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    Claude Serfati : "L’impérialisme, c’est l’interaction du Capital et de l’Etat !"

    Lien publiée le 5 mai 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.alternatives-economiques.fr/claude-serfati-limperialisme-cest-linteraction-capital-d/00110267

    La guerre en Ukraine semble signer la fin de la « mondialisation heureuse » et remet en vogue la notion d’impérialisme, en particulier dans les partis de gauche qui pointent volontiers la responsabilité des Etats-Unis dans la genèse du conflit. Mais qu’est-ce au juste, pour un marxiste, que l’impérialisme au XXIè siècle ?

    Après Le Militaire, une histoire française (Editions Amsterdam, 2017) et L’Etat radicalisé (La Fabrique, 2022), l’économiste Claude Serfati, spécialiste de l’industrie de l’armement et de la mondialisation économique et financière, publie à ce sujet Un monde en guerres (Editions Textuel).

    Cet essai touffu, fruit de près de trente ans de réflexion, fait le tour des enjeux économiques, technologiques, politiques et idéologiques de la situation actuelle.

    L’invasion de l’Ukraine par la Russie a surpris les théoriciens libéraux. Cela s’explique par le fait que, pour ces derniers, la guerre est la négation de l’économie. Mais qu’apporte la théorie marxiste à la compréhension de ces événements ?

    Claude Serfati : Elle permet de comprendre comment s’articulent la concurrence économique et les rivalités géopolitiques, donc militaires. L’une des forces, non pas tant de Marx lui-même que des théoriciens de l’impérialisme comme Rosa Luxemburg, est d’avoir réussi à articuler de façon structurelle la concurrence économique et les rivalités géopolitiques.

    Ils l’ont fait dans les conditions de l’époque, c’est-à-dire avant 1914. Pourtant, cette articulation demeure valable, même si les conditions ont évolué, avec notamment la place prépondérante prise par les Etats-Unis.

    Le capitalisme, ou le capital, reste selon moi territorialisé. Il y a vingt ans, cette idée détonait puisque la mondialisation, qu’on la souhaite ou qu’on la combatte, semblait submerger les Etats et donnait l’illusion qu’un capital – « apatride » pour certains, « multinational » pour d’autres – régnait sur le monde.

    J’ai beaucoup travaillé sur les compagnies transnationales et j’estime que cette conception est fausse. Bien sûr, il y a des changements radicaux depuis 1914 ! Malgré tout, le capital a encore besoin d’un Etat. Tout simplement parce qu’il n’y a pas que l’économie dans la vie, il y a aussi des rapports sociaux, qu’il faut bien organiser et reproduire. Et pour cela, on a besoin de l’Etat !

    Cette relation entre le capital et le territoire – et donc l’Etat, puisque Max Weber dit que l’Etat revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire donné – est au cœur des rivalités, à la fois économiques et géopolitiques, entre nations. Mais j’ai toujours refusé les théories complotistes. Et je ne reprendrai pas les formules du type « les capitalistes sont intéressés à la guerre ».

    Hormis les cas spécifiques comme les marchands d’armes et quelques autres secteurs intéressés, les capitalistes ne se font pas volontiers la guerre. Il faut qu’il existe des forces compulsives pour la faire. Je ne parle pas, évidemment, des guerres coloniales ou néocoloniales d’accès aux ressources, pour lesquelles l’intérêt semble évident.

    Mais si on prend le cas des Gafam1, qui sont d’énormes concentrations de capital, avec une présence planétaire, en quoi ont-ils besoin d’un Etat – les Etats-Unis en l’occurrence ? En quoi la puissance publique leur assure-t-elle croissance des marchés et profitabilité ?

    C. S. : Entre les groupes d’intelligence artificielle et l’Etat, c’est une relation « je t’aime, moi non plus ». Pour de nombreuses raisons, les Gafam dépendent de l’administration américaine. Des raisons financières d’abord, puisqu’une bonne partie du budget de recherche fondamentale du Pentagone va aux universités, et qu’eux-mêmes reçoivent des financements substantiels.

    Des raisons géostratégiques ensuite, comme on l’a vu avec la tentative de démanteler Microsoft pour abus de position dominante. Elle a été abandonnée en 2001 par l’administration de George W. Bush car les processeurs de Microsoft, et plus largement l’intelligence artificielle, équipent nombre d’armements dans le monde, comme on le voit actuellement à Gaza.

    Des raisons technologiques et politiques conduisent donc le gouvernement américain à soutenir Google et les autres géants de l’IA et le gouvernement français à faire de même pour Thalès.

    Cette interaction – plutôt qu’alliance – entre le capital et les Etats a une finalité économique : la nécessité de conquérir des marchés extérieurs, de nouveaux débouchés. Elle a aussi des raisons politiques car le contrôle de certaines régions du monde importe aux Etats dominants.

    Vous définissez l’Union européenne comme un impérialisme. C’est étonnant pour le citoyen européen, habitué à penser l’UE comme une construction pour la paix et la démocratie. En quoi l’Union européenne est-elle aussi un empire ?

    C. S. A l’origine de la Communauté européenne, née à la suite du traumatisme des deux guerres mondiales, il y avait effectivement la volonté de définir un espace de paix au moins interne.

    Néanmoins, les grands pays qui composent l’Union européenne – la France, l’Allemagne, l’Italie – sont des pays capitalistes, certains impérialistes, qui prétendent continuer à participer à la conduite des affaires du monde. L’alliance européenne a été pour eux un moyen de résister au rouleau compresseur que représentaient les Etats-Unis et l’Union soviétique, puis la Chine.

    Il n’y a donc pas un impérialisme européen, mais un ensemble hybride qui articule l’intergouvernemental et la construction communautaire. On voit bien les pulsions qui poussent à l’intégration, mais on constate avec la guerre en Ukraine que face à la Russie, il y a d’un côté la France, dont l’histoire est presque consubstantielle de l’impérialisme militaire et qui renforce son volet sécuritaire intérieur, et de l’autre l’Allemagne qui s’accroche à son impérialisme économique.

    En quelques décennies, la Chine post-maoïste a fait irruption sur la scène mondiale et se pose en concurrente des Etats-Unis. Est-ce un choc des impérialismes ?

    C. S. : Dans les années 1980 et 1990, la puissance économique de l’Allemagne et du Japon avait provoqué l’inquiétude des Etats-Unis où la crainte était forte de voir leur puissance industrielle menacée par ces concurrents ; l’automobile et l’électronique avec les Japonais, ou les Allemands, même la machine-outil pour les Italiens. Mais la différence fondamentale, outre que ces pays participent aux alliances de défense bâties par Washington, c’est justement que la Chine a su allier développement économique et puissance militaire.

    Du fait de cette conjugaison, ce pays est qualifié de rival systémique par les Etats-Unis (et l’UE). Et la rivalité de ces deux impérialismes représente sans doute l’enjeu principal des prochaines décennies.

    Vous alertez sur « le moment « 2008 » qui voit se combiner la dépression économique, les rivalités géopolitiques, la concurrence économique exacerbée, avec la guerre à la nature…

    C. S. : Je parle de concordance des temporalités entre ces phénomènes. Mais j’estime que la limite environnementale constitue le butoir sur lequel vient s’échouer la croissance économique. Cela attise la concurrence économique et l’agressivité des impérialismes. Le système économique ne parvient plus à créer suffisamment de richesse dans le monde, en dehors même de sa répartition inégale.

    Toute une littérature mainstream émerge autour du thème de la « polycrise », souvent cité au Forum de Davos, et cherche désespérément à refléter ce « moment 2008 », moment à partir duquel s’aiguisent toutes les rivalités, en particulier pour l’accès aux matières premières.

    Mais ces concurrences économiques exacerbées peuvent-elles déboucher sur la guerre ? Pour ce qui concerne l’Ukraine, la cause de l’agression russe paraît plutôt être l’idéologie nationaliste impériale professée par Vladimir Poutine…

    C. S. : Quand on travaille sur la guerre et le militarisme, on s’aperçoit vite que les facteurs sociaux, politiques et culturels sont des moteurs puissants. Selon moi, les systèmes militaro-industriels ne sont pas seulement industriels et technologiques, mais aussi politiques et sociaux. Je m’écarte donc des thèses marxistes orthodoxes selon lesquelles la guerre serait un remède à la surproduction.

    Il est vrai toutefois que la guerre menée par la Russie en Ukraine résulte en partie de l’impasse économique dans laquelle se trouvait Poutine. Il faut se souvenir qu’à la fin des années 1990, celui-ci avait tenté de reconstruire un capitalisme russe, intégré au marché mondial, tout en gardant sa place de puissance militaire. Cette tentative échoue et en 2007, Poutine change de cap. L’année suivante, il envahit la Géorgie.

    Car 2008 c’est aussi le moment de la montée de la contestation des peuples, arabes, chinois mais aussi aux marges de l’empire, en Géorgie ou en Ukraine, contre la domination russe.

    Ces mouvements démocratiques sont vécus comme un danger par Poutine pour qui, une intégration de l’Ukraine à l’Union européenne représenterait un début de remise en cause de son pouvoir en Russie même.

    Dans les années 1950, le Président américain Dwight Eisenhower critiquait la puissance du « complexe militaro-industriel ». Vous préférez utiliser le terme de « système militaro-industriel » (SMI)… Entre-temps, la guerre froide a pris fin et les crédits militaires ont diminué. Qu’en est-il aujourd’hui?

    C. S. : Je préfère le mot système car il évoque justement l’interaction entre les différents acteurs, les forces économiques, principalement les grands groupes d’armement, le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, les armées. Avec des différences importantes selon les pays : le dispositif de « checks and balances » américain, qui donne à chacune des trois branches du pouvoir une prise sur les autres, est loin de ce que nous connaissons en France, où seuls le Président et l’armée décident.

    Ce système a des capacités d’autoreproduction qui tiennent à sa nature d’« ultime rempart de la société » comme disait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues à propos des gendarmes. Il a donc survécu à la disparition de la menace soviétique en 1991. Il faut préciser : il y a bien eu une baisse du ratio des dépenses militaires par rapport au PIB. La réponse a surtout été de concentrer l’industrie de l’armement.

    Les Américains s’y sont mis dès 1994, lorsque le secrétaire d’Etat Wiliam Perry a convoqué les 12 premiers groupes de défense et leur a intimé l’ordre de se restructurer en cinq groupes. Ces groupes ont aussi eu accès à un nouveau marché, celui dit de la sécurité.

    Le problème est qu’on ne fait pas la guerre avec des ratios, mais avec des armes et des personnels. En réalité, les budgets n’ont pas baissé, c’est simplement leur hausse qui a ralenti. A la fin des années 1990, la croissance reprend au niveau mondial.

    En France, malgré le mensonge officiel entretenu par tous les gouvernements, l’augmentation est continue depuis 2000 et accélère à partir de 2008 et l’élection de Nicolas Sarkozy, et elle s’accentue aujourd’hui, puisque le budget des Armées est en train de doubler depuis 2017. Les SMI ne sont pas si malheureux !

    Mais ces SMI ne sont-ils pas conservateurs, comme on l’avait connu entre les deux guerres mondiales ?

    C. S. Absolument. Dans le cas de la France, une série de compromis entre les groupes, l’état-major, la direction du budget à Bercy, débouche sur une armée « bonsaï », ou « échantillonnaire », selon un rapport du Sénat, qui fait de tout un peu.

    Cela conduit à l’autoreproduction, voire à la paralysie. On ne fait de choix ni sur les types d’arme, ni sur les priorités stratégiques, jusqu’à s’apercevoir que nous sommes aujourd’hui incapables de produire des drones performants, ni des obus en nombre suffisant. La France fabrique en un an autant d’obus de 155 mm que l’armée ukrainienne en utilise en quatre jours.

    En 2015, j’ai documenté l’échec des drones français. Les trois grands groupes nationaux, Airbus, Dassault et Thalès avaient reçu de gros subsides pour la recherche et le développement chacun de leur côté, pourtant ces trois projets ont capoté et il a fallu acquérir des drones Reaper américains à un coût élevé pour conduire la guerre au Mali.

    Ce fiasco est la conséquence de la volonté de chaque industriel de concevoir et produire son propre modèle, mais aussi de la réticence des militaires. Car les drones remettent en cause non seulement les conceptions stratégiques, mais surtout les bases mêmes de l’existence de l’Armée de l’Air : vous avez besoin de moins de pilotes et de porte-avions, les pilotes de drones sont moins bien payés et recrutés différemment…

    Aujourd’hui, il existe une forme de résistance chez les militaires américains, suspectés d’être des « luddites », du nom des ouvriers qui au XIXè siècle cassaient les machines pour conserver leur emploi.

    Il est quand même paradoxal de voir le secteur aéronautique français, la réussite magistrale – et peut-être la seule désormais – de l’industrie tricolore, se casser les dents sur un segment technologique maîtrisé par de nombreux pays.

    Le conservatisme des militaires joue un rôle, c’est certain, mais les industriels ont aussi l’habitude d’attendre que le marché soit assuré pour se lancer… Les drones étant devenus un domaine d’investissement manifestement rentable grâce à la guerre d’Ukraine, les fabricants français sont en train de s’y mettre !

    Ces grands groupes sont-ils justement promis à un bel avenir en matière de profits ?

    C. S. : Je publie dans mon ouvrage l’évolution des cours boursiers des grands groupes de l’armement. Depuis une vingtaine d’années, ils sont bien supérieurs aux cours des indices boursiers de référence S&P, Moody’s ou CAC. Les groupes de l’armement ont été restructurés dans leur gouvernance. Non seulement ils continuent à avoir un bras dans les budgets militaires, mais en ont un autre dans les marchés financiers et servent la rentabilité exigée par les investisseurs.

    Si la finance a investi largement dans la Défense telle qu’elle a été restructurée, c’est-à-dire en abandonnant les productions à faible valeur ajoutée comme les munitions, c’est que c’est une sphère profitable.

    Reste une question politique : quelle attitude les peuples peuvent-ils adopter lorsque les tensions entre impérialisme s’aggravent, que la guerre s’approche. Sommes-nous comme avant 1914 ?

    C. S. : Ce débat sur l’anti-impérialisme, de tout temps très fort à gauche, est redevenu d’actualité. Il s’est transformé en débat sur l’anti-occidentalisme avec l’émergence de la Chine et de ce que l’on appelle de manière très incorrecte le « Sud global ». Nous serions devant un combat entre « l’Occident et nous ». De mon expérience et de mon analyse, il s’agit d’un trompe-l’œil.

    Soutenir aujourd’hui la Chine, la Russie ou l’Iran en considérant que ce seraient des pôles de résistance à l’impérialisme occidental, conduit à une impasse qui ressemble à celle dans laquelle se sont jetés ceux qui se félicitaient de l’existence du socialisme réel de l’URSS face à l’impérialisme américain.

    Ils ne voulaient pas voir que pendant que l’Amérique menait la guerre en Corée, l’Armée rouge tirait sur les ouvriers de Berlin-Est, que l’expédition coloniale franco-britannique de Suez a masqué la répression féroce du mouvement populaire hongrois en 1956, ou encore qu’en 1968, en pleine guerre du Vietnam, les chars soviétiques ont mis fin au Printemps de Prague.

    Ce soutien à l’URSS stalinienne et post-stalinienne au nom de la lutte contre l’impérialisme occidental, qu’il soit masqué ou public, voire médiatique pour certains intellectuels, a mené au désarroi et au fait qu’aujourd’hui le mot communisme, voire le mot de commun, ne peuvent plus être prononcés car ils évoquent malheureusement ce qui s’est passé à l’Est pendant 50 ans.

    Un monde en guerres, Editions Textuel, 352 pages, 22,90 €.