscient antijuif collectif» et c’est finalement ce prétendu antisémitisme grégaire qui devient l’argument absolu pour imposer son parti-pris. Cet argument unique relève du domaine de la psychologie et donne pour vrai un «inconscient des masses» structurellement pathologique, jusqu’à évoquer l’existence d’un « syndrome » antisémite. Il n’est guère possible de déjouer cet argument à moins d’accepter de se placer soi-même sur ce même terrain psychologique. Mais de quoi s’agit-il en réalité ?

Tout simplement de cette affirmation commode qu’il existerait un lien interne qui lie structurellement l’antisémitisme, la haine des juifs, au processus de «crise de la valorisation» et d’une «barbarisation [sic] capitaliste». Mais la Wertkritik tout simplement postule un tel lien interne automatique, car on ne trouvera aucun argument fondé dans ce sens.

Il y a certes ce schématisme de la Wertkritik pour avancer que face à une domination abstraite de la valeur et du travail abstrait sur nos vies que nous serions dans l’incapacité de saisir directement et d’identifier correctement, que par conséquent nous ne saurions faire autre chose que de blâmer pour cela une domination de la «juiverie internationale». C’est tout. L’argument de la Wertkritik se résume à cette position formulée ici en une phrase. Je ne vois aucune automaticité logique entre ces éléments, ni dans une supposée incapacité pour les hommes de saisir ou identifier les abstractions qui gouvernent leur vie sociale, ni dans le fait de blâmer alors obligatoirement tel ou tel catégorie particulière de la population comme responsable pour leur malheur. Au contraire, le fait d’affirmer qu’une supposée «juiverie internationale» devrait être ou devenir nécessairement et systématiquement LA cible de tous les mécontents pour exprimer leurs frustrations et leurs haines, relève en mon sens de la problématique même que soulève la question de l’antisémitisme (ce qu’illustre d’ailleurs l’hystérie pro-Israël de Kurz). Par son imposition de l’équation qu’elle dit structurelle «lutte contre les personnifications du capital» antisémitisme, la Wertkritik nous rend captifs d’un univers antisémite où des luttes pour ou contre «les juifs» auraient remplacé les luttes classistes contre l’exploitation et l’oppression capitaliste.

Quant à une supposée double nature de l’Etat d’Israël, c’est un argument tout simplement absurde. Cet argument me fait penser aux positions des différents groupes trotskystes qui jusqu’à la fin des années 1980 soutenaient l’URSS sous prétexte qu’on avait là affaire à un «Etat ouvrier dégénéré» qui avait un caractère double

(à savoir une «structure économique socialiste» et en même temps un «pouvoir politique aux mains d’une caste bureaucratique» – le vocabulaire employé ici est celui des trotskystes évidemment).

Il est absurde de considérer qu’un Etat puisse agir à des fins qui ne lui sont pas propre en tant qu’Etat capitaliste, qu’il pourrait remplir également une ou des fonctions autres qui ne correspondraient pas à son être social. La WK évoque souvent un rapport social «médié par l’Etat» ce qui là encore reprend à son compte une notion social-démocrate sur cette question. Une conception social-démocrate  selon laquelle l’Etat existerait pour concilier les intérêts divergents et opposés entre les différents segments d’une société afin d’en arriver à une coexistence pacifique pour un développement harmonieux du capital. Sur base d’innombrables expériences sanglantes, un certain marxisme révolutionnaire a depuis plus d’un siècle réfuté ces balivernes et a pu très clairement et très explicitement formuler que l’Etat capitaliste mondial (et dont les différents Etats nationaux ne sont jamais que des concrétisations particulières) n’est rien d’autre que la constitution en une force centralisé des intérêts de la classe dominante, de la classe bourgeoise mondiale. L’Etat capitaliste mondial se trouve ainsi organiquement (c’est-à-dire même dans le cas où cette force centralisée s’exerce au détriment d’une fraction bourgeoise particulière) en première ligne pour garantir partout la domination de la valeur et du travail salarié qui caractérisent cette société capitaliste. Cette surdétermination de l’Etat dans cette fonction émane de et conforte l’antagonisme fondamental entre l’Etat capitaliste mondial et les besoins de vie du prolétariat mondial. Prétendre qu’en dehors de cette fonction organique, un Etat particulier puisse remplir en même temps une autre fonction qui ne répondrait pas à cette surdétermination, équivaut à poser une antinomie au cœur de cette problématique. Puisqu’aucun Etat particulier ne protège «sa population nationale», l’Etat hébreux ne protège pas les juifs ! Les milliers de pages de la WK, pas plus que les milliers de bouquins publiés par les trotskystes de toutes obédiences au sujet de la nature de l’Etat soviétique de l’époque, ne réussiront à obscurcir l’essence terroriste et anti-humaine de l’Etat capitaliste, en Israël, en Russie, en Ukraine, en France et comme partout.

La réalité, les faits concrets montrent à l’évidence que l’Etat juif ne protège pas les juifs : en Israël, les prolétaires, juifs, arabes et palestiniens, sont opprimés et exploités par une classe bourgeoise qui ne recule devant rien, comme partout ailleurs, pour imposer ses impératifs, que ce soit sur le plan politique, social, économique, … : produire, suer, se sacrifier sur l’autel de la valeur, courber l’échine, servir comme chair à canon, … Dans la «start-up nation» qu’est Israël, une personne sur cinq selon les chiffres de l’OCDE[xxxiii] vit sous le seuil de pauvreté, le «plus mauvais chiffre des pays membres de l’organisation, après le Mexique». Comme il existe des racismes d’Etat dans tous les pays du monde, des racismes constitutives de chaque entité nationale basée sur le rejet de l’autre, de «l’étranger», il y a de la même façon un racisme d’Etat en Israël non seulement vis-à-vis la population palestinienne, mais également vis-à-vis une fraction importante de la population juive du pays et notamment les juifs sépharades, les juifs Falashas[xxxiv], les juifs Mizrahim, les juifs ultra-orthodoxes ou encore les juifs russes d’immigration récente dont les conditions de vie en Israël n’ont rien à envier au sort qui est réservé aux prolétaires les plus pauvres partout ailleurs dans le monde. Cette pauvreté et cette ségrégation est régulièrement dénoncé par différentes organisations comme Standing together, l’Association for Civil Rights Israël (ACRI), Coalition against racism, … et dont certaines militent auprès de ces israéliens «de seconde zone». Et par moments la colère s’exprime dans la rue et mobilise ces populations juives lors des manifestations, comme en été 2011 … mais du fait d’une emprise imposante du mythe national sur les consciences et la crainte de passer pour des «traîtres à la nation», cela ne se produit que trop rarement.

Concernant le troisième point, il ne me paraît ni utile, ni digne d’argumenter contre une telle approche indigne. Par contre, il me paraît opportun de souligner ici que le Hamas est aussi le produit de la politique israélienne et un allié stratégique pour les objectifs expansionnistes de l’Etat hébreux. Directement et indirectement le gouvernement israélien a favorisé le développement de ce mouvement nationaliste et islamiste qu’est le Hamas. Indirectement, par sa politique de spoliation et d’occupation des terres et par l’oppression systémique et effroyable des populations palestiniennes. Et directement, lorsque l’Etat israélien a instrumentalisé la Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne en renforçant ses moyens (financiers, matériels)[xxxv] de domination sur les territoires qu’il contrôlait, dans le but d’écarter toute possibilité de l’établissement d’une «solution à deux Etats». Probablement Kurz ne disposait-il pas de ces informations précises lors de l’écriture de son article. Mais c’est seulement son obstination à défendre une position résolument pro-israélienne qui a pu l’amener à ignorer ou à négliger les nombreuses sources[xxxvi]  qui, à partir des années ’90 avaient réussi à mettre à mal le récit hégémonique de l’historiographie officielle du sionisme et de l’Etat d’Israël.

Finalement, soulignons encore ici que l’acharnement de plus en plus vif et violent à imposer l’équation antisionisme = antisémitisme, tant de la part des institutions israéliennes comme par les instances gouvernementales européennes et états-unisiennes et à laquelle Kurz adhère pleinement, concorde avec l’évolution quasi-inexorable de la situation géostratégique mondiale marquée par le déclin de hégémonie militaro-économico-politique du bloc occidental. Et correspond également – dialectiquement relié au premier aspect – à l’affaiblissement de l’emprise des mythes fondateurs sionistes («une terre sans peuple pour un peuple sans terre», «le petit David juif face au géant Goliath arabe», «nous sommes tous seuls, personne, jamais, ne nous défendra») sur les consciences des populations en Occident, suite à l’explosion, depuis la fin 1987, du soulèvement palestinien dit «des pierres» dans les territoires occupés. Les études académiques mentionnées dans la note XXXVI reflètent également cette évolution et entrent en résonance avec elle.

C – En guise de conclusion.   

La Wertkritik par son appel à se solidariser avec le collectif Golem pour participer à la manifestation nationale du 12 novembre dernier contre l’antisémitisme, a démontré que ses positions sur l’antisémitisme la poussent dans les bras des forces qui défendent une politique républicaine et démocratique et cela en dépit des milliers de pages de critique qu’elle produit. La Wertkritik manie des concepts a-classistes dans ses contributions théoriques, c’est-à-dire qu’elle rejette la validité des analyses qui mettent en avant comme étant déterminant l’antagonisme historique et fondamental entre les deux classes de la société capitaliste, une classe bourgeoise dominante qui exploite une classe opprimée, le prolétariat. Pour la Wertkritik la valeur abstraite s’est totalement affranchie des actions des hommes et impose la dictature de ses besoins d’accumulation de façon autonome, soumettant impérieusement l’humanité entière à ses caprices, en dépit des activités des hommes.

En lien logique évident avec leurs positions au sujet de l’antisémitisme, le théoricien le plus en vue de la Wertkritik, Robert Kurz, a publié plusieurs textes dans lesquels il argumente en faveur d’une défense impérative et donc inconditionnelle de l’Etat d’Israël. Dans le contexte actuel, un tel positionnement pro-Israël prend un sens particulièrement tragique, d’où le silence assourdissant de la Wertkritik sur la situation au Proche-Orient. Dans ce texte je crois avoir fourni un nombre significatif de faits et arguments qui démontrent toute l’aberration qu’il y a à soutenir sur ce sujet la position de Robert Kurz et ses camarades. Dans la perspective d’un affranchissement social du joug du capitalisme, donc de la valeur, du travail et de la marchandise, il est évidemment absurde d’avancer que la défense d’un Etat quel qu’il soit puisse être synonyme d’émancipation, ou puisse même seulement nous mettre sur un tel chemin. Ni l’état d’Israël, ni un état palestinien, ni aucun état. Comment ne pas constater que les politiques des deux entités, israélienne et palestinienne, se complètent pour aboutir au carnage des populations palestiniennes aujourd’hui. Est-il nécessaire de préciser ici que de préconiser, de façon symétrique à cette position, la destruction d’un Etat en particulier au bénéfice d’un autre à créer s’avèrera être tout autant néfaste à tout projet d’émancipation. Notre commune humanité ne saurait être emprisonnée dans les bagnes que sont les nations.

Dans une perspective communiste d’émancipation, il s’agit bien de favoriser la défection des prolétaires vis-à-vis de leur bourgeoisie nationale sur base des intérêts de classe diamétralement opposés et de lutter pour une fraternisation avec nos frères de classe partout ailleurs. Une telle perspective semble relativement évidente dans le cas de la guerre Russie-Ukraine où les prolétaires des deux côtés du front partagent l’intérêt vital d’échapper à cette boucherie immonde qui ne sert que les intérêts du Capital (de la valeur) et des capitalistes. Où nous ne sommes que chair à canon. En Israël/Palestine également, cette perspective peut et doit être défendue même si la situation y est beaucoup plus complexe du fait du caractère colonial d’Israël et à cause de sa position géopolitique dans la région, historiquement centrale aux intérêts du camp occidental. A cause de la supériorité militaire écrasante de Tsahal et des carnages au sein des populations palestiniennes qu’elle commet, du fait de la cohésion nationale relativement solide en Israël, du fait de la poursuite, voire d’une intensification, en Cisjordanie, des implantations coloniales, c’est clairement dans ce pays que réside pour les prolétaires la charge primordiale d’entamer la lutte contre «sa propre bourgeoisie», «ses propres dirigeants», comme condition d’une fraternisation avec les prolétaires palestiniens. Une charge «primordiale» dans le sens aussi où c’est précisément là où cette perspective semble être la plus éloignée, en raison de la force et de l’emprise du récit national sur ses citoyens.

Pour les prolétaires palestiniens il paraît tout aussi difficile de se dresser contre leurs bourreaux. Car ce n’est pas uniquement l’Etat israélien avec toute la force de ses moyens terroristes qu’ils ont en face d’eux, mais également les «organisations de la résistance», dont en premier lieu le Hamas et l’Autorité palestinienne mais également toute une nébuleuse d’organisations de la «résistance islamique».  Mais en prenant en compte comment le Hamas (à Gaza) et l’Autorité palestinienne (en Cisjordanie) dans le fond s’épanouissent sur le même terreau que constitue l’exploitation et la soumission des populations dont ils ont la charge comme l’Etat d’Israël qui leur a délégué sous son contrôle cette mission, alors il devient non seulement réaliste mais encore essentiel de dénoncer les approches théoriques et pratiques qui s’inscrivent dans ces polarisations nationalistes interne à la bourgeoisie[xxxvii] qui nous embastillent dans des guerres de territoires, de religions ou de peuples.

Serait-il irréaliste d’envisager de pouvoir se délivrer de l’horreur que l’on ressent face aux politiques des dirigeants des deux côtés et face aux massacres perpétrés par Tsahal comme par le Hamas, pour diriger notre colère contre les responsables de toute cette situation et en prônant la fraternisation entre prolétaires juifs et palestiniens ?

Pour la Wertkritik, de telles considérations ne constituent qu’une condamnable subjectivation des rapports sociaux qu’elle préfère analyser pour sa part comme relevant d’une «domination dominée qui n’est pas son propre fondement» mais qui serait régis magiquement par le fétichisme capitaliste qu’est la valeur. D’où le pitoyable naufrage de la théorie de la critique de la valeur en terre sainte.

Paris, février 2024.

[i] Il s’agit de la marche nationale du dimanche 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, orchestrée par les pouvoirs publics et à laquelle appelaient la présidente de l’Assemblée Nationale, Yaël Braun-Pivet ainsi que le président du Sénat Gérard Larcher.

[ii] “Authorities have identified a total of 274 soldiers ans 859 non-soldiers killed during the brutal assault. The latter figure includes 57 Israel Police officers and 38 local security officers. It is unclear which of these individuals were on duty when killed. Removing those victims leaves a figure of 764 civilians.” The Times of Israel, 4 décembre 2023.

[iii] L’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, a déjà annoncé la mort de 92 de ses 13 000 employés présents dans la bande de Gaza. “Nous n’avons jamais eu autant de collègues tués”, souligne la porte-parole de l’organisation, Juliette Touma. “C’est un bilan sans précédent dans le monde pour notre agence, mais également pour toutes les Nations unies.” Le ratio de décès parmi les agents, poursuit-elle, est cohérent avec les chiffres du ministère pour l’ensemble de la population, estimée autour de 2,2 millions d’habitants dans le territoire. “Cela suggère que les chiffres communiqués par le ministère de la Santé sont relativement précis, déclare-t-elle. Il ne s’agit pas d’une confirmation, mais d’une indication.” Source Franceinfo : Guerre Israël-Hamas : comment le bilan palestinien sur le nombre de morts dans la bande de Gaza est-il établi ? Publié le 10/11/2023 06:19 – Mis à jour le 10/11/2023 15:17

[iv] Texte publié dans EXIT! Crise et critique de la société marchande. Numéro 6, 2009 – Robert Kurz «Die Kindermörder von Gaza. Eine Operation „Gegossenes Blei“ für die empfindsamen Herzen ».

[v] http://www.palim-psao.fr/2017/05/capitalisme-classes-et-antisemitisme-moderne-par-clement-homs.html

[vi] Pour être totalement clair ici, l’animateur du site francophone Palim-Psao relayait un message du collectif Golem dont le cofondateur (et aussi membre du RAAR) Jonas Pardo déclarait : «Oui, je viendrai marcher contre l’antisémitisme dimanche. Je suis actuellement insatisfait des conditions dans lesquelles cette marche est prévue. D’une part par le type d’appel qui a été produit par Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher. Et évidemment par la présence du Rassemblement National. Dans l’appel, en fait, on marche pour défendre les valeurs de la République. Pour moi, c’est un narratif qui vient vider de son sens la lutte contre l’antisémitisme. D’abord les valeurs de la République selon Renaissance, ce ne sont pas mes valeurs, ça c’est une certitude. Depuis la suppression de l’AME et de manière générale le durcissement des conditions d’accueil des personnes qui en ont besoin, ce ne sont pas mes valeurs. La réforme des retraites, de précariser les plus précaires, ce ne sont pas mes valeurs. Donc je pense que cette raison «les valeurs de la République» sont un contenu flou dans lequel en fait on peut mettre tout ce qu’on veut. C’est ce qui fait d’ailleurs que l’extrême-droite, Reconquête et Rassemblement National, peuvent aller dans cette manifestation. Et la question c’est, qu’est-ce que moi je mets derrière la lutte contre l’antisémitisme à ce moment-là. Pourquoi j’y vais ? Et c’est deux choses, très concrètes, la lutte contre l’antisémitisme c’est la défense de personnes de vie, ces gens qui s’appellent des juifs et des juives. C’est ça d’abord la lutte contre l’antisémitisme. Et c’est ensuite la lutte contre une vision du monde. Une vision du monde qui voit tous les malheurs du fait non pas d’un système qui serait toxique, dérèglé, ou dont il faudrait proposer autre chose. Mais le fait d’individus. C’est la personnification de la domination. Et cette vision complotiste, c’est celle de l’extrême-droite. Alors aujourd’hui, Marine le Pen par sa stratégie de dédiabolisation n’utilise plus les mots de son père Jean-Marie Le Pen ; elle ne dit plus la juiverie internationale. Elle ne dit plus les youpins, mais elle dit la finance internationale, elle dit le cosmopolitisme, elle dit le mondialisme, elle dit les élites intellectuelles, qui sont des mots codés mais qui charrient la même vision du monde. Donc, je viendrai dimanche pour marcher contre l’antisémitisme et contre l’extrême-droite qui a été toujours, et qui est et qui sera raciste et antisémite. J’espère que les gauches se retrouveront pour les perturber et tenter de faire que leur voix soit silenciée, voire qu’on arrive à les faire partir du rassemblement.» Texte partiel (1’:39 à 4’:40) retranscrit par moi à partir d’une émission #Lamidinale avec l’interview de l’invité Jonas Pardo et intitulé «Il y a un déni de l’antisémitisme à gauche» sur Regards.fr – 11 novembre 2023. https://www.youtube.com/watch?v=X8lRSCfIceA

[vii] Entretien avec Clément Homs de Nicolas Basset : Les vases vides font toujours beaucoup de bruit, 2ème partie. A propos de certaines incompréhensions au sujet du «Marx exotérique» et du «Marx ésotérique». Publié le 05/01/2016 par Palim-Psao.

[viii] Entretien avec Clément Homs de Nicolas Basset : Les vases vides font toujours beaucoup de bruit, 1ère partie. A propos d’une certaine réception de la critique de la valeur en France. Publié le 03/05/2015 par Palim-Psao.

[ix] Un peu plus en avant dans ce même entretien, Clément Homs affirmera que la gauche altercapitaliste doit «pouvoir continuer à prôner le lynchage collectif des fonctionnaires du capital ou asséner qu’il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres pour mieux éviter la destruction des rapports sociaux capitalistes par l’institution d’une forme de vie sociale radicalement nouvelle – ce qui ne pourra se faire sans règlements de compte et une opposition manu militari à la «classe profitante» (notre vieille ennemie qu’est la bourgeoisie) comme aux segments des autres classes (y compris prolétaires) qui s’accrocheront avec l’énergie du dernier espoir au «masque de caractère» (Marx) de la forme sujet moderne que la forme sociale capitaliste a buriné sur leurs visages.» Observons ici qu’en parlant de «classe profitante» au lieu et place de classe bourgeoise, l’auteur ne rend pas vraiment service à son propre combat contre l’antisémitisme.

[x] Et ici on pense évidemment à la domination planétaire de cette marchandise-reine qu’est l’argent.

[xi] Publié sur le site le 8 juillet 2012 – http://www.palim-psao.fr/article-article-modernisation-de-rattrapage-capitalisme-d-etat-socialisme-reellement-existant-u-r-s-s-107919219.html –

[xii] Référence au livre de Samir Amin, «Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique». Les Editions de Minuit – 1973.

[xiii] A ce propos je veux mentionner le livre édifiant et dérangeant de Joseph Tonda : «Afrodystopie : La vie dans le rêve d’Autrui» – Editions Karthala, 2021. Sur le site Palim Psao on ne trouve aucun recensement de ce livre qui contient pourtant une dizaine de renvois vers des ouvrages d’Anselm Jappe («Les aventures de la marchandise») et de Robert Kurz («La substance du capital»).

[xiv] «Le fétiche de la lutte des classes» Robert Kurz & Ernst Lohoff – Editions Crise & Critique 2021. Le texte originel en langue allemande date de 1989.

[xv] On peut se rappeler ici, un exemple parmi des centaines de milliers d’autres, cette épisode quand une ministre française des Affaires étrangères avait eu la maladresse d’annoncer publiquement, à l’Assemblée nationale, que la France avait proposé au régime tunisien (et à la même occasion à l’Algérie) sa coopération (mais qui existe déjà de façon permanente, institutionnelle !) et son “savoir-faire, reconnu dans le monde entier” en matière de répression des manifestations violentes qui secouaient le pays et menaçaient à l’époque (fin 2010) d’emporter le régime de ce vieux dictateur que fut son président Ben Ali et son clan. “Nous sommes prêts à aider à former les forces de l’ordre tunisiennes comme nous le faisons pour d’autres pays” avait alors déclaré Michèle Alliot-Marie. Et est-il vraiment nécessaire de rappeler ici l’opération transnationale Condor du milieu des années 1970, sur le continent américain et qui aboutit à la répression terroriste de l’ensemble des luttes et contestations du cône sud, sous l’égide des Etats-Unis !? C’était l’époque quand le savoir-faire français en matière de torture et de disparitions comme techniques de guerre contre-insurrectionelles étaient étudiés dans les principales académies militaires des Amériques.

[xvi] Je n’arrive plus à retrouver sur le site Palim Psao la référence du texte où l’auteur parle de cette «concierge portugaise raciste» (bonjour le cliché) qu’il évoque – point comme métaphore – au même titre que le PDG gestionnaire d’une multinationale pour illustrer comment les deux «s’accrocheront avec l’énergie du dernier espoir» à leur condition sociale sous le capitalisme.

[xvii] Qu’on en juge par ces citations d’un court texte de Benoit Bohy-Bunel publié sur Palim Psao : «Contre la bêtise savante de Temps critiques (A propos des frères Jacques, etc.)» :«La critique de la valeur s’affirme, également, contre tout théoricien pseudo-critique qui oppose aujourd’hui, de façon binaire et simpliste, la critique des catégories logiques (valeur, travail abstrait, argent, marchandise) et la critique des formes empiriques que prennent ces catégories (salaires, exploitation, prix, inégalités), en supposant que la thématisation des premières empêche de penser les secondes, et en supposant donc qu’un point de vue mutilé et confus, bêtement descriptif, ou «pragmatique» de façon hébétée, serait le seul point de vue adapté (on songera à l’article indigent, dont les auteurs exhibent impudiquement leur propre étroitesse d’esprit : «Les impasses de La Grande dévalorisation», novembre 2016, par Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn). (…) Pourtant, critique empirique et critique logique ne s’opposent pas, mais se complètent ; la formule A-M-A’ indique très bien, synthétiquement, qu’on ne peut isoler l’un des deux aspects. En revanche, ceux qui (tels Guigou et Wajnsztejn) voudraient accorder un primat à l’empirique contingent se privent d’une critique unifiante et totalisante, et sont épistémologiquement ineptes (pour reprendre une idée hégélienne, ils proposent un ensemble d’idées éparpillées, une pure extension, privée de la force pour les rassembler). Leur façon de « donner des leçons » fait penser à la sottise du sot qui reproche à son interlocuteur d’être lui-même stupide, sous prétexte qu’il ne partagerait pas ses vues limitées et partielles. (…)  Difficile de communiquer avec une telle bêtise « savante » (d’autant plus bête qu’elle se dit savante, d’ailleurs). On notera au passage que ces théoriciens de « Temps critiques » semblent presque «valider » (s’ils parvenaient à être clairs) l’idéologie confusionniste d’un capitalisme devenu « cognitif », insistant donc davantage sur la composition « technique » du capital, et non plus sur sa composition organique. (…) C’est que la question de l’empiricité transcendantale du Marx « ésotérique » leur échappe complètement, et qu’ils prétendent régler avec suffisance des problèmes trop compliqués pour eux.» http://www.palim-psao.fr/2017/04/contre-la-betise-savante-de-temps-critiques-les-freres-jacques-etc.html – Publié sur Palim Psao le 30 avril 2017.

[xviii] On peut bien trouver trace sur Palim Psao d’une participation de la WK à une «mobilisation de forces vives pour co-organiser les ‘Rencontres Raisons Sensibles’» qui eurent lieu à Toulouse du 1er au 12 juin 2022.  Cette initiative visait à se faire rencontrer, «autour d’œuvres achevées ou inachevés, de laboratoires artistiques, de rencontres théoriques et activistes, entre des propositions professionnelles et étudiantes, autour des arts plastiques, du théâtre, de la danse, des performances, des arts sonores, poétiques, filmiques, … des terrestres sapiens qui font du théâtre, des dessins, des gravures, des textes, des éditions, du son, du film, de la théorie, des luttes, des études, des dépressions, des cheveux blancs, des ulcères, …» (extrait du texte de présentation des Rencontres Raisons Sensibles, sur la plateforme de collecte de fonds en ligne Helloasso.)

[xix] On se demande comment les auteurs de ces récriminations comptent s’y prendre pour réfuter ou dépasser une telle obsession du populisme dans la mesure où pour la Wertkritik le constat «qu’il y a aussi des responsabilités de certains individus et groupes» mène automatiquement vers l’antisémitisme !? Comment feront-ils, en étant à «la recherche de coupables», pour ne pas retomber dans «un marxisme (vulgaire) de personnalisation (qui) se répand, les capitalistes, les spéculateurs et les investisseurs étant l’ennemi, ce qui implique bien sûr un antisémitisme structurel» comme l’a formulé Roswitha Scholz pour la rédaction d’Exit! ?

[xx] Loi n°90-615 (dite loi Gayssot) du 13 juillet 1990, qui qualifie de délit la contestation de «l’existence d’une ou plusieurs crimes contre l’humanité» et le fait de nier ou de minimiser l’existence de crimes contre l’humanité commis par les nazis. Ce délit est puni d’un an d’emprisonnement et de 45000 € d’amendes.

[xxi] On se souvient de cet ex-premier ministre français, au comportement irréprochable bien sûr et qui avait déclaré au Sénat, par rapport à l’attaque terroriste de l’Hyper Cacher (janvier 2015) qu’il en avait assez de «ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques (…) car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.»

[xxii] CRIF : conseil représentatif des institutions juives de France ; UEJF : union des étudiants juifs de France ; B’nai B’rith France : il s’agit de la plus importante organisation juive mondiale, fondé en 1843 à New York et dont plusieurs loges ont été fondées, depuis 1932, en France ; L’association France-Israël : il s’agit des groupes d’amitié France-Israël de l’Assemblée nationale et du Sénat.

[xxiii] Mais en Israël ces tortures ne seraient pas véritablement des tortures, il s’agirait uniquement de «pressions physiques modérées» suivant la doctrine Landau qui préconise des «méthodes d’interrogation» qui incluent le maintien du détenu en position douloureuse, le fait de le cagouler, le fait de lui imposer de la musique assourdissante pendant un temps prolongé, la privation de sommeil pendant un temps prolongé, l’usage de menaces et notamment les menaces de mort, le recours à des secousses violentes et l’utilisation d’air froid pour glacer l’intéressé, … pratiques auxquelles Israël ne conteste pas qu’elle recourt  régulièrement. Quant aux méthodes de torture qu’Israël conteste appliquer …

[xxiv] Il n’est sûrement pas vain de faire remarquer ici que ce sont ce même type de mécanismes «psychologiques» (défense de son identité propre et rejet des «menaces» qui risquent de venir questionner cette identité) qui jouent un rôle primordial dans les replis sectaires que l’on rencontre souvent au sein des organisations ou groupes militants, d’autant plus en période de paix sociale lorsque l’isolement et l’atomisation dominent largement.

[xxv] Cette formulation «même en luttant contre» induit en erreur car elle peut laisser comprendre que cela concerne une activité spécifique («lutter») à côté d’autres activités, une activité qui se ferait remarquer uniquement lorsqu’elle est visible et ouverte («la lutte !»). Or, avant cela, elle doit être comprise surtout comme une besogne de chaque jour car toutes les activités dans nos vies de prolétaires (de notre naissance jusqu’à la mort) – même lorsque nous respirons l’air pollué qui nous tue à petit feu – constituent une lutte pour simplement vivre.

[xxvi] 1897, année de la réunion du premier Congrès sioniste à Bâle, présidé par Theodor Herzl. C’est Nathan Birnbaum qui peut être considéré comme le premier intellectuel sioniste (il aurait été l’inventeur du concept de «sionisme» dès 1886). Selon ses théories, seule la biologie, et non pas la langue ni la culture, peut, selon lui, expliquer la formation des nations ; on ne pourrait, sans elle, comprendre l’origine de l’existence d’une nation juive dont les membres sont mêlés à des cultures populaires variées et parlent des langues différentes.

[xxvii] Ce télégramme était «loin de n’être qu’une maladresse ou un acte isolé, c’était le résultat d’un choix délibéré de Herzl consistant à rechercher l’appui du sultan sans lui tenir rigueur des massacres de masse d’Arméniens. Il faisait suite à l’audience que Herzl avait obtenue du sultan, peu avant, le 18 mai 1901, à Istanbul, où il avait reçu de lui la décoration du grand cordon du Medjidiyé et lui avait rendu un hommage ostensible. Elle avait été suivie, jusqu’au congrès, de six lettres de Herzl au sultan, lui proposant ses services, notamment de contrer en Europe les écrits d’un opposant à son pouvoir, en exil à Paris, qui critiquait dans la presse européenne l’autocratie du régime ottoman en demandant des élections et une constitution. Herzl avait revendiqué son soutien au sultan dans son discours d’ouverture au Cinquième congrès sioniste. (…) «On est venu me trouver pour me dire qu’il y a à Paris un écrivain Monsieur Ahmed Riza qui s’est fait connaître par ses attaques contre le gouvernement Impérial. On m’a dit qu’il y avait moyen de casser ces attaques […] si Votre Majesté Impériale le croît utile, je m’occuperai de la chose et il reste bien entendu que pour faire cesser les attaques je n’accepterais aucune récompense, excepté un mot de contentement de Votre Majesté Impériale, qui est pour moi la plus haute des récompenses». (Lettre de Théodore Herzl au sultan du 17 juin 1901. Zionistisches Tagebuch 1899-1904, vol. 3, p. 303.) Ahmed Riza Bey (1859-1930) était un opposant libéral au sultan ottoman qui avait fondé à Paris le journal bilingue, en français et en turc, Mesveret-Consultation. Il reviendra en Turquie en 1908 et sera élu président du Sénat en 1918. (Gilles Manceron «Introduction. L’universalisme en question : l’Affaire comme référence et comme modèle» dans «Etre dreyfusard – Hier et aujourd’hui» Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 419-488.)

[xxviii] «J’ai rencontré Plehve. J’ai son engagement que d’ici à quinze ans au maximum il fera une charte pour nous pour la Palestine. Mais c’est lié à une condition : que les révolutionnaires juifs cessent leur lutte contre le gouvernement russe.» (cité dans Samuel Portnoy, “The Life and Soul of a legendary Jewish Socialist, Vladimir Medem” – Editions Ktav (1979).

[xxix] Cité dans Nur Masalha, “Expulsion of the Palestinian : the concept of transfer in Zionist Political Thought, 1882-1948.” – Editions Institute for Palestine Studies (1992)

[xxx] C’est cet argument que reprend Kurz dans son article. Pour lui aussi la constitution de l’Etat d’Israël a pris toute sa force et son sens à travers la Shoah. Israël serait ce lieu de refuge toujours ouvert pour les Juifs persécutés par l’antisémitisme mondial.

[xxxi] Shlomo Sand, «Post-sionisme : un bilan provisoire. A propos des historiens «agréés» et «non agréés» en Israël» dans Annales. Histoire, Sciences Sociales – 2004/1. Consultable sur https://www.cairn.info/revue-annales-2004-1-page-143.htm

[xxxii] Ces passages, j’ai dû les lire et relire à plusieurs reprises pour m’assurer que c’était bien ce qui avait été écrit !

[xxxiii] Mais ces statistiques produites par les experts de l’OCDE (chiffres 2020) ne prennent pas en compte la misère et pauvreté qui sont le lot des populations vivant à Gaza et en Cisjordanie et dont l’exploitation effrénée contribue substantiellement à la prospérité du pays.

[xxxiv] Juifs Falashas ou Etiopim : juifs originaires d’Ethiopie. Les Falash Mura partagent une même filiation que les Etiopim mais ils s’étaient à un moment donné de leur histoire (19ème siècle) convertis au christianisme, avant de revendiquer de nouveau leur attachement au judaïsme.   Juifs Mizrahim : désigne un ensemble disparate de communautés juives originaires du Proche-Orient, du Caucase et du reste de l’Asie. C’est au sein de cette population qu’avaient vu le jour les «Panthères noires israéliennes» à partir de 1971.

[xxxv] Extrait de l’article dans Haaretz du 20 octobre 2023 : A brief history of the Netanyahu-Hamas alliance : «Dans la pratique, depuis l’opération «Plomb durci» fin 2008 – début 2009, sous l’ère Olmert, le régime du Hamas n’a fait face à aucune véritable menace militaire. Au contraire : le groupe a été soutenu par le Premier ministre israélien et financé avec son aide. Lorsque Netanyahu a déclaré en avril 2019, comme il l’a fait après chaque série de combats, que «nous avons rétabli la dissuasion avec le Hamas» et que «nous avons bloqué les principales routes d’approvisionnement», il mentait effrontément. Depuis plus d’une décennie, Netanyahu a prêté la main, de diverses manières, au pouvoir militaire et politique croissant du Hamas. C’est Netanyahu qui a transformé le Hamas d’une organisation terroriste disposant de peu de ressources en un organisme semi-étatique.» – https://www.haaretz.com/israel-news/2023-10-20/ty-article-opinion/.premium/a-brief-history-of-the-netanyahu-hamas-alliance/0000018b-47d9-d242-abef-57ff1be90000

[xxxvi] Simha Flapan, “Birth of Israël : myths and realities” – Routledge (1988). Sur base de l’étude des archives déclassifiées concernant la guerre de 1948, Flapan réussit à invalider la version officielle du mythe sioniste et à confirmer ainsi la réalité des vécus des habitants palestiniens chassés de leurs terres par les massacres et spoliations perpétrés par les colons sionistes. Par ses travaux il ouvrait la voie aux universitaires critiques de l’historiographie officielle et que l’on a pu qualifier de « nouveaux historiens », dont voici quelques noms :

Avi Shlaim, “Collusion across the Jordan : king Abdullah, the Zionist movement and the partition of Palestine” – Oxford University Press (1988);

Ilan Pappe, “Britain and the Arab-Israeli conflict, 1948-1951” –  Londres, McMillan/St. Anthony’s (1988);

Benny Morris, “The birth of the Palestinian refugee problem, 1947-1949” – Cambridge University Press (1988).

[xxxvii] Sur ce point je ne peux que recommander la lecture de l’entretien du 30 octobre 2023 avec Emilio Minassian, publié sur le blog «Le Serpent de Mer» et qui fournit une analyse percutante de la situation à Gaza : «Une militarisation extrême de la guerre de classe en Israël-Palestine». L’entretien est aussi disponible sur le site de dndf ().