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    Mort des objets, vie du système

    Le problème avec les produits jetables et autres produits à « obsolescence programmée », expressément voués à une vie éphémère, ce n’est pas tant qu’on n’en parle pas, c’est qu’on en parle mal. On en parle mal en en parlant au nom du Mal, du Bien et du Mal, en moralisant : vilains marchands qui nous vendent de la camelote, à nous autres gentils consommateurs qui voulons bien consommer de bons produits ! Vilains marchands qui nous vendent des produits sales, à nous gentils écoconsommateurs écoresponsables, qui voulons écoconsommer durablement de bons écoproduits !

    En parlant au nom du Bien et du Mal, on parle pour le bien du capital, dont le problème principal serait d’être accidentellement dirigé par des gens méchants, de suivre les mauvaises intentions individuelles de quelques incorrigibles Bad boys – alors que nous, nous aimerions un capitalisme gentil ! Un capitalisme propre… Durable… Humaniste… Moralisé ! Dans les deux discours – celui des associations de consommateurs ou des pro-développement durable – c’est un perfectionnement du système qu’on appelle de ses vœux (pieux).

    Pour parler bien, il s’agit donc de quitter ce pieux registre du Bien et du Mal – ce qui ne signifie pas, certes, abandonner notre esprit critique. Au contraire, élargissons-le : jugeons non pas les individus et leur mystérieuses profondeurs psychologiques, mais un système et sa logique interne. (Son vice apparaîtra tout seul, ne vous en faites pas).

    Une logique systémique à l’œuvre donc, dans cet idéal de remplacement systématique des objets les uns par les autres – le plus vite possible –, au moyen du raccourcissement systématique de leur durée de vie – la plus courte possible. Les uns par les autres, c’est à dire, les uns grâce aux autres : plus la peine de compter sur les besoins (naturels ou artificiels, débat insoluble qui désormais n’a plus lieu d’être) du consommateur, plus la peine de chercher à ouvrir de nouveaux marchés. Désormais, le marché se renouvelle de lui-même : à peine équipé, le voilà à ré-équipé, puisqu’à peine utilisé, voilà l’objet usé. Traduisons pour le fabricant : à peine acheté, le voilà à racheter ! Jugez un peu du bonheur révolutionnaire que nous lui promettons : dans un monde de l’obsolescence programmée, c’en sera fini de la dure nécessité d’attirer le client, de séduire l’investisseur, de créer des phénomènes de société, de payer des publicitaires et des marketers… Bref, oubliée la nécessité de se conformer à des conditions extérieures, fussent-elles minimales ; oubliée la nécessité d’avoir à pétrir nos misérables goûts du jour, fussent-ils malléables à souhait… Tout cela relèvera d’un capitalisme finalement archaïque, hétéronome, encore dépendant des caprices d’un cerveau au temps de disponibilité limité… Une fois la réduction de la durée de vie des produits devenue la norme, ce qu’atteindra le capitalisme, c’est l’idéal rêvé de tout système et de tout organisme : l’auto-renouvellement de soi par soi, l’autosuffisance, synonyme d’indépendance absolue et gage d’une existence infinie.

    Cela, il le devra au produit éphémère, qui concrétise ce qui n’était jusque là que son idéal : la réduction de l’objet à la marchandise pure peut s’appuyer désormais sur une contrainte matérielle au rachat, dès lors qu’il y a achat. Que je cautionne ce système ou non, si j’écris avec un Bic, il faudra que j’en rachète un autre pour continuer à écrire ; que je sorte un deuxième Kleenex pour me moucher à nouveau. Mais aussi, par exemple, que j’achète une nouvelle imprimante, une fois que sa puce-compteur intégrée, conçue pour enregistrer le nombre de photocopies faites, aura bloqué son système, parce qu’elle aura atteint le nombre de copies « maximum » – celui à partir duquel elle n’est plus considérée comme rentable par son fabricant (1). Cercle parfait, bien mesurable pour l’économètre, bien prévisible pour le technocrate, bien fabricable par le fabricant… Bienvenue dans un monde parfaitement assuré de lui-même, un monde sans histoires, d’objets sans historicité, sans durée, sans vie même, mourant pour le bienfait du système toujours recommencé, se sacrifiant sur l’autel du capitalisme triomphant ; car dans ce monde un seul être évolue, grossit, se nourrissant de la mort de ses propres enfants toujours renaissant pour lui… Le capitalisme ne triomphe-t-il pas, ne se divinise-t-il pas sous les traits de ce Saturne aux enfants obéissants? Que rêver de mieux que ce serpent qui se mord la queue – et la savoure ?

    Si, si, on peut rêver mieux, ne vous en faites pas. Ou plutôt, on peut rêver plus ; car le capitalisme, rappelons-le, c’est toujours plus. Le capitalisme, obsédé par sa propre croissance, est ainsi hanté par le spectre de l’équilibre statique, de la pause ou (pire !) d’un retour en arrière… et surtout, terrifié à l’idée de l’existence d’une quelconque limite. Surpassant en cela l’image des Dieux traditionnels, toujours pleins et immuables, le capitalisme ne saurait se contenter d’être parfait : il doit également être infiniment perfectible. Aussi cette image de cercle est-elle bien trop traditionnellement divine pour lui ; il lui faut être courbe ascendante, toujours-plus-ascendante : variable exponentielle, croissance qui croît avec un rythme toujours-plus-croissant.

    Or là aussi, c’est dans le produit éphémère que réside le salut. En effet, le temps peut servir de moteur à une croissance exponentielle, à condition de le réduire à ce type de variable qu’affectionne particulièrement le capitalisme : la variable purement quantitative. Autrement dit, la vitesse de consommation doit devenir le nouveau lieu de la lutte concurrentielle entre firmes, et l’accélération, leur arme fatale. Ça doit les changer un peu, remarque : après tant de décennie de cadences infernales à la production, voici venir enfin les cadences infernales de la consommation ! Et pas n’importe lesquelles : les vraies, les purement quantitatives, les abstraites. Car les inventions, les nouveautés, les modes, c’était encore trop compliqué : il fallait créer des objets, des goûts, faire de la pub, plaire… voire même, servir à quelque chose… Capitalisme merci, voici venue l’heure bénie de l’auto-accélération réelle, autonome, de la consommation ! Grâce à la réduction méthodique, systématique et parfaitement maîtrisée de la durée de vie de nos objets, c’est tout le système qui va pouvoir durer, vivre et infiniment croître, croître, croître…

    Telle est la logique qui préside au système : contrairement à nos amis (de nos ennemis) les associations de consommateurs ou les pro-développement durable, nous ne pensons pas qu’il y ait là vice accidentel ou vilenie individuelle. Dès lors que la croissance comme mode d’existence et de développement de l’animal – de la bête – est posée comme une prémisse, comme un principe non négociable, la production d’objets éphémères en vue d’une consommation indéfiniment accélérée n’est pas une simple technique, ni une simple mode, parmi d’autres. Il y a là une étape logique, nécessaire, de l’histoire du capitalisme, et il ne saurait être question de trouver un « autre capitalisme » en opérant sa soustraction.

    Comprenons-nous bien : nous ne sommes pas en train de dire que l’état économique du monde dans lequel nous vivons actuellement est une nécessité historique, contre laquelle on ne pourrait et ne devrait rien faire. Au contraire : faire quelque chose, c’est nécessairement s’attaquer au système tout entier, à ses conditions d’existence même. Là où les prémisses mènent nécessairement au conséquent, ce n’est pas le conséquent qu’il faut détruire, mais les prémisses mêmes, le système entier avec son mode de conséquentialité, effectué ou non dans l’histoire. À cette racine se trouve l’élément contingent, c’est à dire le lieu où l’action est possible – une action qui, on le voit, sera pleinement révolutionnaire ou ne sera pas. Ainsi, si les produits éphémères sont un enjeu aujourd’hui, c’est parce qu’en eux se montre la logique globale d’un système, se réaffirment ses conditions fondamentales d’existence – c’est-à-dire, la cible qu’il faut viser. Après un titre descriptif, on se permettra donc un épilogue injonctif :

    VIE AUX OBJETS, MORT AU SYSTÈME


    1) Cf Cosima Dannoritzer, Prêt à jeter, un documentaire qui contient notamment une enquête sur les waste counter intégrés aux imprimantes à jet d’encre Epson, qui permet d’en bloquer artificiellement le système une fois 18 000 copies réalisées.

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