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Narendra Modi, l’homme qui pourrait bientôt gouverner l’Inde

Inde international

Lien publiée le 22 avril 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Depuis le 7 avril et jusqu'au 12 mai, l'Inde élit ses députés. Un scrutin qui pourrait porter à la tête du pays un farouche nationaliste hindou, Narendra Modi, gouverneur du Gujarat. Avec le naufrage du parti du Congrès, la nouvelle assemblée risque de tourner la page d'une certaine idée de l'Inde moderne, telle qu'elle a été rêvée puis dirigée par les héros de l'Indépendance.  New Delhi (Inde), envoyé spécial.

De notre envoyé spécial à New Delhi (Inde). Il y a deux manières d’aborder les élections législatives indiennes qui ont démarré le 7 avril et vont se poursuivre jusqu’au 12 mai. La première consiste à célébrer ce « miracle » de la démocratie en Inde, vieille de 67 ans, où 814 millions d’électeurs potentiels vont se rendre aux urnes pour choisir leurs députés qui, à leur tour, sélectionneront le premier ministre qui dirigera le pays pour les cinq prochaines années : des pauvres, des riches, une classe moyenne de plus en plus importante, des brahmanes, des dalits (les intouchables d’autrefois), des militants maoïstes et des extrémistes religieux… Le tout sous le regard sourcilleux de onze millions de fonctionnaires mobilisés pour l’occasion. C’est – bien trop souvent – la façon de voir des médias occidentaux, prompts à célébrer un grand carnaval réaffirmant l’État de droit et les libertés dans la deuxième plus grande nation de la planète.

Et puis il y a une seconde manière, qui renvoie elle aussi à la notion de carnaval (d’ailleurs les pages Politique du grand quotidien anglophone Times of India s’intitulent « La danse de la démocratie »). Elle consiste à pointer les discours populistes des candidats, les parachutages de notables dans des circonscriptions où ils n’ont jamais mis les pieds, les achats de voix massifs, la corruption rampante, les discours identitaires (à propos des castes ou de la religion), ou le niveau de participation qui dépasse rarement 60 %... Même les facteurs de satisfaction, par exemple que les pauvres votent davantage que les riches, doivent être examinés à l’aune du fait que ces derniers n’ont bien souvent guère le choix : parce que leur voix est achetée par un parti politique ou un baron de quartier. Cette seconde manière de voir les choses est celle des Indiens eux-mêmes, qui sont les plus grands sceptiques vis-à-vis de leur système.

Il n’empêche, cette élection générale arrive à un moment significatif dans l’évolution récente de l’Inde et son résultat pourrait bien redéfinir les fondements de la démocratie indienne, près de sept décennies après l’Indépendance. Depuis 1991 et la fin de la « licence raj », ce système bureaucratique de contrôle des entreprises privées, l’Inde est entrée de plain-pied, pour le meilleur et pour le pire, dans la sphère capitaliste et dans la mondialisation. Ce changement de direction a, dans les années 2000, permis d’atteindre un taux de croissance de 8 % (le deuxième au monde derrière la Chine), et favorisé l’essor d’une classe moyenne. Durant cette période, l’Inde a sans doute plus changé que durant les décennies passées : les voitures ne sont plus un luxe fourni par la seule entreprise Tata, les chaînes de fast-food et les centres commerciaux se sont répandus, le paysage médiatique est devenu foisonnant et concurrentiel.

Une pancarte à Bombay : "La fièvre électorale rend la nation malade"Une pancarte à Bombay : "La fièvre électorale rend la nation malade" © Thomas Cantaloube

Cependant, depuis quelques années, la croissance a chuté aux alentours de 5 % et, en regardant dans le rétroviseur, les Indiens se rendent compte que cette nouvelle ère n’est pas parvenue à faire reculer l’immense pauvreté, à juguler l’inflation ou à garantir un avenir transparent aux générations futures. En bref, l’optimisme de la dernière décennie a cédé la place à l’inquiétude et à la lassitude vis-à-vis du parti du Congrès, au pouvoir depuis dix ans, et pendant 54 des 67 dernières années ! La formation politique de Nehru et Gandhi, qui croyait au développement économique pour tous autant qu’à une Inde riche de ses différences ethniques et religieuses, ressemble aujourd’hui à un navire à la dérive, livré aux rats à l’intérieur et sans idée sur le cap à tenir.

C’est donc dans ce contexte qu’a surgi Narendra Modi, le probable prochain premier ministre, si l’on en croit les sondages qui le donnent gagnant depuis plusieurs mois. « Toute cette élection tourne autour de Modi, car il est emblématique de ce que ce pays est devenu aujourd’hui », suggère Hartosh Bal, l’éditorialiste politique du magazine Caravan. « C’est la première fois que l’Inde doit composer avec un tel politicien, un homme dont les racines sont plus proches du nationalisme européen que de ce que nous avons connu depuis l’Indépendance. » Le mot de « nationaliste » est lâché, et il revient fréquemment à propos de Modi, quand ce n’est pas sa variation plus radicale : « fasciste ».

« Modi est l’expression de la croissance indienne »

Qui est donc Narendra Modi ? L’homme a surgi sur la scène nationale (et internationale) en 2002, lors des émeutes du Gujarat, trois jours d’affrontements entre hindous et musulmans qui ont causé la mort d’un millier de personnes, aux trois quarts des musulmans. Ce n’était ni la première ni la dernière fois que ce type de pogrom se produisait en Inde. Mais, dans ce cas précis, les autorités étaient impliquées puisqu’elles avaient au mieux laissé faire et au pire encouragé les attaques des hindous contre les musulmans. Or, Modi était justement le gouverneur du Gujarat à ce moment-là. Aucune de la demi-douzaine de commissions d’enquête qui ont été menées sur ces émeutes n’a jamais pu prouver avec certitude son implication directe dans les massacres, mais personne n’a jamais cru non plus à son absence de responsabilité. D’autant qu’il ne s’est jamais excusé et a continué de soutenir, pendant la suite de son activité de gouverneur du Gujarat, des politiques de discrimination à l’égard de la minorité musulmane.

« Durant sa jeunesse, Modi fut un membre dévoué du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation de volontaires nationalistes hindous d’extrême droite pour qui l’Inde doit être "une nation, un peuple, une religion" », explique Nikita Sud, chercheuse à Oxford et spécialiste du Gujarat. « Il a ensuite rejoint la branche politique du RSS, le parti BJP, dont il a gravi tous les échelons. Le nationalisme hindou est le cœur de l’identité politique de Modi. » Même si la population indienne est très majoritairement de confession hindoue (à 80 %), la république est officiellement laïque et, vu l’importance de la religion dans le pays, la foi des autres minorités (musulmans 13 %, chrétiens 2,5 %, sikhs 2 %, bouddhistes 1,5 %…) a toujours été considérée comme quelque chose… de sacré. Ce qui n’est pas du tout l’avis du RSS ni du BJP, qui considèrent que seul l’hindouisme est « authentiquement indien ». Entre 1998 et 2004, un autre membre du BJP, Atal Bihari Vajpayee, avait exercé les fonctions de premier ministre, mais c’était un modéré notoire qui n’avait jamais épousé l’agenda religieux de son parti, contrairement à Modi.

Des affiches électorales en faveur de Modi à New DelhiDes affiches électorales en faveur de Modi à New Delhi © Thomas Cantaloube

La deuxième spécificité de Narendra Modi est son adhésion aux thèses néolibérales et sa proximité avec le « big business » indien. Dans un pays qui a expérimenté de longues décennies durant une forme de socialisme local et patriarcal, et qui ne s’est ouvert aux investissements étrangers que récemment, le capitalisme effréné à la mode occidentale reste toujours jugé avec réserve. Ce n’est pas l’attitude du premier ministre putatif, qui a fait du Gujarat son « modèle » : en incitant les grosses entreprises à venir s’installer chez lui, en leur cédant des terres à bas prix, et en leur simplifiant grandement les démarches bureaucratiques (toujours compliquées en Inde), il est devenu le « chéri » des entrepreneurs locaux et étrangers. Il suffit aujourd’hui de monter dans un vol matinal à destination d’Ahmedabad, capitale économique de l’État, pour s’en rendre compte : on y côtoie des dizaines de businessmen indiens, mais aussi allemands, coréens ou chinois.

Si la croissance économique du Gujarat a surpassé la moyenne indienne ces dix dernières années, ce qui permet aujourd’hui à Modi de clamer qu’il « fera pour l’Inde ce (qu’il) a fait pour le Gujarat ! », les indicateurs de développement sont restés à la traîne. Le Gujarat fait moins bien en matière d’éducation, de santé, d’égalité hommes-femmes, etc., que le reste du pays. Il n’empêche, ce n’est pas ce qu’ont retenu les médias, et la politique de Modi est fréquemment présentée comme un grand succès. « Modi est l’expression de la croissance indienne », avance l’analyste politique Sukumar Muralidharan. « Les lobbies du business l’ont soutenu, les médias ont suivi, et les classes moyennes qui ont émergé mais se sentent toujours en situation précaire à cause du ralentissement de la croissance, le considèrent comme l’homme providentiel. »

Une mosquée à BombayUne mosquée à Bombay © Thomas Cantaloube

Dans un pays où la spiritualité (ou l’apparence de la spiritualité) compte pour beaucoup, Modi s’est fait remarquer par des gestes incongrus, comme brandir son poing dans les meetings ou vanter ses muscles. Les universitaires et les journalistes craignent également son peu de tolérance pour la discussion franche et sincère : nombreux sont ceux, dans ces deux professions, qui ont déjà perdu leur poste pour avoir été un peu trop critique vis-à-vis de lui. Enfin, ceux qui l’ont observé dans le Gujarat notent qu’il n’a quasiment jamais participé aux débats du parlement local, se contentant même parfois de faire ses interventions par vidéoconférence. Tous ces signes inquiètent ce que l’Inde compte encore d’activistes de gauche ou de fidèles aux préceptes de justice sociale et de tolérance élaborés par Gandhi et Nehru. « Modi est un caméléon : il passe aisément du safran (la couleur sacrée des hindous) au costume-cravate », estime Gagan Sethi, juriste et directeur de Center for Social Justice.« Mais une fois au pouvoir, je crains qu’il n’essaie de se lancer à fond dans toutes les choses sur lesquelles l’Inde a toujours été ambivalente : l’énergie nucléaire, la construction d’armes, le développement de l’armée. »

L’essor de Narendra Modi et la possibilité qu’il accède au poste de premier ministre sont avant tout les résultats d’un naufrage : celui du parti du Congrès. Il était sans doute inévitable qu’après autant d’années passées au pouvoir, cette organisation historique s’essouffle et s’égare. Mais son effondrement est tel qu’il menace d’emporter avec lui les idées mêmes qu’il défendait et qui ont fondé l’Inde contemporaine. « Les gens réagissent à l’échec du Congrès et contre la dynastie Nehru-Gandhi (1) qui a perdu toute crédibilité », juge l’éditorialiste Hartosh Bal. « Je crois qu’afin de préserver les idées de pluralisme et d’égalité sociale que le Congrès a promues pendant tant d’années, il vaudrait mieux que le Congrès ne disparaisse pas complètement. Autrement, ce sont ces idées mêmes qui risquent de disparaître… » 

« L’Inde n’existe pas, c’est juste un patchwork de 10 000 fiefs »

Le Congrès s’est laissé gangrener par la politique dynastique, non seulement au sommet, mais aussi à sa base, où nombre de candidats à la députation sont les enfants d’autres élus, et par la corruption.

« Dans un pays où chaque député représente une circonscription de 1,5 à 2 millions d’habitants, les coûts d’une campagne électorale sont considérables, plusieurs millions d’euros. Comme le financement public est réduit, ce sont les entreprises et les groupes d’intérêts qui financent illégalement à coups de valises de billets », explique l’ancien chef de cabinet d’un ministre du Congrès. Aujourd’hui, un tiers des parlementaires sont inculpés dans des procédures criminelles (dont la moitié pour des accusations de meurtres, d’extorsions ou de kidnapping !) et la Cour suprême a dû récemment intervenir pour faire accélérer le jugement de ces affaires qui traînent parfois depuis dix ans… Bien entendu, ces élus en délicatesse avec la justice ne sont pas tous membres du Congrès mais, en tant que parti dominant pendant tant d’années, celui-ci porte le poids de ces errements.

« Le Congrès s’est montré incapable de s’adapter au changement », clame Sukumar Muralidharan. « Pendant longtemps, la culture démocratique indienne était une culture d’obéissance, voire de servilité. Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas et les gens font des choix indépendants. Le Congrès, qui est dirigé par les élites du pays, n’a pas réussi à s’adapter à cela et il s’est replié sur lui-même. » Le second facteur de déliquescence du Congrès tient dans les politiques qu’il a appliquées. « Le parti a mis en œuvre toutes les politiques néolibérales les plus importantes de ces vingt dernières années, tout en se réclamant du socialisme », accuse Satya Sivaraman, un activiste dans les mouvement sociaux. « C’est l’idée du massala : on mélange tous les ingrédients et on gagne par défaut. Cela a marché pendant longtemps, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. » Notamment parce qu’en dépit de la croissance économique de la dernière décennie, le développement n’a pas suivi, l’immense pauvreté persiste et les inégalités demeurent criantes.

Un conducteur de rickshaw à AhmedabadUn conducteur de rickshaw à Ahmedabad © Thomas Cantaloube

« Les politiques du Congrès ont été conduites non par une quelconque compréhension des logiques de croissance et de prospérité, mais par l’obsession de sa mauvaise conscience à propos des pauvres »écrit le politologue Pratap Bhanu Mehta dans l’hebdomadaire Outlook. De manière emblématique, le parti a mené la récente campagne électorale sans mettre en avant une de ses rares politiques sociales de ces dernières années, un programme de travaux communautaires salariés, comme s’il s’agissait de cacher les efforts en la matière face à un Narendra Modi qui se fait le chantre du soutien aux entreprises. « Modi n’a pas défait ses adversaires, c’est le Congrès qui a savonné sa propre planche en détruisant la crédibilité de tous les principes et de toutes les institutions », conclut Pratap Bhanu Mehta.

« Qu’est-ce que l’Inde ? » est une question qui revient souvent dans les discussions avec les intellectuels indiens. Une question à laquelle les Britanniques ne sont jamais vraiment parvenus à répondre et qui taraude toujours ceux qui essaient d’embrasser le pays. La meilleure réponse est que l’Inde est une idée. L’idée que des centaines d’ethnies, des dizaines de religions et une demi-douzaine de climats différents parviennent à cohabiter en paix dans un même espace géographique, interdépendants et solidaires. C’est le « miracle démocratique » si célébré en Occident mais qui, sur place, prend des couleurs bien plus ternes et délavées. Car il est aussi l’héritage des combattants de l’Indépendance et de leurs successeurs et, comme tout héritage, il finit par se diluer s’il n’est pas renouvelé.

Statue de Nehru à AhmedabadStatue de Nehru à Ahmedabad © Thomas Cantaloube

« L’Inde n’existe pas, c’est juste un patchwork de 10 000 fiefs », affirme l’activiste Satya Sivaraman. « La démocratie indienne fonctionne car elle ne menace pas ces fiefs. Et l’Inde est incapable de produire un Hitler, car nous en avons déjà tellement et aucun ne peut devenir plus gros que l’autre… », sourit-il. Autrement dit, c’est le statu quo qui a fait la cohésion de l’Inde : chaque caste, chaque classe, chaque tribu, chaque religion à sa place. Mais c’est justement cette stabilité qui est aujourd’hui bouleversée. La croissance économique et le développement inégal ont secoué la rigidité du système où chacun occupait la place qui lui était prédestinée. Narendra Modi, qui fait grand cas d’être le fils d’un vendeur de thé, s’est propulsé dans cette brèche. Mais son discours est celui qui fait de la mobilité une valeur de combat plutôt qu’une aspiration : que ceux qui ne sont pas capables de gravir les échelons se débrouillent, que ceux qui ne veulent pas se convertir à la religion majoritaire s’en aillent !

Bien sûr, si Modi est élu, ce sera certainement à la tête d’une coalition avec laquelle il devra composer, ce qui fait dire à de nombreux analystes qu’il devra modérer ses principes nationalistes et néolibéraux. Malgré tout, le fait que ce soit justement cet homme-là qui puisse diriger le pays dans ce moment si particulier de l’histoire indienne inquiète, car cela signifie l’échec d’une certaine idée de l’Inde, celle qui mettait en avant la tolérance, le développement partagé et l’inclusion de tous dans la même nation.

(1) Pandit Jawaharlal Nehru devint le premier chef de gouvernement de l’Inde après l’Indépendance en 1947. Ensuite, ce furent sa fille unique Indira Gandhi, puis le fils de celle-ci Rajiv Gandhi, qui occupèrent le poste. Puis, dans les années 1990, l’épouse de Rajiv, Sonia Gandhi, prit la tête du parti du Congrès et c’est aujourd’hui le fils de celle-ci Rahul Gandhi, qui mène campagne pour le Congrès contre le BJP de Modi.