[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

"L’Énigme du profit". Entretien avec Christophe Darmangeat

Lien publiée le 26 mars 2024

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/enigme-profit-entretien-darmangeat/

L’économiste et anthropologue Christophe Darmangeat vient de publier L’Énigme du profit aux éditions La Ville brûle. Cet essai stimulant constitue une réédition augmentée d’un précédent texte paru en 2016 et se présente comme une défense efficace et accessible de la théorie marxiste de la valeur, qui voit dans le travail exploité et non payé l’origine du profit capitaliste.

Vous faîtes reparaître dans une nouvelle édition votre précédent ouvrage Le profit déchiffré. Comme son sous-titre l’indiquait alors, celui-ci était composé de trois essais, respectivement consacrés à « l’énigme du profit », à la distinction entre « travail productif et improductif » et à la question de la rente dans les théories ricardienne et marxiste. Comme l’indique explicitement le titre de cette seconde édition, seul le premier essai a donc été repris, quoique dans une version augmentée. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ?

En écrivant mon Profit déchiffré, je voulais aborder plusieurs thèmes qui me tenaient à cœur, pour des raisons différentes. D’une part, j’avais envie de proposer une introduction aux raisonnements de Marx qui mette l’accent sur l’histoire des idées en économie, tout en restant très accessible et à la portée de lecteurs qui n’étaient pas des spécialistes de cette question. D’autre part, je voulais explorer certains points plus techniques, sur lesquels il me semblait que les commentateurs de Marx s’étaient parfois fourvoyés (comme le travail productif) ou qu’ils avaient indument négligés (comme la rente). Les trois parties du livre avaient donc la caractéristique (et, disons-le, le défaut) de s’adresser à des publics très différents.

Au moment de donner une deuxième vie à ce travail, l’éditeur et moi-même sommes tombés d’accord pour ne conserver que le texte le plus vulgarisé et pour en faire un livre à part entière. Ce choix m’a permis, en plus de reprendre entièrement le texte, de le faire un peu grossir en développant certains points, en précisant certains raisonnements un peu trop allusifs, ou en donnant quelques exemples supplémentaires. Quant aux deux autres essais, je ne les renie absolument pas, et ils sont dorénavant téléchargeables en accès libre[1]

Le premier mérite de L’Énigme du profit est de réintroduire l’étonnement face à l’existence même de cette catégorie qu’est le profit : pourquoi au terme de la vente, et une fois les avances matérielles remboursées ainsi que les salaires, reste-t-il au capitaliste un incrément de valeur, un « quelque chose plutôt que rien », qu’il va pouvoir réinvestir dans un nouveau cycle de production ?

En plus d’avoir un réel intérêt théorique, il est clair que ce sujet possède un fort potentiel polémique et, à vous lire, il semblerait que la théorie économique dominante soit fort peu à l’aise avec cette question. Le caractère éclaté et insatisfaisant de ses réponses est d’autant plus curieux que le profit apparaît bien comme la catégorie la plus importante du mode de production actuel. Pourriez-vous revenir sur le relatif silence qui entoure la question de l’origine du profit dans la théorie néoclassique dominante, voire dans l’enseignement en général ?

C’est bien simple : l’origine du profit, c’est une question qui fâche. Depuis Adam Smith au moins, et même si c’était encore sous une forme confuse, la théorie économique avait compris que la valeur était liée au travail. Marx fut le premier à donner à cette théorie une forme véritablement cohérente et à en tirer les conséquences ultimes, à savoir que le profit n’est rien d’autre qu’un prélèvement, une ponction effectuée par les titulaires d’un droit de propriété sur la richesse créée par ceux qui travaillent en échange d’un salaire.

Il n’est pas besoin d’avoir un sens politique très aiguisé pour comprendre que cette manière de voir les choses est assez subversive, et peu acceptable du point de vue des possédants et de leurs alliés. Au début du XXe siècle, un économiste néo-classique, John Bates Clark, avouait ainsi en toute franchise que 

« L’accusation qui pèse sur la société est celle de l’exploitation du travail. ‘Les travailleurs, dit-on, sont régulièrement dépouillés de ce qu’ils produisent. Cela se fait dans le cadre de la loi et par le jeu naturel de la concurrence’. Si cette accusation était prouvée, tout homme sensé devrait devenir socialiste ; et son zèle à transformer le système industriel mesurerait et exprimerait alors son sens de la justice.[2] »

Dès lors, la classe dominante n’a eu de cesse de produire une représentation de la réalité qui donne une tout autre image du profit, pour en faire la légitime rémunération du propriétaire du capital : parce qu’il a été habile, parce qu’il a été économe, parce qu’il a pris un risque, etc. Toutes ces théories étant fausses, elles reposent forcément sur des absurdités logiques. Mais la solution qui s’est largement imposée est finalement la plus étonnante de toutes.

En effet, dans le cadre néo-classique standard, on explique que dans l’hypothèse d’une économie capitaliste fonctionnant selon les canons de la concurrence, le profit doit tout bonnement… disparaître. Il est purement et simplement dissous, et n’est plus censé exister que sous la forme de l’intérêt, c’est-à-dire de la rente résultant d’un contrat. La théorie qui constitue depuis un siècle et demi la référence de l’écrasante majorité du monde académique, et qui se présente comme la seule à être scientifique, réussit donc la prouesse d’évacuer de son analyse un phénomène qui constitue une évidence quotidienne pour n’importe quel boutiquier.

Quant à l’enseignement que reçoivent les étudiants en économie, dans la plupart des cas, il consiste à partir de modèles très mathématisés qui s’inscrivent dans cette démarche, et qui sont censés représenter le comportement des consommateurs et des producteurs. Plutôt que présenter l’histoire des idées en économie et de faire réfléchir sur la manière dont ces idées ont constitué des armes pour les différents camps sociaux et politiques, on réduit cette discipline à quelques techniques de résolution d’équations, en évitant soigneusement de questionner le bien-fondé des équations concernées.

C’est désolant, mais en un sens, c’est tout à fait logique : de même que sous l’Ancien régime, l’État et l’Église n’étaient pas là pour enseigner l’athéisme et le matérialisme, la classe sociale qui contrôle aujourd’hui l’enseignement (fut-il public) n’a pas vocation à enseigner des théories qui remettent en cause la légitimité de l’ordre établi. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait ça et là quelques résistances ou quelques exceptions. Mais elles restent dans des limites assez précises, et qui d’ailleurs ne cessent de se restreindre depuis quelques décennies, avec le recul du mouvement ouvrier organisé et de la conscience politique dont il était porteur, tant dans les rangs des étudiants que dans ceux des universitaires. 

Il est frappant que votre livre fasse à de nombreuses reprises feu sur le recours au « bon sens » ou du moins, sur une certaine manière de traiter de la question en apportant des réponses qui n’en sont pas vraiment. Je pense notamment au second chapitre, précisément intitulé « Le bon sens dans l’impasse » et consacré aux principales « pseudo-explications » caractéristiques de l’économie vulgaire, qui a plus tendance à justifier l’existence du profit qu’à véritablement expliquer la raison de son existence. Pourriez-vous développer la raison pour laquelle, selon vous et selon Marx, l’analyse de l’origine du profit implique particulièrement d’aller « au-delà des apparences et des fausses évidences » ?

Une vieille maxime dit que quel que soit le domaine concerné, si la réalité était conforme aux apparences, on n’aurait pas besoin de se creuser la tête et de faire de la science : il suffirait de se fier à son intuition. Mais justement, c’est bien parce que les choses ne sont jamais véritablement ce qu’elles ont l’air d’être qu’il faut dépasser les évidences.

Une des caractéristiques remarquables du système capitaliste, et qui le distingue des autres sociétés de classes qui l’ont précédé, c’est que l’exploitation ne résulte pas de droits directs des possédants sur les travailleurs. Cela rend ses mécanismes sinon invisibles – on voit bien que les riches, sans rien faire, vivent beaucoup mieux que ceux qui s’usent au travail ! –, du moins opaques. En effet, dans une société esclavagiste, personne ne conteste que les maîtres vivent sur le dos des esclaves ; idem dans une société féodale, avec les seigneurs et les serfs. Dans ce type de société, on peut légitimer cet état de fait en expliquant qu’il est dicté par la nature, par le droit du vainqueur, par la volonté divine ou par l’ordre cosmique ; mais personne ne songe à le nier.

Dans le système capitaliste, en revanche, l’exploitation prend une forme beaucoup plus subtile – mieux vaudrait dire : trompeuse. Capitalistes et salariés se présentent en effet comme des individus juridiquement libres. Aucune loi n’empêche le salarié de quitter son employeur s’il le souhaite, aucune loi ne l’oblige non plus à travailler pour un salaire qu’il refuse, et même à travailler tout court. Le prix du salarié se fixe donc tout aussi librement sur le marché, et si ce prix est faible, on ne peut s’en prendre à personne. Pour paraphraser Brassens, « la loi de l’offre et de la demande est dure, mais c’est la loi ». 

Bref, dans le capitalisme, l’exploitation du salarié se présente sous les dehors aimables d’une transaction entre hommes libres et égaux. Rien ne montre que ce contrat libre inclut, par définition, un échange inégal dans lequel l’un effectue du travail gratuit pour l’autre : tout au contraire, ce travail gratuit semble par nature impossible, puisque le salaire se présente faussement comme le prix du travail – si le marché fonctionne bien, c’est même son « juste prix ».

Dans un monde tel que celui-là, tout apparaît donc se présenter à l’envers. De même que les Égyptiens de l’Antiquité étaient convaincus que c’est grâce à Pharaon que le soleil se levait et que le Nil connaissait une crue annuelle, les humains qui vivent dans une société capitaliste sont globalement convaincus, entre autres, que ce sont les employeurs qui « donnent du travail » aux salariés, que le salaire est le prix de ce travail, ou encore que les profits proviennent aussi bien des machines que du travail humain ; parce que c’est ainsi que les choses se présentent à notre bon sens. Mais le bon sens, c’est aussi ce qui fait croire que la Terre est plate ! 

En fait, tout comme les physiciens ont dû dépasser les apparences pour découvrir les lois de la gravitation, de l’optique ou de la relativité (qui sont toutes résolument contre-intuitives), les économistes – du moins, ceux qui n’avaient pas peur des conséquences de cette recherche – ont dû faire de même pour percer le secret du profit.      

Selon Marx, Ricardo ne percevait pas la distinction importante entre profit et survaleur, et, pour cette raison, il s’est avéré incapable de découvrir l’origine du profit, le travail humain exploité. Mais sa manière de comprendre le problème de la répartition du produit entre les différentes classes sociales mettait tout de même au cœur de l’analyse le caractère contradictoire des intérêts de ces différentes classes et de leurs différents revenus (salaire, profit, rente). Pourriez-vous revenir sur les raisons de l’élimination de cette manière de poser le problème, et son remplacement par une théorie néoclassique de la rémunération des différents facteurs conduisant miraculeusement à évacuer l’antagonisme entre les classes ?

On peut dire que d’une certaine manière, sur cette question du profit, Marx est un ricardien conséquent : à partir des prémisses dégagées par Ricardo, en particulier concernant la théorie de la valeur, il tire les conséquences ultimes, que celui-ci n’avait pas su (ou pas voulu) voir. À l’époque où elle a été formulée, c’est-à-dire au début du XIXe siècle, la théorie de Ricardo pouvait satisfaire les aspirations de la bourgeoisie (ou, au moins d’une partie de celle-ci) à au moins deux titres.

D’une part, elle proclamait le caractère antagonique du profit et de la rente foncière. Or, au moins en Grande-Bretagne, il s’agissait d’une question brûlante : les deux milieux dirigeants se déchiraient sur la politique à mener en matière d’importation du blé. Ceux qui représentaient les intérêts de l’aristocratie foncière, prônaient le maintien de lois protectionnistes, qui assuraient un prix élevé du blé, et donc un niveau également élevé de rente foncière. Les représentants des capitalistes industriels plaidaient pour la libre importation des grains afin d’en abaisser le coût et par conséquent, celui de la rente et des salaires, au bénéfice des profits. La théorie de Ricardo éclairait par des raisonnements solides cet antagonisme que les acteurs percevaient de manière empirique. Alors, bien sûr, et même sans véritablement comprendre leur origine, Ricardo écrivait que les profits étaient également dans une relation antagonique avec les salaires. Mais à cette époque, le mouvement ouvrier était balbutiant, et la bourgeoisie pouvait très bien s’accommoder d’une telle vision. 

Une cinquantaine d’années plus tard, la situation était bien différente. Les lois protectionnistes sur les grains étaient de l’histoire ancienne, le mouvement ouvrier était en plein essor – y compris son aile la plus résolue, qui entendait non réformer le capitalisme, mais l’abattre – et Marx avait montré que la théorie de la valeur-travail dont Ricardo avait jeté les bases fondait en réalité la démonstration de la nature exploiteuse du capitalisme. 

Tout cela créait un cocktail beaucoup trop inflammable. Dès les années 1870, un peu partout en Europe de l’Ouest, la bourgeoisie et ses milieux intellectuels jetèrent la théorie de la valeur-travail par-dessus bord, pour prôner une théorie de « l’harmonie et de la justice universelles ». Selon celle-ci, l’économie de marché, si elle fonctionne de la manière la plus pure, possède la vertu suprême de bannir toute forme d’exploitation, puisque chaque agent économique reçoit l’exacte contrepartie de la valeur que ses « services productifs » ont créée.

Naturellement, cette théorie est à peu près aussi pertinente sur le plan scientifique que l’était, au Moyen-Âge, la théorie des trois ordres qui justifiait les privilèges de la noblesse et du clergé. Mais la science est une chose, l’intérêt social en est une autre. Et si, lorsqu’elle combattait les vestiges de l’Ancien régime, la bourgeoisie avait su développer jusqu’à un certain point des analyses scientifiques, une fois maître de la société, elle avait dorénavant bien davantage intérêt à dissimuler la réalité des rapports de classe qu’à les dévoiler. 

L’annexe 2 de votre ouvrage est un ajout de cette nouvelle édition : il vise à interroger la validité de la thèse défendue par Marx dans les Grundrisse et dans le livre III du Capital de l’existence d’une « baisse tendancielle du taux de profit. » Si Marx évoque la baisse tendancielle comme étant « à tous points de vue, la loi la plus importante de l’économie politique moderne », vous avancez qu’on ne saurait la considérer que comme une simple hypothèse de travail. C’est évidemment un débat qui excède largement le cadre d’un simple entretien, mais pourriez-vous brièvement résumer le contenu de cette loi et les raisons de votre jugement quant à son caractère au fond irrecevable ?

La loi de la baisse tendancielle du taux de profit fourmille de détails et de subtilités, justement parce qu’elle est censée n’être que tendancielle. Marx expose donc plusieurs facteurs constituant des contre-tendances par rapport à ce qu’il identifie comme la tendance principale. 

Dans son principe, cette tendance principale est assez simple. Elle part du fait que dans la production, le capitaliste met en œuvre deux sortes de travail. Il y a bien sûr le travail des salariés, ce travail actif qu’il appelle le travail « vivant ». Mais les salariés ne peuvent accomplir leur tâche qu’en mettant en œuvre des matières premières, de l’énergie, des produits semi-finis, et en utilisant des installations et des équipements. Tout cela représente le fruit d’un travail passé : c’est du travail « mort ». Or, selon la théorie déjà formulée par Ricardo, si la valeur d’une marchandise correspond au travail nécessaire à sa production, la valeur ajoutée correspond au seul travail ajouté, c’est-à-dire au travail vivant.

C’est ici que Marx fait intervenir le progrès technique, qui consiste fondamentalement à augmenter la productivité en remplaçant des humains par des machines. Cela signifie qu’à mesure que le temps passe, les capitalistes emploieront dans la production de plus en plus de travail mort par rapport au travail vivant. Étant donné que le profit n’est réalisé que sur la valeur nouvellement créée, et que celle-ci ne vient que du seul travail vivant, on voit immédiatement le problème : les capitalistes devant payer de plus en plus de travail mort pour récolter une même quantité de profit, le taux de celui-ci est condamné à baisser.

Certes, il existe des contre-tendances : Marx évoquait, entre autres, la possibilité pour les capitalistes d’augmenter, au sein de la valeur ajoutée, la part revenant aux profits par rapport à celle versée en salaires (le taux d’exploitation). Il mentionnait aussi le fait qu’avec les progrès de la productivité, la valeur des équipements, des machines et des matières premières allait baisser, et que l’augmentation de leur coût serait donc moindre que celle de leur volume. Mais au bout du compte, tout cela ne constituait à ses yeux que des freins partiels et temporaires, qui ne pouvaient contrecarrer le mouvement principal.

Cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit a fait couler beaucoup d’encre, chez les marxistes comme chez leurs adversaires, pour diverses raisons. Pour commencer, sous la plume de Marx, la loi est bien davantage énoncée que véritablement démontrée. Tous ceux qui ont essayé de mettre l’exposé en équations se sont vite aperçus que le raisonnement était truffé d’hypothèses implicites. Pourquoi, par exemple, est-ce la tendance qui l’emporte sur les contre-tendances, et non l’inverse ? Le texte de Marx ne le dit pas, et on ne voit aucun argument qui permettrait de l’affirmer, en dehors d’une déduction « au doigt mouillé ». Que l’augmentation de la productivité passe par l’alourdissement de la mécanisation, c’est là une hypothèse qui semble raisonnable (même si elle n’est pas toujours aussi vraie que ce qu’on croit : le passage au travail en équipe en est un contre-exemple). Mais étant donné que cette augmentation de la productivité abaisse le coût du capital, rien ne permet de conclure qu’au bout du compte, la composition du capital en valeur (qu’on désignerait plutôt de nos jours sous les termes d’intensité capitalistique) suivrait nécessairement, même de manière atténuée, la croissance de sa composition technique.

En réalité, je crois qu’il est impossible d’établir par hypothèse les modalités par lesquelles le progrès de la technique et de la gestion impactent la composition en valeur du capital (l’intensité capitalistique). La question ne peut pas être résolue a priori: elle demande d’aller voir concrètement ce qui se passe dans la réalité, comme l’ont notamment fait, en France, Gérard Duménil et Dominique Lévy dans de nombreux travaux très convaincants. Leurs conclusions étaient qu’on observe bel et bien des périodes de plusieurs décennies durant lesquelles l’économie capitaliste (et le taux de profit) s’engage dans le type de trajectoire décrit par Marx. Cependant, et pour autant que l’on puisse faire confiance aux chiffres (leur traitement pose de redoutables problèmes techniques), on ne voit guère se dégager une inexorable décrue sur le long terme.  

Pour finir, il me semble qu’il faut considérer un élément qui est trop souvent oublié par les marxistes.

Marx a formulé la loi de la baisse du taux de profit autour de 1860, dans deux textes différents : les Grundrisse et le livre III du Capital. Or ni l’un ni l’autre de ces deux textes n’a été publié de son vivant – le premier à avoir été édité est le Livre III, douze ans après sa mort. 

Il y a là quelque chose qui devrait intriguer les marxistes : pendant vingt ans et plus qui suivirent jusqu’à son décès, Marx n’a pas fait une seule allusion à cette loi dont il écrivait pourtant qu’elle était « de toutes les lois de l’économie politique moderne, la plus importante qui soit ». Aucun de ses textes publics (et, me semble-t-il, privés) ne contient le moindre mot à ce sujet, de sorte qu’au début des années 1890, pas un seul marxiste au monde, hormis peut-être Engels, n’en avait jamais entendu parler. Si vraiment Marx l’avait considérée comme un point essentiel de la dynamique du système qui devait fonder l’action politique des travailleurs, comment expliquer ce silence ? En fait, il n’est pas absurde de soupçonner que Marx lui-même avait de sérieux doutes concernant sa validité ou sa portée, et qu’il avait laissé cette hypothèse de côté, comme une piste fausse ou en tout cas problématique. 

Quoi qu’il en soit, si l’on veut aujourd’hui réfléchir sérieusement à cette question, il importe de le faire en scientifique, en confrontant les données empiriques et les raisonnements théoriques. La tâche est loin d’être facile, mais elle est par principe beaucoup plus utile que se contenter de répéter que la loi de baisse du taux de profit est vraie simplement parce que Marx l’a dit… d’autant plus qu’en réalité, il ne l’a, semble-t-il, jamais dit à personne ! 

Cette dernière question est en lien avec la loi de la baisse du taux de profit et me permettra de revenir sur l’intérêt qu’il y a à étudier l’origine du profit. Vous notez avec raison que, dans le Manifeste communiste de 1848, le jeune Marx écrivait que « la bourgeoisie est incapable désormais de demeurer la classe dirigeante de la société (…) parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave [le travailleur] dans son esclavage [le salariat] ».

Comme vous le dites, Marx a évolué sur ce point, et le capitalisme s’est avéré capable de rémunérer ces esclaves modernes que sont les prolétaires à un niveau excédent le simple minimum vital. Or, cette idée d’une baisse tendancielle du taux de profit n’est-elle pas, d’une certaine manière, une reprise de cette intuition de 1848 selon laquelle le mode de production capitaliste ne peut, à la longue, permettre à la masse immense des prolétaires de vivre normalement à mesure que s’étend sa logique extractive de survaleur, de telle sorte qu’il finisse en fait par les contraindre au renversement révolutionnaire de l’état actuel des choses ?

Si la baisse tendancielle du taux de profit ne tient pas, comme vous l’affirmez à la fin de l’ouvrage, cela ne signifie-t-il pas nécessairement que le mode de production capitaliste serait le mode de production qui aurait enfin trouvé l’élixir de jouvence lui permettant de se reproduire indéfiniment, moyennant quelques crises et révoltes passagères d’une certaine ampleur certes, mais toutefois insuffisantes pour miner en profondeur l’essentiel de l’édifice ?

Vaste question ! Pour commencer, je crois que Marx lui-même n’a jamais véritablement défendu l’idée d’un mécanisme économique qui signerait à terme l’arrêt de mort du capitalisme, si l’on excepte cette phrase du Manifeste sur laquelle il est vite revenu. Et contrairement à ce que l’on croit souvent, même ses pages qui traitent de la loi de la baisse du taux de profit n’expriment à aucun moment l’idée que celle-ci déterminerait en quelque sorte la dégénérescence inéluctable du système. Marx suggère certes qu’elle constitue l’expression nécessaire, dans une économie capitaliste, de l’augmentation de la productivité, ce qui se prête à cette lecture. Mais il n’est pas impossible qu’à ses yeux, cette loi s’applique beaucoup moins à l’évolution à long terme du capitalisme qu’à des périodes particulières, et que sur ce point, la tradition marxiste ait surinterprété sa pensée.

En fait, il me semble qu’il faut distinguer deux aspects que l’on confond souvent. Marx était convaincu du caractère historiquement fini des rapports capitalistes. Cette organisation sociale qu’on nous présente depuis le XVIIIe comme l’expression de la nature humaine, il la dénonçait au contraire comme transitoire : née dans des conditions historiques particulières, elle était également condamnée à périr par ses propres lois de développement. Bien sûr, comme tous les révolutionnaires, Marx voyait probablement la fin du capitalisme comme relativement proche, et il aurait sans doute était surpris d’apprendre qu’il régnerait encore sur la planète presque deux siècles après le Manifeste.

À plus forte raison, on pourrait dire la même chose des marxistes du début du XXe siècle, convaincus, au vu des événements, que le capitalisme était entré dans sa phase terminale. Force est de constater que le système a effectivement trouvé en quelque sorte une nouvelle jeunesse dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Mais si ces évolutions ont repoussé les échéances, les ont-elles supprimées ? Le capitalisme s’est-il affranchi des contradictions croissantes que Marx avait identifiées dès sa naissance ? Il me semble clair que non. Pour autant, la contradiction principale réside-t-elle nécessairement dans les effets supposés de l’augmentation de la productivité sur le taux de profit et, au-delà, sur la croissance ?   

Globalement, je crois qu’il faut se méfier des raisonnements trop simples, surtout à ces grandes échelles. Le lien entre croissance économique, contradictions plus directement politiques, et ce qui est tout de même l’ingrédient principal des révolutions sociales, à savoir le niveau de combativité et de conscience des travailleurs, est loin de ressembler à une équation du premier degré. Évidemment, on ne peut guère espérer que des mouvements sociaux de grande ampleur se produisent dans une situation de prospérité économique et de stabilité politique. Mais inversement, chacun sait qu’il ne suffit pas d’une crise économique, fût-elle profonde, pour déclencher des révolutions prolétariennes. La plus grande vague révolutionnaire que le système a connue à ce jour, celle qui est intervenue à la fin de la Première Guerre mondiale, est d’ailleurs intervenue dans un contexte qui était bien moins marqué par une crise économique que par des déflagrations politiques.  

Donc, le caractère historiquement fini du capitalisme est une chose, la manière dont ce caractère doit se manifester en est une autre. La baisse tendancielle du taux de profit, expression capitaliste réelle ou supposée de l’augmentation de la productivité du travail, n’est qu’une possibilité théorique parmi d’autres – et pour être bien clair, je le répète, je ne dis pas que cette idée est fausse : je dis simplement qu’en l’état, elle n’est pas véritablement démontrée, ni par le raisonnement, ni par les faits observés, et qu’apparemment, telle était également l’opinion de Marx. 

Au passage, je suis loin d’être un spécialiste de ces questions, mais on pourrait se demander s’il n’existe pas une loi de la « baisse tendancielle des progrès de productivité ». Dans l’ensemble des pays développés, on constate en effet leur ralentissement depuis des décennies, qui s’explique assez simplement : grâce à l’industrialisation, le capitalisme a économisé massivement le temps de travail sur ce qui relève de la production matérielle. Un des domaines où cet effet a été le plus spectaculaire est l’agriculture, qui occupait traditionnellement la majorité de la population active depuis des millénaires, et qui, dans les pays développés, ne représente dorénavant qu’une fraction minime des travailleurs. Il en résulte qu’une part de plus en plus importante de l’activité économique concerne désormais la production de services, pour lesquels il est très difficile d’effectuer des progrès de productivité. La question se pose donc : ce ralentissement des progrès de productivité ne serait-il pas censé entraîner un ralentissement de la baisse du taux de profit ?

Pour en revenir à la question principale, je n’ai évidemment aucun moyen de connaître l’avenir. Mais il ne semble pas déraisonnable, par exemple, d’imaginer que la prochaine crise politique et sociale à laquelle le capitalisme sera confronté aura à voir avec le dérèglement climatique. Cela pourrait bien vouloir dire que le talon d’Achille du système tient beaucoup moins aux conséquences supposées de la hausse de la productivité du travail, qu’à son incapacité congénitale à maîtriser une production fondée sur la soif inextinguible du profit individuel et les égoïsmes nationaux. 

Pour conclure cet entretien, avez-vous d’autres travaux d’écriture en cours ou en perspective en ce moment ?

Oui, je ne manque pas d’ouvrage – même si depuis plusieurs années, mes préoccupations me portent bien davantage vers l’anthropologie sociale que vers l’économie proprement dite. Cela dit, les deux disciplines ont bien des points de contact : suite à un colloque, je suis par exemple en train de rédiger un texte sur la naissance de la division du travail, et j’interviendrai dans quelques mois dans une autre rencontre sur les mécanismes économiques qui gouvernaient les économies proto-historiques.

Pour autant, la question qui me préoccupe le plus depuis quelques temps est celle des conflits collectifs – dont les guerres – dans les sociétés anciennes, en tentant bien sûr d’appliquer une méthode d’analyse matérialiste ! Après avoir analysé en détail les données australiennes[3], puis inuites[4], je me suis lancé dans un tour du monde avec en particulier l’idée de proposer une classification des diverses modalités d’affrontements armés ; je suis en effet convaincu que malgré l’énorme quantité d’écrits sur le sujet, cette clarification conceptuelle a été beaucoup trop négligée. Outre un colloque[5] qui aura lieu dans les prochaines semaines, et qui promet d’être captivant, tout cela donnera lieu à diverses publications – dont un livre dont la parution est prévue pour la fin de l’année 2025.

J’en profite d’ailleurs pour signaler que mon blog, « La hutte des classes[6] », qui accueille mes réflexions provisoires (ainsi que les réactions des internautes), contient une page intitulée « Sur le feu… », dédiée à mes projets en cours. N’hésitez pas à y jeter un œil !

*

Nous remercions chaleureusement Christophe Darmangeat d’avoir accepté cet entretien, réalisé par Simon Verdun, et pour le soin avec lequel il a bien voulu répondu à nos questions. 

Christophe Darmangeat est maître de conférences à l’Université Paris-Cité. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs articles pour Contretemps.

Notes

[1] Voir ici : Travail productif et improductif – La rente

[2] John Bates Clark, The Distribution Of Wealth, McMillan and Co, 1914, p. 4.

[3] Voir : https://smolny.fr/product/justice-et-guerre-en-australie-aborigene  

[4] « Traditional Aboriginal and Inuit Judicial Proceedings. A Comparative Study. », Christophe Darmangeat, Arctic Anthropology, September 2023, 59 (1), disponible ici : https://aa.uwpress.org/content/59/1/71

[5] Colloque Toulouse, 23 et 24 avril 2024, Séance de la société préhistorique française, « Le corps de mon ennemi », voir : https://cdarmangeat.wixsite.com/le-corps-de-mon-enne/

[6] Le blog de Christophe Darmangeat : www.lahuttedesclasses.net.