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Le lynchage des cheminots
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http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2014/06/22/le-lynchage-des-cheminots_1047711
CHRONIQUE
On a beau y être habitués, on a beau en avoir beaucoup vu tout au long d’une longue existence, on a beau ne plus rien attendre des journaux télévisés en termes d’information, on reste encore stupéfait du lynchage médiatique subi par les cheminots lors de leur dernière grève.
Evidemment, les télés leur ont refait le coup de l’usager pris en otage, en tendant tous les micros possibles vers tous les passagers en perdition de toutes les gares parisiennes surpeuplées. Rien de neuf. Cet exercice de style, traditionnel, s’est vu heureusement agrémenté d’une variante : l’innocent candidat au bac philo, cruellement empêché de concourir par la grève. Dès les petites heures du matin, les envoyés spéciaux se pressaient aux portes des centres d’examen, dans l’attente d’hypothétiques retardataires en détresse. On sentait que s’ils pouvaient se faire hara-kiri et s’effondrer ensanglantés devant les caméras, le geste serait apprécié. L’épreuve s’étant déroulée sans drames notables - chose incroyable, les candidats avaient «pris leurs dispositions» et s’étaient fait véhiculer par leurs parents - on passa à autre chose. France 2 donna la parole à des syndicalistes non grévistes de la SNCF, qui détaillèrent leur supplice : non seulement les grévistes tentaient de les convertir, mais il arrivait même qu’ils retrouvent leurs pneus «lacérés». Combien de non-grévistes avaient-ils été ainsi victimes de violences ? On ne le saura pas, la question n’ayant pas été posée.
Et les grévistes ? Ne leur donnait-on jamais la parole ? Bien sûr que si, voyons. On est pluralistes, à la télévision française. On fait entendre tous les sons de cloche. Entre deux malheureux otages, le gréviste était donc montré en ses œuvres, le défilé avec banderoles et fumigènes - vous comprenez, il faut bien des images ! - éructant de préférence des ultimatums et des menaces, par exemple à l’égard de la malheureuse directrice commerciale de la SNCF, descendue sur le terrain tenter de s’opposer à une occupation de voies. C’est l’écriture habituelle. D’un côté, les gens responsables - dirigeants, non-grévistes, journalistes spécialisés - s’expriment posément. De l’autre, le gréviste éructe. Il faut croire qu’il est né en braillant et mourra avec un mégaphone à la main.
Mais le concert médiatique ne s’en est pas tenu là. Tout au long de la grève, il a repris le refrain de la grève dont personne ne comprend les raisons, à commencer par les grévistes eux-mêmes. Ministres et éditorialistes s’en sont donnés à cœur joie. Au premier rang, le multicartes Jean-Michel Aphatie (RTL, Canal +, Twitter). Si vous voulez savoir ce que pense cette entité complexe et souvent indéchiffrable qu’est le Système médiatique, lisez les tweets d’Aphatie, écoutez ses questions sur RTL, guettez sur Canal + ses moues sceptiques. Vous avez le Système en action, incarné. Donc, les cheminots, par leur grève, perdaient des journées de salaire, mais sans savoir exactement pourquoi, sans doute pour le plaisir.
Pensez donc, pourquoi se battre contre une réforme ferroviaire qui prévoit - enfin ! - la réunification de la SNCF et RFF, les deux entités distinctes dont l’absence de communication a abouti au fiasco des trains trop larges pour les quais, fiasco qui a provoqué le mois dernier l’hilarité mondiale ? Mais qui, parmi ces «spécialistes», s’est penché en détail sur cette «réorganisation» de la SNCF et de la RFF ? Qui a vu que sous l’aile de la société réunifiée, elle créait en fait… deux autres entités distinctes, passant donc d’une usine à gaz bicéphale à une usine à gaz tricéphale, avec trois états-majors au lieu de deux, trois masses salariales d’états-majors, trois susceptibilités d’états-majors ? Personne. Sans doute était-ce trop complexe à expliquer dans un JT.
Quant à l’impact de la réforme ferroviaire sur les cheminots eux-mêmes, le Système a claironné en boucle que la réforme, dans l’immédiat, ne changeait rien à leur statut. C’est vrai. Mais elle ouvre la porte à une rediscussion, dans la perspective de la concurrence internationale, de leurs conditions de travail, et notamment de leur durée du travail hebdomadaire. Journées rallongées, plages de repos raccourcies, avec les habituelles conséquences sur la vie familiale et éventuellement, s’agissant des roulants, sur la sécurité. Pourquoi pas ? Tout se discute, tout peut toujours se négocier. Mais pourquoi ne pas simplement le reconnaître, sinon parce qu’on a décrété une fois pour toutes que les cheminots étaient des nantis bardés d’avantages anachroniques, dans une spirale de calomnie sans fin dont les médias sont à la fois les acteurs et les victimes.