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    Kraft Foods Argentine : faire plier les multinationales, le gouvernement et la bureaucratie syndicale de la CGT, c’est possible !

    Par Ciro Tappeste (15 novembre 2009)
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    L’autoroute panaméricaine, la principale artère qui relie Buenos Aires à la grande banlieue industrielle qui jouxte la capitale argentine, puis, au-delà, au tissu manufacturier et industriel de ce que l’on appelle là-bas le littoral, le bassin du Paraná, émaillé jusqu’à Rosario des principales usines et entreprises du pays, tous secteurs confondus.

    Au kilomètre 35 de la Panaméricaine s’élèvent les bâtiments de Kraft Foods Argentina, situés sur la commune de General Pacheco. Tout le monde connaît l’usine sous son ancien nom, Terrabusi. La marque continue à exister mais c’est le géant américain, second groupe agro-alimentaire du monde après Nestlé, propriété d’un des hommes les plus riches du monde, Warren Buffet, qui l’a rachetée (1). Terrabusi, une marque emblématique puisqu’une partie fameux « alfajores », ces galettes doubles fourrées à la confiture de lait, des gâteaux à apéro ou des biscuits consommés en Argentine sont produits ici. Kraft Foods Argentina emploie 3 500 travailleurs. Son site de General Pacheco est le plus important avec 2.600 ouvriers, dont une majorité de femmes, travaillant en 3x8. C’est l’une des plus grosses usines du secteur agro-alimentaire du pays.

    Au cours des dernières semaines l’histoire de Kraft Foods Argentina a cessé de coïncider pour le grand public avec les publicités du groupe sur les vertus de ses produits. « Ne mange pas n’importe quel alfajor, mange un alfajor Terrabusi » disait la campagne de publicité lancée en 2008. Mais la direction de Kraft Foods Argentine a dû revoir ses goûts et ses préférences dernièrement et ce en raison de la colère ouvrière qui a secoué le site de Pacheco pendant près de deux mois. En effet le kilomètre 35 s’est transformé dans le centre de la politique argentine entre la mi-août et fin octobre.

    Les ouvriers ont commencé à débrayer à partir du 18 août afin de protester contre le licenciement de 160 salariés de l’usine, dont toute la Commission Interne, le syndicat d’usine, ainsi que le Corps de Délégués, les représentants des travailleurs qui avaient été élus dans tous les ateliers et dans les diverses sections de l’entreprise. L’objectif de Kraft ? Officiellement mettre au pas les ouvriers qui avaient osé débrayer au mois de juillet, en plein hiver austral, pour réclamer la mise en place de mesures d’hygiène spécifiques dans l’entreprise et dans la garderie d’usine au moment du pic de grippe H1N1 en Argentine. Officieusement l’objectif du groupe est de redimensionner les équipes et surtout de se débarrasser d’une Commission Interne et d’un Corps de Délégués particulièrement combatifs.

    Fort de ses soutiens Kraft a voulu faire montre de toute son intransigeance, refusant d’abord d’appliquer les décisions de la justice prud’homale lui imposant de réintégrer les licenciés pendant le temps de reprise des négociations entre les partenaires sociaux, mais également de continuer à payer leur salaire aux ouvriers qui refusaient de travailler sur les lignes de production, et donc grévistes dans les faits, tant que leurs collègues n’étaient pas réintégrés. Face à l’obstination patronale la position des travailleurs s’est donc également durcie, l’occupation des locaux succédant à la grève. Tous les acteurs politiques et sociaux se sont mêlés à l’affaire. Le gouvernement de centre-gauche des Kirchner tout d’abord. Malgré les promesses faites quelques semaines auparavant pendant une campagne électorale où les kirchnéristes affirmaient être les défenseurs de l’emploi et du salaire en Argentine le gouvernement a fait tomber le masque en couvrant l’opération de répression orchestrée le 25 septembre contre les ouvriers en lutte ; l’opposition de droite également, profitant de la situation pour attaquer le gouvernement au sujet de la multiplication des barrages routiers et manifestant son inquiétude face à l’augmentation des phénomènes d’insubordination ouvrière dans certaines grandes entreprises, remettant en cause le monopole de représentativité syndicale aux mains, notamment, de la bureaucratie de la CGT ; les bureaucrates syndicaux donc, scandalisés par autant de détermination chez les Kraft, et accusant, comme aux heures les plus sombres des années 1970, les travailleurs d’être des « gauchistes », ce qui à l’époque revenait à faire appel aux services des escadrons de la mort para-policiers de l’Alliance Anticommuniste Argentine. Cette fois-ci c’est la police qui en a joué le rôle. Elle n’est n’a pas été en reste donc, intervenant avec brigades de chiens de combat, police montée et infanterie anti-émeute. Derrière tout ce beau monde, l’ambassade américaine, faisant pression de son mieux pour que le conflit cesse le plus rapidement possible, et ce pour le plus grand bénéfice de Kraft Foods Inc.. Mais l’histoire a bientôt fait le tour du monde. Des activistes étasuniens ont commencé à organiser une campagne de boycott, « say no to Kraft ! ». Chávez lui-même s’est emparé de l’affaire en faisant part, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, de sa sympathie pour les grévistes, rendant encore plus furieuses la bourgeoisie argentine et la presse conservatrice.

    Mais si c’est le chemin de la répression la plus dure que le gouvernement argentin a fini par choisir, et ce sous la pression de l’ensemble du patronat inquiet de ces travailleurs turbulents refusant la logique des licenciements, l’opération du 25 septembre n’a pas produit les effets désirés, bien au contraire. La lutte de Terrabusi est devenue un symbole national, vécu comme un conflit emblématique au sein de larges secteurs ouvriers et étudiants. Pour toute une nouvelle génération de travailleurs et de travailleuses Terrabusi rime désormais avec résistance et démocratie ouvrière, montrant ce dont et capable notre classe lorsqu’elle se met en mouvement avec ses propres armes : l’auto-organisation et la détermination à défendre ses intérêts.

    On nous dira très certainement que la situation argentine est bien différente de la situation française actuelle. C’est-là une évidence. Le gouvernement Kirchner, qui jusqu’en 2008 jouissait d’un solide prestige tant sur le plan intérieur qu’international, s’est fortement affaibli. Les divisions au sein de la bourgeoisie sur fond de ralentissement économique n’ont fait alors que s’accentuer. Une flambée de colère ouvrière a traversé le pays au cours des derniers mois, et ce pour les mêmes raisons fondamentalement que les luttes dont nous avons été témoin en France : licenciements et mise au chômage technique, mais aussi revendications salariales et syndicales dans le cas argentin. Mais si l’exemple de Terrabusi est emblématique et son écho porte au-delà des frontières argentines c’est en partie en raison de l’intervention des dirigeants ouvriers du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) qui y sont intervenus. Comme l’illustre l’interview de l’un d’eux, Javier « Poke » Hermosilla, que nous reproduisons ici, mais également d’autres textes traduits que nous publierons sous peu, la lutte de Kraft-Terrabusi montre comment par-delà les aléas du combat de classe qui n’est pas écrit par avance ainsi que les avancées et les reflux partiels dans les luttes ces dernières peuvent se transformer réellement en une véritable école de guerre pour l’avant-garde ouvrière, former toute une génération non pas à la compromission réformiste interclassiste, profondément marquée par la routine du discours syndical, mais bien à l’apprentissage de la force et des armes de combat de notre classe dans sa lutte contre le capital.

    Les images de la répression du 25 septembre, retransmises en direct par la télévision nationale, faisaient froid dans le dos et pouvaient laisser présager du pire. Pendant que la police montée nettoyait les piquets de grève à l’extérieur de l’usine et que les brigades canines faisaient la chasse aux militants, l’infanterie anti-émeute entrait dans l’entreprise, arrêtant les délégués et les ouvriers présents à l’intérieur, transformant les locaux en un vaste camp de détention, comme lors des coups d’État latino-américains des années 1970. La direction de l’usine a alors multiplié les mises à pied, imposant un retour forcé aux chaînes, les ouvriers devant travailler flanqués de policiers patrouillant le long des lignes de production. Mais la résistance s’est poursuivie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’usine, pour la réintégration de l’ensemble des travailleurs licenciés et de leurs délégués.

    Alors qu’à l’intérieur de l’usine l’occupation policière ne réussissait pas à rétablir l’ordre, les manifestations se succédaient dans tout le pays, et même au-delà, devant les consulats et les ambassades d’Argentine de Sao Paulo, Santiago du Chili, Paris ou Barcelone. La direction de l’usine a dû finir par céder, d’abord sur le nombre de licenciements, puis sur la réintégration des délégués syndicaux, reculant totalement par rapport à son objectif premier.

    Manifestation Kraft
    Manifestation des travailleurs de Kraft pendant le mouvement, avec une banderole exigeant la réintégration des licenciés

    C’est à ce moment que faute de pouvoir briser le mouvement la direction de Kraft, le gouvernement et le ministère du Travail ont eu recours aux services de la majorité de la Commission Interne, contrôlée par les maoïstes du Courant Classiste et Combatif-Parti Communiste Révolutionnaire (CCC-PCR). Entre le 14 et le 16 octobre le ministère du Travail a proposé un accord prévoyant la réintégration de 40 travailleurs supplémentaires contre l’engagement da la part de la Commission Interne de ne pas appeler à d’AG pendant une période de soixante jours tout en promettant d’étudier au cas par cas le dossier des 52 ouvriers et ouvrières continuant à faire l’objet d’une procédure de licenciement. Une telle proposition a été violemment rejetée en AG par les travailleurs licenciés eux-mêmes, par l’AG de l’équipe de nuit, la plus combative des trois, et n’a pas compté non plus sur l’appui des ouvriers des équipes du matin et de l’après-midi. En dépit de tout cela, contre les positions exprimées en AG, reniant leurs promesses et leurs engagements, les délégués liés au CCC-PCR ont fini par signer l’accord de fin de conflit.

    Le premier bilan que l’on peut dresser de la lutte n’est donc pas univoque. D’un strict point de vue revendicatif, c’est-à-dire la réintégration de l’ensemble des travailleurs licenciés, il faut reconnaître que les ouvriers et les ouvrières de Kraft ont subi une défaite partielle car il était sans doute possible d’avancer encore plus. Force est de constater cependant que la lutte de Kraft a bel et bien représenté une défaite politique pour la multinationale étasunienne et son ambassade tout en affaiblissant le gouvernement, le ministère du Travail, le grand patronat argentin, l’UIA et la Copal, mais aussi les bureaucraties de Moyano et de Daer, respectivement leader de la CGT et du syndicat de l’agro-alimentaire, le STIA. Pour la première fois depuis des années, une multinationale impérialiste a dû faire machine arrière sur le licenciement de syndicalistes et l’aile combative de Kraft-Terrabusi n’a pas été liquidée. Une tradition recommence d’autre part à reprendre corps en Argentine au sein de la classe ouvrière. Les travailleurs de l’équipe de nuit de Kraft qui a représenté le fer de lance de la lutte ne s’y trompent plus. C’est désormais l’AG ouvrière qui décide, vote et dirige, au quotidien comme dans les moments de lutte. Voilà qui fait hurler le patronat mais également les bureaucrates syndicaux qui se sont illustrés au cours du conflit par leur couverture systématique de la multinationale étasunienne et la politique du gouvernement. C’est en ce sens que la lutte de Kraft laissera des traces en Argentine. Le conflit a eu un effet extrêmement positif sur le moral du monde du travail et pourrait ouvrir une nouvelle page dans le cycle actuel de luttes ouvrières dans le pays, mais également entre ces dernières et l’extrême gauche. Le combat des Kraft a montré les potentialités d’une jeune génération déterminée à résister au rouleau compresseur patronal qui entend lui faire payer la facture de la crise.

    Dans un second temps les élections syndicales internes qui ont eu lieu le 4 novembre ont signifié un nouveau recul pour l’entreprise et la bureaucratie. Elles ont effectivement conforté la position des ouvriers en donnant la victoire à l’aile combative de l’usine. Le courant lutte de classe et démocratique mené par « Poke » Hermosilla, la liste 1, l’a emporté par 676 voix contre 660 pour le courant du CCC-PCR et 390 pour la liste officielle liée à la bureaucratie de Daer. En dépit des manœuvres de la direction de l’entreprise pour empêcher la victoire de Hermosilla, en exhumant à la dernière minute une urne fantôme dans laquelle auraient voté des travailleurs extérieurs à l’usine, c’est bien le courant « Desde Abajo » qui l’a emporté. L’enjeu se situe désormais sur trois plans différents. Il s’agit d’une part de remettre sur pied le Corps de Délégués d’atelier, détruit au cours du conflit, de rétablir l’unité de la Commission Interne en y intégrant, dans un souci de représentation démocratique de tous les courants du mouvement ouvrier, les candidats liés au CCC-PCR et construire une Commission de Femmes capable de défendre avec plus de force encore les intérêts de celles qui sont majoritaires sur certaines chaînes de production. La question de mettre en place un plan de lutte afin de réintégrer les 52 travailleurs licenciés fait également partie du programme de « Desde Abajo », quoique ait signé l’ancienne CI dans l’accord de fin de conflit. Se pose enfin la question de la coordination ouvrière.

    De ce point de vue d’ailleurs, conscients des limites d’une lutte même extrêmement combative et radicale sur le strict terrain du syndicalisme, les ouvriers de Zanon et du Syndicat des céramistes de Neuquén ont appelé à une assemblée ouverte à Buenos Aires le 17 octobre pour discuter de la nécessité de coordonner non seulement les expériences syndicales les plus avancées mais également de structurer une expression politique indépendante de la classe ouvrière (2). C’est là tout un débat qui s’ouvre au sein de l’avant-garde en Argentine et qui pourrait contribuer à éclaircir les enjeux de la discussion au sein de l’extrême gauche en France également.

    En communiquant ses résultats pour 2008 Kraft Foods Argentina soulignait que le groupe avait « réussi à se positionner comme l’un des leaders locaux des produits alimentaires de consommation massive, caractérisés par leur qualité et leur traçabilité, ce qui en fait le premier choix des consommateurs argentins ». Ce sont désormais les travailleurs et les travailleuses de Kraft qui ont pris la place de la direction en tant que « leaders locaux » du combat de classe (3).


    1) La maison mère, Kraft Foods Inc., est propriétaire notamment de Suchard, Lu, Milka, Toblerone, Côte d’Or et Starbucks.

    2) Comme cela a été reflété tant dans la presse bourgeoise que militante plus de 400 délégué/es de syndicats et de CI se sont réuni/es le 17 octobre dans la salle de conférence de l’Hôtel autogéré Bauen dans le centre de Buenos Aires afin de débattre, sur initiative du SOECN, du lancement d’un courant politico-syndical national représentant les intérêts des travailleurs. Aux côtés des dirigeants historiques du SOECN, qui aujourd’hui travaillent à nouveau sur les chaînes de production à Zanon, Alejandro Lopez et Raúl Godoy, étaient bien entendu présents les dirigeants actuels du syndicat, Andrés « Cháplin » Blanco, Fabián Ruiz, Cristian Mellado et Alberto Esparza aux côtés de l’aile gauche des délégués de Kraft, Javier « Poque » Hermosilla, Oscar Coria, Camilo Mones et Christian Abarza. Ont notamment participé à cette rencontre une dizaine de militants du Corps de Délégués du métro de Buenos Aires, emmenés par Claudio Dellecarbonara, des membres de la CI de Pepsico Snacks et de Stani-Cadbury, militants du courant « Desde Abajo » du syndicat de l’agro-alimentaire, tels que Calina Balaguer et Leo Norniella, la secrétaire générale du Syndicat des travailleurs agricoles de l’ail de Mendoza, Antonia Trigo, des délégués des métallos des usines en lutte de Villa Constitución (Paraná Metal), Rosario (Mahle) et Córdoba (CIVE), des délégués des métallos de l’opposition au sein de la UOM (UOM-Villa Constitución, UOM-Quilmes), des travailleurs de la UOM-San Martín, UOM-Matanza et UOM-Capitale, Guillermo Bentancourt, délégué de Siderca, récemment expulsé de la UOM-Campana pour avoir soutenu les travailleurs en lutte sans l’appui du syndicat national, des délégués du syndicat de l’automobile SMATA, des membres des CI de Alicorp (anciennement Jabón Federal, chimie), de Donneley (anciennement Atlántida, imprimerie), de Papelera Molarsa de Neuquén, des délégués du syndicat des ouvriers du pneu de FATE, des travailleurs et des délégués du secteur aéronautique (LAN et Aerolíneas Argentinas), des délégués du syndicat des télécoms et des postes (FOETRA), des cheminots du secteur oppositionnel de la Unión Ferroviaria du réseau Roca des Chemins de fer, Ana Laura Lastra et Liliana Gasco, déléguées ATE-INDEC (Institut National des Statistiques), des délégués des hôpitaux Garrahan et Posadas (Buenos Aires), Centenario (Neuquén), des délégations du syndicat des travailleurs du public (ATE) de Rosario, Mendoza et La Plata, des délégués des arsenaux de Río Santiago, ainsi que des délégués du syndicat de l’enseignement et des travailleurs non-enseignant de l’Éducation.

    3) En attendant la publication prochaine d’un dossier plus complet sur la lutte des Kraft, nous signalons la possibilité de suivre ce conflit et ses répercussions en Argentine par le biais du site Internet du PTS et de son organisation internationale, la FT-QI, www.pts.org.ar et www.ft-ci.org, mais également via lr site de télévision du PTS qui assure le suivi permanent de cette lutte et de bien d’autres : www.tvpts.tv/digalenoakraft-terrabusi/

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