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    Le prolétariat, avant-garde de la révolution. La théorie de la « révolution permanente »

    Par Laura Fonteyn (15 avril 2004)
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    Le prolétariat, avant-garde de la révolution. La théorie de la « révolution permanente »

    Nous avons vu dans la partie précédente comment est né et s’est développé le processus révolutionnaire de 1905 en Russie. Nous avons étudié notamment comment la grève générale, extrêmement bien relayée et coordonnée, utilisant les moyens de l’État centralisé lui-même — le chemin de fer et le télégraphe —, a permis au prolétariat de disposer de la production, secouant l’autocratie jusque dans ses fondements. Nous allons revenir ici sur les analyses et les positions politiques que Léon Trotsky présente dans son texte « Bilan et perspectives », qui contient notamment la première formulation de ce que l’on appelle la « théorie de la révolution permanente » (1).

    La force du prolétariat organisé

    La puissance et la vigueur du mouvement révolutionnaire de 1905 ont montré la force du prolétariat organisé comme classe. D’emblée, c’est lui qui s’est trouvé à la tête du mouvement révolutionnaire. Certes, la propriété des moyens de production est restée entre les mains des capitalistes, et le pouvoir gouvernemental entre celles des bureaucrates tsaristes. Mais le Soviet de Petrograd a disposé de fait des ressources nationales de la production et des moyens de communication.

    La principale méthode de lutte appliquée par le Soviet a été la grève générale politique. Son efficacité révolutionnaire est venue de sa capacité à désorganiser le pouvoir. La classe ouvrière a pu ainsi créer l’anarchie au niveau de l’autorité tsariste, sans jamais devenir elle-même la victime de cette anarchie : au contraire, elle est demeurée tout au long de cette année révolutionnaire une force rigoureusement organisée, par les réunions politiques permanentes et le fonctionnement du Soviet des députés ouvriers. C’est pourquoi Trotsky se prononce tout à la fois contre les méthodes des blanquistes, partisans d’organisations conspiratives coupées des masses, et contre les anarchistes, qui croient en une explosion spontanée et élémentaire, sans qu’un but en soit précisément fixé. Au contraire, les sociaux-démocrates (c’est-à-dire, dans le langage de l’époque, les marxistes) ont pour objectif la conquête du pouvoir en tant qu’action consciente du prolétariat comme classe révolutionnaire organisée.

    La profondeur du mouvement révolutionnaire qu’a connu la Russie en 1905 s’explique d’abord par le puissant développement du prolétariat russe. L’importance de celui-ci, souligne Trotsky, dépend entièrement du rôle qu’il joue dans la production à grande échelle. Or, les trois millions d’ouvriers que compte alors la Russie produisent par leur travail la moitié des revenus annuels du pays. Les moyens de production appartiennent certes à la bourgeoisie, mais le prolétariat est le seul à pouvoir les mettre en mouvement : « de là résulte sa puissance sociale ». Les ouvriers en lutte ont la force de suspendre, par la grève, le fonctionnement de l’économie ; par conséquent, « l’importance du prolétariat croît en proportion de l’importance des forces productives qu’il met en mouvement » (2).

    L’état de développement des forces productives est donc fondamental quant à la possibilité, pour un mouvement révolutionnaire prolétarien, d’être victorieux. Il n’en est cependant pas l’unique facteur. Trotsky écrit : « Le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du développement des forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale, et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs : les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers (…). Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, il n’en reste pas moins vrai que le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d’influer sur la politique mondiale dans un avenir proche sont incomparablement plus grands. » (3) La prémisse « technico-productive » (le développement du capitalisme et des forces productives) est donc essentielle à la révolution socialiste : les grandes entreprises doivent surclasser les petites afin que soit permise et efficace économiquement la socialisation de la production. Mais elle se complète par une prémisse socio-économique : il faut qu’existe une force sociale qui ait intérêt, du fait de sa situation objective, à réaliser le socialisme, qui s’organise comme classe et qui soit assez puissante pour pouvoir l’emporter : « Cette classe, qui se développe avec le capitalisme, ne peut trouver son salut que dans le socialisme. »

    Une bourgeoisie libérale timorée

    De fait, en 1905, c’est bien le prolétariat qui a été à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire. La bourgeoisie libérale s’est montrée au contraire timorée et veule : elle était trop liée aux propriétaires fonciers et à l’appareil d’État pour mener très loin le combat pour ses propres revendications nationales et « démocratiques ». Elle craignait trop le mouvement ouvrier : en particulier, elle a refusé de constituer une milice, car cela supposait d’armer le prolétariat. Elle a préféré s’en remettre au pouvoir tsariste plutôt que de voir les ouvriers en armes. Trotsky fait la comparaison avec Thiers qui, en 1870, pendant la guerre franco-prussienne, préféra lui aussi livrer Paris et la France à Bismarck plutôt que d’armer les ouvriers. En Russie en 1905, les cadets (« constitutionnels-démocrates », bourgeois libéraux réclamant au tsar une Constitution) se sont écartés de l’arène politique dès que le mouvement de grève révolutionnaire a pris de l’ampleur.

    Pourtant, les mencheviks (fraction opportuniste droitière de la social-démocratie russe) n’ont eu de cesse d’en appeler aux cadets pour qu’ils dirigent la révolution. Au prétexte que, à cause du retard du développement économique russe, la révolution ne pouvait être que « bourgeoise », les mencheviks ont voulu limiter la révolution à l’objectif d’en finir avec tsarisme, l’absolutisme et le féodalisme, et faire de la bourgeoisie la principale force de la révolution. Fondamentalement « étapiste », leur méthode pourrait se résumer dans la formule : chaque chose en son temps et chacun à son tour. Dès lors, sous-estimant la force du prolétariat et le développement de la social-démocratie russe elle-même, et surestimant la volonté politique des bourgeois libéraux, les mencheviks souhaitaient au fond, selon Trotsky, « que la social-démocratie, au lieu d’agir comme le parti indépendant du prolétariat, ne soit qu’une agence révolutionnaire destinée à assurer le pouvoir à la bourgeoisie ».

    Trotsky s’oppose radicalement à cette orientation. Pour lui, ce qu’a montré la révolution de 1905, c’est que la bourgeoisie n’est pas capable de réaliser en Russie ne serait-ce qu’une révolution démocratique. Il est donc indispensable, pour le prolétariat, de ne pas fondre ses organisations dans celles des bourgeois libéraux, et les social-démocrates doivent défendre leurs propres mots d’ordre sans se soumettre à la bourgeoisie. D’ailleurs, comme l’ont déjà montré, avant 1905, les révolutions du XIXe siècle, et en particulier celles de 1848, la bourgeoisie finit toujours par rejoindre le camp de la réaction, devient toujours contre-révolutionnaire, quand le prolétariat commence à se constituer comme classe et comme force organisée, menaçant dès lors les intérêts capitalistes.

    L’alliance du prolétariat et de la paysannerie

    Quant aux paysans, ils peuvent, selon Trotsky, constituer une force prodigieuse au service de la révolution. Bien sûr, écrit Trotsky, « le parti des moujiks ne peut prendre la tête de la révolution bourgeoise et libérer les forces productives de la nation » : en dehors du prolétariat, il n’y a pas de prétendant au pouvoir révolutionnaire ; et le caractère arriéré et petit-bourgeois de la cette classe pourrait être source de « terribles difficultés » pour la révolution. Cependant, il est fondamental, pour le prolétariat, de s’appuyer sur la paysannerie. De cette manière, dans le processus révolutionnaire, le prolétariat sera, aux yeux de la paysannerie, la classe qui l’aura émancipée. Corrélativement, la domination du prolétariat implique la reconnaissance des transformations révolutionnaires accomplies par les paysans dans les rapports sociaux à la campagne, donc la reconnaissance des expropriations qu’ils auront réalisées.

    C’est l’occasion pour Trotsky de prendre position sur la question de l’expropriation de la terre. À ses yeux, imposée à toutes les terres, elle serait une « erreur grossière », dans la mesure où elle dresserait aussitôt la paysannerie contre le prolétariat urbain. Marx et Engels le soulignaient : à la campagne, il s’agit d’avancer progressivement dans la socialisation de la production. L’expropriation des petites exploitations vivant en économie plus ou moins fermée n’est pas à l’ordre du jour du prolétariat socialiste.

    La révolution permanente

    Tirant les leçons de 1905, qui a consacré la force du prolétariat comme avant-garde révolutionnaire, Trotsky présente sa « théorie de la révolution permanente ». Il s’agit bien d’une théorie pensée par et dans le mouvement révolutionnaire, dans l’action militante, et non d’une réflexion abstraite conçue « en chambre ». Cette théorie est celle de la nécessaire transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Elle suppose donc que ne soient plus dissociés, pour la social-démocratie, programme minimum et programme maximum. Elle implique également qu’on ne saurait simplement procéder par étapes, mais que, dans toute révolution de nature « bourgeoise » quant à ses fins immédiates, le noyau prolétarien est le moteur et avance toujours déjà vers la révolution socialiste.

    Trotsky écrit ainsi que la révolution doit « envisager, dans son avenir le plus immédiat, certaines fins bourgeoises, mais ne peut pas s’arrêter là ». Une fois le prolétariat au pouvoir, non seulement il ne voudra pas, mais il ne pourra pas se limiter à un programme démocratique bourgeois. C’est ce qu’a montré la grève générale de 1905 : lorsque le Soviet a voulu imposer la journée de huit heures, le patronat a répliqué par le lock-out. La seule solution aurait donc été d’exproprier les usines fermées et d’organiser la production sur une base socialiste. Il en va de même pour l’embauche des chômeurs, que le prolétariat doit imposer lui-même. La révolution permanente signifie donc que le pouvoir révolutionnaire réalise des réformes sociales toujours plus radicales, et que chaque pas en avant dans la satisfaction des revendications mène à la révolution socialiste.

    Mais cela même suppose que le prolétariat russe trouve appui et soutien dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat européen. De ce point de vue, lorsque Trotsky écrit, en 1907, tous les espoirs sont permis. La social-démocratie allemande se développe de manière vertigineuse. En France, depuis que le parti radical est au pouvoir (1902), le mouvement ouvrier se trouve pour ainsi dire « libéré » de ses alliances passées avec les partis bourgeois républicains, qui avaient été scellées sur la base de leur opposition commune à la réaction et au cléricalisme. Cependant, très attentif aux développements de la social-démocratie en Europe, Trotsky indique certains traits pervers qui pourraient devenir des obstacles dans un mouvement révolutionnaire : ainsi la social-démocratie allemande s’accroît-elle en présentant des traits de conservatisme et d’opportunisme.

    Trotsky soutient donc — et c’est la force visionnaire de sa théorie — que la révolution ne peut être conçue qu’en tenant compte du mouvement global du capitalisme et de la lutte de classes. Pour lui, le prolétariat russe ne pourra mener la révolution à son terme que si la révolution russe se transforme en révolution du prolétariat européen. Comme nous le verrons dans les prochains numéros en étudiant la révolution russe de 1917, c’est là un des principaux problèmes auxquels celle-ci se heurtera...


    1) Léon Trotsky, « Bilan et perspectives », annexe à 1905 [éd. fr.] Paris, Éditions de Minuit, 1969, 476 p.

    2) Op. cit., p. 445.

    3) Idem, pp. 419 et 421-422.

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