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Interview de Laurence de Cock
Interview de Laurence de Cock (compte twitter @laurencedecock1) lors de l'Université d'Été du NPA le 29 août 2017.
Tendance Claire (TC): Bonjour Laurence de Cock, merci d'avoir accepté cette interview, tu as accepté d'être enregistrée.
Laurence de Cock (LDC): Oui.
TC: Tout d'abord, peux-tu te présenter rapidement et présenter ton parcours?
LDC: Donc je m'appelle Laurence de Cock, je suis professeure d'histoire géographie en lycée à Paris après être restée pendant 16 ans à Nanterre.
Par ailleurs, je suis chercheuse en histoire de l'éducation. Mes recherches portent sur l'enseignement de l'histoire coloniale ainsi que sur l'enseignement de l'histoire en général.
Elles portent sur les débats qu'il y a autour de ces questions et aussi, de façon très large, tous les débats politiques qui touchent aux questions scolaires.
TC: D'accord. Tu es aussi très active sur Twitter. Comment en es-tu venue à utiliser cet outil? Qu'est-ce que cela t'apporte?
LDC: J'ai mis du temps à apprivoiser cet outil que j'utilisais au départ simplement pour donner de la visibilité aux travaux du collectif Aggiornamento que j'ai fondé il y a 6 ans.
Je n'étais pas trop portée sur les réseaux sociaux, mais des proches m'ont conseillé de m'y mettre. Puis progressivement, j'ai compris qu'il y avait une vraie opportunité politique et qu'il y avait à gauche un retard considérable dans la maîtrise des réseaux sociaux. Je voyais bien qu'au contraire ce qu'on appelle la fachosphère maîtrisait parfaitement les codes, et que par ce biais là ils arrivaient à populariser et démocratiser des idées parfaitement délétères. Dès lors je me suis dit que c'était une sorte d'amplificateur pour diffuser du contre-poison.
De plus, de façon stylistique ça pousse à formuler les choses de façon très simple, à utiliser le registre de l'humour...
Je suis aussi une fervente partisane de la vulgarisation, en particulier de la vulgarisation des travaux scientifiques, je me suis dit que j'allais en faire aussi un objet d'éducation populaire. Enfin un lieu d'éducation populaire. C'est ce que je fais quand je fais des grands threads (suite de tweets en lien les uns avec les autres NDLR) pour décrypter des discours politiques, ou alors avec Mathilde Larrere qui est ma collègue et ma copine on fait des threads historiques... Elle en fait beaucoup plus que moi d'ailleurs. Pour moi, c'est vraiment un lieu d'éducation populaire.
TC: Tu l'as mentionné, tu te positionnes particulièrement à gauche dans tes écrits, dans tes tweets, aussi dans tes positions puisque tu es syndiquée au SNES, tu es membre de la LDH, tu as une chronique sur Mediapart... Tu as aussi une vision politique de la problématique raciste puisque tu parles de racisme systémique, tu viens aujourd'hui à l'Université d'Été du NPA. Comment est-ce que tu articules tes positions critiques, ton militantisme, peut être ta prise de parti?
LDC: Articuler mes positions politiques avec le fait de participer à l'Université d'été du NPA, d'être à la LDH ou à École Émancipée, c'est relativement facile : les sujets sur lesquels je travaille sont des sujets sur lesquels toutes ces organisations là ont un certain nombre de convergences.
Maintenant, comment est-ce que je les articule avec ma pratique professionnelle, soit de la recherche soit de l'enseignement, ça c'est une autre question.
C'est une question qui est plus problématique et qui touche en fait à ce que j'imagine être la finalité d'un travail scientifique ou pédagogique, et c'est une finalité critique. Je ne raisonne pas en terme d'essayer de rallier à mes causes ou à mes thèses les gens auxquels je m'adresse. Je raisonne en me disant "je fissure des certitudes". Ensuite les gens font ce qu'ils veulent et pensent ce qu'ils veulent . Mon rôle, c'est d'essayer de reformuler des questions, de reformuler des noyaux de certitudes, de sortir des lieux communs, de reformuler des questions différemment de la façon dont l’État les posent par exemple. Avec des jeunes ou avec des étudiants, c'est exactement ça que je fais : je fournis de la connaissance, qui est une connaissance scientifiquement construite, et je réfléchis avec eux sur ce à quoi sert cette connaissance d'un point de vue critique. Et si ils n'arrivent pas aux mêmes conclusions que moi, ce n'est pas grave. Ce qui m'importe, c'est qu'ils soient libres et autonomes. Voilà comment j'articule les choses.
J'ai un certain nombre de certitudes, j'ai mes manières d'argumenter et d'articuler ma réflexion. Mais ce qui m'importe, ce n'est pas forcément de convaincre, c'est de faire douter.
TC: Comment conçois-tu la rentrée sociale qui arrive ? Tu disais tout à l'heure (pendant le débat) à propos de l'islamophobie qu'il était dommage de discuter du mot au lieu de passer à l'action. Tu n'es pas politicienne mais peut être as-tu quelques pistes pour passer à l'action?
LDC: Sur la question de l'islamophobie ou sur le mouvement social en général?
TC: Les deux.
LDC: Alors moi je suis très sceptique sur l'état du mouvement social là, pour être très honnête. Bon là on sort un peu du cadre de l'interview mais je pense que ce qui se passe autour de la confiscation par la France Insoumise du mouvement social est un vrai problème.
On le voit par exemple à travers le choix de défiler un autre jour que le 12 septembre... On pourrait se dire que tout ça, ce ne sont que des choix stratégiques, que ça n'a pas beaucoup d'importance, que ça ne joue pas sur les idées des gens. Finalement, on voit bien là qu'il y a une tentative d'hégémonie de la part d'un groupe politique, dans lequel moi je ne me retrouve pas forcément, et qui risque de court-circuiter des choses qui sont justement un peu plus autonomes. Et notamment sur le cas de la lutte anti-raciste, il est clair que s'il n'y a pas un mot d'ordre récupéré par des organisations de masse, et ça ne semble pas être le cas, ça va être compliqué.
Donc je suis assez sceptique. Je ne pense pas que ça soit si facilement gagné même si je sens une colère importante. Je trouve qu'en terme d'organisation, on est davantage totalement désarticulé plutôt qu'en cohésion.
TC: Et, plus précisément, sur le plan de l'islamophobie?
LDC: Sur le plan de l'islamophobie, ou de l'antiracisme politique, y compris négrophobie etc, je pense qu'il faut à tout prix multiplier les espaces de parole autonome, et donner la parole le plus possible... Enfin donner la parole... Plutôt qu'ils la prennent, aux concerné.e.s. On en est aujourd'hui à un stade où les questions d'islamophobie clivent tellement, y compris à l'intérieur de la gauche, que je suis pas non plus super optimiste.
Mais on continuera a porter ces enjeux là. La LDH le fait plutôt bien. Je suis à la LDH aussi pour ça, car je trouve que sur le plan anti-raciste c'est une orga qui est assez irréprochable, et qui ne s'encombre pas de tous ces petits pinaillages typiquement franco-français.
TC: De par tes recherches, tes écrits, tes tweets, tu montres un grand intérêt pour les questions coloniales et d'islamophobie. Nous sommes une tendance autogestionnaire au sein du NPA, fortement engagée sur ces questions d'oppressions spécifiques qui sont essentielles pour nous. Comment tu en es venue à travailler sur ces questions?
LDC: C'est vraiment un parcours de vie. En fait c'est la rencontre de deux moments de ma vie.
Le premier moment, c'est mon moment d'étudiante, quand je commence mes petites recherches. Je travaille sur la décolonisation tunisienne. Je suis dans des projets de recherche internationaux, et par ailleurs la Tunisie est un pays auquel j'ai un attachement particulier, pour des raisons familiales. Et je commence toute une partie de ma bébé carrière sur la question coloniale.
Ensuite, je passe le concours de prof, j'étais à Reims à l'époque. Je suis fille d'une bonne bourgeoisie provinciale. Et je passe le concours de prof et je suis envoyée enseigner à Nanterre. Et là je tombe de quinze mille étages, je rencontre une population que je ne connais pas, des enfants que je ne comprends pas, une colère que je décode pas... Voilà donc un territoire inconnu et une sociologie des gamins qui m'est inconnue.
C'était dur, j'ai même pensé à démissionner de l'Éducation Nationale. Ça m'a pris pendant une semaine je me suis dit que j'allais surtout pas rester dans ce truc là auquel je comprenais rien, que je trouvais très violent.
Et mon second réflexe ça a été: ben tiens si j'essayais de réfléchir à tout ce sur quoi j'ai déjà travaillé: justement les rapports de domination en situation coloniale, toute cette ambiguité avec cette élite coloniale qui est formée à l'universalisme républicain, etc.
Je me suis dit : au fond, tu es à Nanterre. Donc j'ai acheté deux livres: le premier c'est le livre de David Lepoutre "Cœur de banlieue", et "Un Nanterre Algérien, terre de bidonvilles" de Abdelmalek Sayad. Pour comprendre où j'étais.
Ces deux bouquins, bon je le dis souvent ce n'est pas une exclusivité, mais ce sont deux bouquins qui ont vraiment sauvé ma vie, à tous points de vue. Vie militante et vie professionnelle. Parce que j'ai compris qui étaient ces gamins là, parce que ça m'a touché, parce que ça m'a attendri. Et puis surtout parce que j'ai compris que j'étais presque en terre post-coloniale. J'étais dans le collège le plus relégué de Nanterre. J'ai compris qu'il se jouait quelque chose autour de l'héritage colonial chez ces familles et chez ces enfants.
Et du coup j'ai commencé à travailler là-dessus, vu que j'étais prof d'histoire. Je me suis demandée comment l'histoire que j'enseignais soit entrait en résonance soit entrait en interférence avec les expériences avec les vécus de mes élèves. Je me suis demandée ce qui manquait, ce qui était mal dit. Et puis ce que ces élèves là m'apprenaient sur le métier de prof.
Et j'ai fait ma thèse là-dessus, sur l'enseignement du fait colonial. Pour essayer de saisir un petit peu comment ça travaille la société, comment ça travaille l'école, et du coup l'enseignement de l'histoire.
TC: Tu parles aussi de spécificité française de l'islamophobie, est-ce que tu fais référence à l'article de Joan Scott "Une étrange obsession française pour le voile"?
LDC: Oui, tout à fait c'est un article que je trouve assez fondateur. Je ne faisais pas référence qu'à ça mais effectivement c'est une très très bonne référence en l’occurrence.
Et d'ailleurs elle décrit aussi parfaitement bien ce que j'essayais de dire tout à l'heure : du fait de l'histoire de la construction de l'État-Nation français et de son indexation très forte à la question de la république et de la laïcité (ce dont je parlerai demain), il y a un paradigme d'homogénéité nationale qui a du mal à accepter que l'hétérogénéité se rappelle à elle. Et depuis 30 ans, les mouvements autonomes pour l'immigration ou toutes ces organisations de l'antiracisme politique ou contre les violences policières, ou tout simplement pour demander de la dignité, sont des mouvements qui rappellent à l'ordre le mythe de l'homogénéité nationale.
Et ça c'est vraiment typiquement français.
De même que c'est typiquement français que la laïcité soit un instrument de l'homogénéité nationale. C'est présenté comme le principe d'organisation des différences mais en réalité ce n'est pas ça, c'est le principe d'invisibilisation des différences. Et il y a des personnes qui ne veulent pas être invisibilisées. Et pour nous les blancs, c'est une question qui ne se pose pas. On se croit invisibles alors qu'en réalité on est sur-visibles. Et on est responsables de l'invisibilisation des autres qui aujourd'hui se rappellent à nous avec violence et avec émotion.
TC: Il y a des ouvrages sérieux dont tu as parlé, dont Selma (autre intervenante lors du débat) a parlé aussi, qui sont des ouvrages scientifiques, mais qui sont très peu discutés dans les médias à grande audience, à l'inverse de certaines positions qui sont énormément discutées alors qu'elles ne sont pas du tout sérieuses scientifiquement parlant.
On constate aussi que les gouvernements de droite comme de gauche, donc depuis les grèves de PSA en 82, ont lancé puis fait perdurer la haine islamophobe. Est-ce que tu penses que ce climat islamophobe là il est intéressant pour les gouvernements et pour les capitalistes?
Quel est l'intérêt de cette islamophobie?
LDC: C'est une question compliquée. Comment dire les choses... On va partir du principe que l'intérêt des gouvernements c'est de maintenir un ordre social dominant. Et que ces populations là, les racisés, sont des populations qui ne se contentent pas d'accepter l'intégration.
Ce sont des populations qui rappellent au gouvernement que son ordre social est un ordre d'oppression capitaliste, d'oppression raciste, et de répression. Et que ça ne peut plus durer.
Or on voit bien que ce gouvernement a besoin de la violence pour perdurer.
Donc cette violence est d'autant plus légitimée si elle s'exerce à l'encontre de populations qui sont altérisées, rendues coupables de troubles à l'ordre public. De plus, ça s'accompagne d'un discours qui est celui de l'égalité républicaine, qui permet aux gouvernements de dire "il n'y a pas de problème d'inégalités en France. En tous cas certainement pas d'inégalités raciales puisque nous avons fait disparaître le mot race de la constitution. Donc si on a fait disparaître le mot race il ne peut pas y voir d'inégalités raciales. Donc ces populations mentent, et si elles subissent tout ça c'est leur responsabilité. Et donc la police est légitime à intervenir.
C'est en ce sens là que les gouvernements ont un intérêt à ce que le racisme continue. Mais c'est aussi pour ça que l'on parle de racisme systémique : cela fonctionne aussi comme un système, ce ne sont pas des décisions comme les lois antisémites de Vichy qui excluent des populations du droit commun. Là c'est de façon beaucoup plus sournoise.
TC: Donc en gros, face à l'institutionnalisation de la loi pour la discrimination des Juifs/Juives, cette discrimination là se base sur une prétendue égalité des droits.
LDC: Exactement.
TC: Mais qui se traduit par une évacuation de toutes les potentielles problématiques racistes du débat public.
LDC: Une évacuation aussi de toutes les formulations d'un autre modèle que les modèles d'homogénéité nationale. Tous les autres modèles sont disqualifiés ou plutôt qualifiés de "communautaristes" ou « multiculturalistes ».
TC: Tu as parlé tout à l'heure du manifeste des Indigènes de la République, tu échanges parfois avec Marwann Muhammad ou le CCIF sur Twitter… Comment est-ce que tu situerais ton positionnement et tes interventions par rapport aux groupes qui se réclament de l'antiracisme politique, comme le PIR, le Camp d'Été Décolonial ou encore le Festival Afroféministe Nyansapo?
LDC: Je pense qu'il faut les distinguer. À la fois il faut les distinguer et en même temps il ne faut pas trop les distinguer.
Il faut les distinguer dans les rapports que moi j'entretiens avec eux. Pour le dire très clairement, j' entretiens très peu directement. Je connais Marwan Muhammad et je soutiens le travail du CCIF parce que je trouve qu'il est important et j'ai soutenu le CED, je le soutiens encore car c'est une initiative intéressante de pouvoir formuler ces débats. Comme on l'a fait là (Durant le topo suivi d'un débat ) même si ce n'était pas en non-mixité.
Je soutiens aussi parce que je ne supporte pas que ce soit l'extrême droite qui décide du calendrier des indignations. Et on sait bien que c'est l'extrême droite qui a fait émerger la polémique autour de ce festival là.
Pour le PIR, il ne s'est jamais posé la question de mon soutien ou de mon non-soutien. Je suis très souvent ramenée au PIR et je sais aussi que le PIR n'est pas du tout... sur mes positions, voire n'hésite pas à les critiquer et je m'en fous.
Je ne suis pas d'accord avec eux, notamment sur les questions féministes. Mais je ne considère pas que le PIR doive être le repoussoir absolu sur les questions anti-racistes. Ils ont eu l'immense mérite il y a 12 ans de poser la question qu'on attendait tous, qui est justement la question du continuum de l'espace colonial dans l'antiracisme. Ils l'ont fait à l'époque avec une très grande agrégation d'associations, d'organisations et d'individus, qui ont signé le texte; dont moi d'ailleurs. Et c'était un manifeste qui était important. Et je pense qu'ensuite, quand ils produisent des textes théoriques, ce sont des textes importants, qu'il faut lire. Il faut les lire parce que précisément, ils font aussi ce que moi je fais, c'est à dire qu'ils fissurent des certitudes. En tous cas on ne peut pas dire que ce soit des textes qui nous laissent indifférents.
En revanche, je suis plus réservée sur ce que parfois le discours du PIR produit chez les jeunes, avec leurs slogans parfois simplistes ou leurs tweets. Ces jeunes n'ont pas leur bagage théorique. Et le PIR ne peut pas ne pas en être conscient.
C'est là aussi toutes les critiques qui leur sont faites d'homophobie ou d'antisémitisme. Je ne pense pas qu'ils soient homophobes ou antisémites mais je pense que parfois, la réception de leurs propos peut provoquer ça.
Mais mon positionnement par rapport à ce genre d'organisations c'est : c'est bien qu'elles soient là. Et c'est bien qu'elles soient discutées. Il le faut car d'une certaine manière, la disqualification systématique de ces organisations là, c'est aussi une manière de ne pas vouloir discuter avec elles, ce qui pose un problème démocratique de base. Le PIR ce n'est pas l'extrême droite. Ce ne sont pas des antagonismes. Je suis d'accord pour ne jamais discuter avec l'extrême droite, qui pour le coup repose sur des bases racistes, mais je discute avec des anti-racistes.
TC: Tu as de nombreux critiques sur ta droite évidemment, laïcistes, racistes, etc. Tes positions ont évidemment de quoi les agacer ça on ne va pas en discuter maintenant. Ce qui nous intéresse davantage, c'est de discuter de tes critiques sur ta gauche. Il t'a été reproché, notamment par certaines antiracistes politiques racisées, de te ré-approprier l'histoire coloniale, d'en faire tes choux gras plutôt que de relayer la parole des directement concerné.e.s. Qu'est-ce que tu réponds à ces reproches?
LDC: Je ne peux pas les éviter. Je les ai reçus notamment après le thread du 17 octobre 61, c'est de ça dont tu parles?
TC: Oui en partie.
LDC: Effectivement j'ai entendu les reproches qui nous ont été faites, à Mathilde (Larrere NDLR) et à moi. Comment dire les choses le plus honnêtement du monde... Je n'ai pas le droit de me plaindre de ces reproches. Je ne peux pas m'en plaindre. J'en ai envie spontanément. Mathilde par exemple elle a été très touchée. Elle leur expliquait que nous n'étions pas racistes mais rien à faire. Ça l'a vraiment touchée. J'ai été affectée aussi. Mais politiquement, je ne peux pas ne pas les comprendre.
Et là encore ça m'interroge, sur "comment faire autrement"? Quand on est historienne on est souvent confrontée à cela, surtout quand on travaille sur du fait récent. On a toujours des témoins ou des descendant.e.s de témoins qui viennent nous dire: "ça ne s'est pas passé comme ça, tu me confisques ma parole", "les historien.ne.s portent la parole dominante et se substituent aux acteurs/trices de l'histoire". C'est une critique légitime, ça fait des années qu'elle exist. Je l'entend, j'y pense à chaque fois que j'interviens, par exemple ici, ou quand j'écris des textes...
J'y pense, je ne peux pas ne pas la comprendre.
En revanche, ce que je n'accepte pas, c'est quand ça se transforme, et ça a aussi été le cas, en accusation de racisme. Ça fait partie du jeu. Cen'est pas agréable, c'est clair, mais ça fait partie du jeu.
TC: On avait une question sur ton engagement politique et comment tu partages cette vision sociale dans ton métier. Tu y as un peu répondu tout à l'heure, mais peut être veux-tu rajouter quelque chose ?
LDC: Le fait de travailler avec des jeunes, ça me sauve la vie quotidiennement.
Parce que quand on discute avec des gamins de 14- 15 ou 20 ans, on se rend compte que toute la mouise dans laquelle on baigne quotidiennement, par exemple les accusations de récupération de la part des racisées etc, c'est quelque chose qui leur est totalement étranger.
Y'a une espèce de projection dans un possible quand on travaille avec des gamins. C'est tout sauf désenchantant.
Même quand j'ai des gamins réacs ou qui s'intéressent pas au monde, y'a une espèce de... Un sentiment de voir des plantes pousser, d'avoir du possible. C'est vachement important et ma position politique, elle est là. Pas dans le fait de vouloir transformer mes élèves en révolutionnaires.
Elle est dans le fait d'observer comment j'accompagne leur construction comme des acteurs/actrices de l'histoire. Qui seront peut-être un jour mes ennemis politiques, je n'en sais rien. Mais ce n'est pas grave.
Ça c'est ma parole politique en tant qu'enseignante.
TC: Comment décrirais- tu la situation actuelle dans l'Éducation Nationale?
LDC: Pff... Vraiment inquiétante. Très inquiétante. A plein d'endroits. Je pense que ce qui est le plus inquiétant, par rapport à d'autres périodes, parce que je travaille aussi sur l'histoire de l'enseignement donc j'arrive à voir un petit peu tout ce que cette institution a traversé; c'est qu'on entre dans une phase ou il y a deux processus très entamés:
Le premier c'est le démantèlement de l'école publique, au sens de principe de service public. Bon ça touche tous les services publics mais l'école est fortement impactée, et tous les effets que ça a sur le rapport au travail des enseignant.e.s.
Le second, qui est plus propre à l'école, c'est ce que j'appelle la « pensée magique ».
C'est à dire de penser qu'il y a des outils numériques avec des solutions toutes faites pour régler les problèmes de l'échec scolaire. C'est aussi une manière de ne plus penser les inégalités sociales. Il ne faut pas croire qu'il suffit d'extraire un gamin de son milieu social, de lui filer le kit numérique de la réussite scolaire, ce qui est une idéologie assez en vogue dans l'éducation "clés en mains". Qu'on trouve ailleurs aussi hein.
Être prof, ou être élève, c'est tâtonner, bricoler. Il se passe des trucs entre le/la prof et l'élève. Tout cela, c'est ce qui ne se voit pas par des données neuro-biologiques. C'est un métier où on se plante, où on souffre, où on a du bonheur... L'humain a une importance énorme et là on est dans la dé-légitimation de l'action humaine au profit de l'efficacité quantifiée.
C'est un truc absolument délétère.
Je revendique le droit de faire des mauvais cours. Je revendique le droit de mes gamins de se planter. Tout comme évidemment je revendique de faire des super cours et j'adore quand ils ne se plantent pas.
TC: Au niveau de l'enseignement, les sujets d'histoire révolutionnaire, d'histoire coloniale, d'islamophobie, ce sont des sujets « tendus », y compris dans certains manuels. Est-ce que tu arrives à enseigner ces sujets avec liberté, est-ce que tu ressens des limites sur ces sujets là?
LDC: Oui il y a du carcan, c'est indéniable. On a pas une totale liberté, il y a des choses qui sont quasiment impossibles à faire. Mais ce n'est pas seulement compte tenu des programmes, mais aussi du peu d'heures, du timing, de la fréquence des examens... Oui, il y a des contraintes,notamment pédagogiques. Face à une classe de 35 élèves, tu fais pas le même cours que face à 15 élèves. On fait du cours magistral, on est dans la démonstration. On est pas dans du travail... On est pas totalement libre.
Mais en revanche, je ne fais pas partie de ces gens qui disent: "il n'y a pas ci, il n'y a pas ça dans le manuel". Je pense que monter un cours, c'est un travail créatif. Si il n'y a pas assez de ressources dans le manuel on va chercher ailleurs, voire on critique le manuel. On fait avec ce qu'on a sous la main. Et je crois qu'on peut faire beaucoup plus que ce que le texte dit. Je ne suis pas en souffrance par rapport à des contenus en fait.
Mais ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas se battre pour les faire évoluer.
TC: Une dernière question pour finir: Quelles sont les différentes ressources qu'on peut utiliser dans le milieu scolaire, pour traiter, avec les élèves ou en équipe, de ces questions d'islamophobie, ou de laïcité par exemple.
LDC: Moi, ce sont des ressources historiques. C'est aussi ça l'avantage de l'histoire : l'histoire démine des sujets de controverse. Alors ça les démine et ça leur donne une épaisseur historique. Si on a en tête de faire comprendre aux élèves pourquoi la laïcité est un sujet d'empoignades, on peut travailler sur la laïcité au début du XXeme siècle, on verra que c'est vachement tendu et qu'il y a une tension inhérente au concept de laïcité. Ça met du sens et ça retire le caractère inédit d'un objet de débat. Ça c'est important pour les gamins. Donc voilà : mes ressources sont des sources historiques. Ça peut être des textes, des images, je redonne de l'épaisseur historique.
Les questions d'islamophobie ne sont pas du tout au programme. On peut faire de l'histoire de l'immigration, on étudie l'histoire de l'Islam ou du Christianisme. Mais on traite pas directement d'islamophobie. Ceci dit, il n'y a pas besoin quand on bosse à Nanterre par exemple, puisque ça apparaît tout de suite de par le vécu des gamins. Donc là, je l'historicise, je peux faire ce que j'ai fait tout à l'heure par exemple, expliquer comment tout ça s'est construit.
Je fais du débat aussi, alors pas "Pour ou Contre l'islamophobie" hein, mais par exemple le voile ça peut être une question de débat. La loi de 2004 ça peut être un bon sujet "D'où vient cette loi?" "A quoi sert cette loi?" ça ce sont de bons ateliers. Essayer de voir comment elle est délibérée, quelles sont ses justifications, quels ont été les acteurs pour et contre, qu'est-ce qu'on sait de ses conséquences...
Mais l'islamophobie, ce n'est pas un mot de l'école, et ça c'est une limite par exemple. Dans la liste des discriminations de l'école, il y a l'homophobie, l'antisémitisme, mais pas l'islamophobie. Je l'interprète aussi comme une hégémonie de la LICRA et de ses satellites, en tout cas de ce que la LICRA représente comme manière de penser l'antiracisme. Et ça c'est un vrai problème.
TC: Merci beaucoup pour ton temps.
LDC: Super, merci!