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        La police en roue libre : le fiasco du Stade de France

        Par Erasmus Spikher (13 juin 2022)
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        Les événements des dernières semaines, depuis le scandale occasionné par la gestion de la finale de la Ligue des Champions au Stade de France jusqu’à, surtout, la mort tragique et insupportable de Rayana, jeune femme de 21 ans tuée par un policier d’une balle dans la tête, apportent hélas un nouveau témoignage de la brutalité structurelle de la police française en tant qu’institution.

        Nous proposons de revenir sur ces événements, afin de mettre au jour la nécessité politique de mettre à bas l’institution policière comme corps séparé du reste de la population – institution qui suit son propre agenda de défense de l’ordre existant, avec ses propres règles soustraites à tout contrôle démocratique, ses propres moyens sur lequel la population n’a aucun droit de regard, ses propres dispositifs de protection qui lui garantissent une impunité sans faille. Dans cet article (nous consacrerons très prochainement un autre texte à la mort de Rayana), nous revenons plus particulièrement sur les événements du Stade de France lors de la finale de la Ligue des Champions, et plus particulièrement sur les mensonges d’État qui, à la faveur des récentes auditions de Darmanin (1er juin) puis du préfet Lallement (jeudi 9 juin), continuent de paraître au grand jour. On voit ainsi comment la police, en plus d’être brutale, est un corps que le pouvoir s’emploie à soustraire au contrôle de la population : les mensonges de Darmanin témoignent de la véritable nature de l’institution policière et indiquent en creux où se situe la racine du mal.

        La répression policière au Stade de France

        La finale de la Ligue des Champions le 28 mai au Stade de France s’est transformée en un véritable chaos. De nombreux spectateurs et spectatrices muni-e-s de tickets n’ont pas pu entrer au stade, en particulier à cause d’un manque flagrant de dispositifs d’orientation des foules sur la voie publique. C’est dès le départ la préfecture qui est responsable. La situation a ainsi rapidement viré à la cohue aux abords du stade. La police, absolument incapable de gérer la situation, a au contraire semé le chaos en brutalisant sans retenue les supporters et supportrices, en gazant copieusement des foules sans se préoccuper des mouvements de panique que cela pouvait engendrer, de la présence de nombreux enfants, de l’impossibilité effective de se disperser rapidement dans certains espaces, etc. En marge des événements, profitant de cette situation chaotique, de nombreux vols, voire des agressions, ont été commis.

        Les militant-e-s rompu-e-s à la gestion policière des manifestations par la police de Darmanin et du préfet Lallement ne seront certes pas surpris-es. Mais tandis que dans les manifestations, le discours du gouvernement et de ses relais médiatiques peut facilement imputer la responsabilité des violences aux black blocs et aux casseurs/ses, la brutalité exercée par le pouvoir est plus difficile à assumer lorsqu’il s’agit de simples spectateurs et spectatrices, pour la plupart étranger-e-s, venu-e-s regarder un match de football. Darmanin a ainsi dû rendre des comptes, mais au lieu de reconnaître sa responsabilité, le ministre de l’Intérieur a préféré mentir éhontément pour couvrir le fiasco total de sa police – tant en amont dans la gestion des flux prévue par la préfecture, qu’en aval dans la répression des foules.

        Les mensonges de l’État français

        Dès les jours qui ont précédé l’événement, le ministère de l’Intérieur et la préfecture ont essayé de construire l’idée que les supporters/trices de Liverpool représentaient une menace à l’ordre public. C’est sur cette menace du supporter anglais que Darmanin a essayé de rejeter publiquement la faute. En conférence de presse, il déclare qu’« il n’y a manifestement que dans le football, et singulièrement que dans le football avec certains clubs anglais, qu’il y a ces événements », ajoutant que c’est grâce à ses « techniques de maintien de l’ordre proportionnées » qu’on a miraculeusement pu éviter des morts et des blessés graves. La vérité est que ces supporters/trices ont fait preuve d’un remarquable sang-froid et d’une vraie auto-discipline, alors même qu’ils et elles sont resté-e-s coincé-e-s des heures dans de dangereux goulots d’étranglement, qu’ils et elles ont subi des jets de gazs lacrymogènes qui auraient pu engendrer des mouvements de foule catastrophiques, etc. Loin que les techniques de maintien de l’ordre aient été proportionnées, l’idée que le supporter anglais représentait un danger a dès le départ orienté les pouvoirs publics vers une stratégie très agressive, où l’enjeu était moins d’accompagner pacifiquement les flux que de réaliser une démonstration de force. Le caractère absolument exceptionnel du dispositif policier mis en place était déjà vanté dans les journaux plusieurs jours avant les événements, et Le Figaro pouvait par exemple déjà titrer le 26 mai : « 6800 policiers et gendarmes sur les dents pour une finale à haut risque ».

        Pour expliquer les scènes de cohue, Darmanin a parlé de 30000 à 40000 personnes de plus que ce que pouvait contenir le stade, munis de faux billets ou sans billets du tout. Il est vrai qu’on a vu des scènes de personnes profitant du chaos pour escalader les barrières et entrer dans le stade. Tout le monde s’accorde pourtant à dire que ces chiffres sont largement surestimés et absolument incohérents. La Fédération Française de Football et l’UEFA parlent au mieux de 2800 faux billets en circulation. Quant aux spectateurs/trices sans billets, toutes les enquêtes montrent qu’il est absolument impossible, d’un point de vue strictement géographique, que 30000 spectateurs/trices excédentaires se soient amassé-e-s sur les parvis du Stade de France – d’ailleurs, une fois les spectateurs/trices muni-e-s de billets rentré-e-s (relativement tard dans la soirée), la foule que la police s’est employée à disperser brutalement et qu’incrimine aussi Darmanin n’était pas, selon les dires du ministre lui-même, de cet ordre de grandeur, mais plutôt de l’ordre de quelques centaines de personnes. Mieux encore : les estimations du nombre total de personnes présentes annoncées par Darmanin ne correspondent absolument pas à la somme du nombre de billets valides en circulation et des 40000 personnes sans vrais billets dont nous parle cependant le ministre. En un mot, il s’agit incontestablement d’un mensonge éhonté du ministère de l’Intérieur.

        L’audition de Darmanin, puis du préfet Lallement devant le Sénat ont continué d’entretenir l’affaire, et les explications du ministre apparaissent de plus en plus clairement comme un mensonge d’État. Lallement, par exemple, n’a cessé de se contredire à propos des chiffres revendiqués par son ministre, finissant par concéder qu’il n’avait aucun moyen de les corroborer ; des documents demandés (concernant en particulier les consignes transmises aux forces présentes sur le terrain) n’ont pas été fournis ; les images de la vidéosurveillance du Stade de France (ainsi que celles de la RATP) ont été effacées, faute d’avoir été réquisitionnées à temps. Les déclarations et les manœuvres de Darmanin pour occulter sa responsabilité apparaissent de plus en plus intenables.

        Le contre-feu médiatique des « bandes de voyous »

        Alors que la responsabilité de l’État français apparaît de plus en plus flagrante, au point qu’il n’est plus possible pour personne de défendre la version du gouvernement, un spectaculaire contre-feu a réussi à être allumé par certains médias, à l’initiative en particulier des chaînes de Bolloré. Darmanin, nous explique-t-on, a menti au sujet des supporters anglais, qui sont incontestablement victimes dans cette affaire, mais de nouveaux coupables sont apparus : la gestion policière a certes été un fiasco, mais le véritable problème ne serait pas la brutalité de sa répression, mais son incapacité à défendre les supporters/trices étranger-e-s contre les « bandes de voyous » de Seine-Saint-Denis qui ont semé la panique au stade ce jour-là. Contre les mensonges de Darmanin, on insiste sur le fait qu’il ne faut pas se tromper de coupables : ce ne sont pas les supporters/trices anglais, comme essaie de le faire croire le ministère, mais ce sont… non pas les forces de l’ordre, non pas la préfecture, non pas le gouvernement, mais les jeunes de banlieue !

        On estime effectivement que quelques centaines de personnes étaient présentes, qui ont essayé de profiter des attroupements pour voler tickets, téléphones et portefeuilles. Dans un tel contexte, cela a pu parfois engendrer des tensions et tourner à l’agression. Plusieurs témoignages de victimes révèlent aussi, en marge des événements, des cas d’agressions sexuelles (attouchements, etc.) : ces actes doivent évidemment être condamnés et les victimes soutenues sans défaut. On ne peut pas néanmoins accepter la façon dont ces faits ont été instrumentalisés pour déplacer les principales responsabilités dans cette affaire. On parle ici d’événements qui ont eu lieu en marge d’un fiasco dont la police est seule responsable : ce ne sont pas ces quelques centaines (au mieux) de personnes qui ont fait dégénérer la situation et semé le chaos. Ce n’est pas une surprise qu’il y ait eu de nombreux vols à la tire aux abords d’une manifestation comme celle-là, et ce ne peut pas être ce qui est en cause ici. En admettant que le phénomène ait été plus important qu’il ne l’est habituellement, c’est encore la responsabilité de la police qui est engagée : ce sont très probablement les goulots d’étranglement dans lesquels les supporters/trices ont été retenu-e-s plusieurs heures entre le RER D et le stade qui ont largement incité et permis tous ces vols. C’est encore une fois une grossière façon de construire le jeune de banlieue en éternel coupable : puisqu’il a été établi que ce n’est pas l’ennemi extérieur (le supporter anglais) qui est en cause, comme on a d’abord voulu le faire croire, c’est encore une fois le mythe de l’ennemi intérieur (le banlieusard) qui fait retour !

        Conclusion : le mensonge comme mode de gestion d’un corps séparé

        Dans un État de droit à peu près valable, une telle faillite, et surtout la révélation des mensonges d’État derrière lesquels le gouvernement a essayé de couvrir sa responsabilité, auraient dû conduire le ministre de l’Intérieur à la démission. Mais le cœur du problème n’est pas là : le préfet n’a pas seulement fait une série d’erreurs, le ministre n’a pas seulement commis une bavure en mentant publiquement et à plusieurs reprises. C’est la vérité de leur fonction sociale, et celle de la police en général, qui est simplement apparue ici : comme le disait Marx à propos de la bureaucratie, par laquelle il désigne un corps de fonctionnaire fermé et séparé de la société civile, il y a quelque chose de naïf à attendre de la hiérarchie quelque garantie que ce soit contre les dérives de ce corps, « comme si la hiérarchie n’était pas l’abus principal et que les quelques péchés personnels des fonctionnaires n’étaient pas du tout à comparer avec leurs nécessaires péchés hiérarchiques ; la hiérarchie punit le fonctionnaire pour autant qu’il pèche contre la hiérarchie ou commet un péché inutile pour la hiérarchie ; mais elle le protège dès que la hiérarchie pèche à travers lui ; de plus, la hiérarchie se persuade difficilement des péchés de ses membres » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel).

        La hiérarchie n’a pas pour fonction de garantir le contrôle populaire sur les agissements de la police, mais au contraire de garder le contrôle à l’intérieur même de la corporation. Les mensonges du ministre ne sont qu’une manière d’empêcher le droit de regard de la population sur les agissements et le fonctionnement de la police. Ils n’ont rien d’un acte malheureux : les mensonges ont une fonction, ils sont nécessaires dans la mesure où la police en tant qu’institution d’État est séparée de la société elle-même. Ce qu’il faut, c’est donc prendre le problème à la racine : il faut remettre en cause la séparation de la société civile et de l’État, rendre à la société le pouvoir sur ses propres affaires, et donc attribuer l’essentiel des missions de police à la population elle-même plutôt qu’à un corps séparé qui obéit à une autre puissance (celle de l’État, et donc en dernière instance du pouvoir existant). Tant que la police sera un corps séparé du reste de la société, nous n’aurons aucun véritable contrôle sur « le maintien de l’ordre » (un ordre qui n’est donc jamais le nôtre), nous subirons la violence de sa répression et nous devrons écouter les mensonges du ministère de l’Intérieur pour garder secret le fonctionnement véritable de cette institution.

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