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Travailleur/ses du sexe, femmes voilées:Enjeux et débats au sein du féminisme actuel
Ce topo découle d’un constat : le débat sur la pénalisation du client a créé au sein du NPA, mais aussi de l’ensemble du mouvement féministe des tensions similaires à celles apparues autour de la question du port du foulard par les musulmanes. De façon a priori inattendue, ces deux clivages se recoupent souvent au niveau des positions prises par les militantEs.
Nous avons donc tenté de réfléchir aux points communs de ces deux questions, ou plutôt de la façon dont elles sont posées, et de comprendre, au-delà des désaccords internes au parti, ce que cela implique pour la recomposition du mouvement féministe.
Partant du principe que le débat sur le voile est assez connu, nous commencerons donc par une rapide explication de celui sur la prostitution. Puis nous développerons sur les points communs entre les deux. Enfin, nous ouvrirons sur les enjeux pour le mouvement féministe actuel.
Le débat « prostitution »
Le débat est lancé à l’occasion d’un projet de loi visant à pénaliser les clients des prostitué·e·s. Début septembre, le Collectif National pour les Droits des Femmes (CNDF) inclut cette revendication dans son appel à la manifestation du 5 novembre contre les violences faites aux femmes. Or la plupart des organisations de gauche signent cet appel sans relever la présence de cette revendication, le CNDF visant d’ordinaire le consensus et l’appel faisant 3 pages. Il faut attendre que Act Up interpelle une à une les organisations signataires dans un courrier intitulé « Les putes ne sont pas des femmes ? » du 3 novembre, pour que certaines d’entre elles posent réellement le débat en interne.
Le clivage se concrétise violemment à la manifestation du 5 novembre, au cours de laquelle des manifestant·e·s d’Act Up et du Syndicat du TRAvail du Sexe (STRASS), pour avoir lancé des slogans hostiles à la pénalisation des clients sont physiquement attaqué·e·s par des militant·e·s abolitionnistes.
Le STRASS et Act Up continuent leur travail d’interpellation des organisations de gauche pour préparer la manifestation contre les violences faites aux travailleur/ses du sexe et aux prostituées du 17 décembre : leurs revendications portent sur le retrait de la loi sur la pénalisation des clients et sur l’accès aux droits sociaux pour les prostitué·e·s.
La question est donc peu à peu diffusée dans le mouvement féministe, autour de deux « chefs de file » principaux se revendiquant d’une expertise sur la prostitution : le STRASS d’un côté, le Mouvement du Nid (association abolitionniste) de l’autre. Précisons que ces deux organisations ne sont pas symétriques : le Nid est une association chapeauté par l’État et le Strass est un syndicat qui vise à l'auto-organisation des travailleur/euses du sexe.
Au sein du NPA, les rencontres nationales féministes des 11 et 12 décembre permettent de poser le débat largement, dans les AG et le bulletin de discussion national. La position qui en ressort est un refus de la pénalisation du client, dans la mesure où celle-ci expose les prostitué·e·s, et l’accès des prostituées aux droits sociaux. Cette position est adoptée au consensus. Elle ne signifie pas pourtant que le clivage n’existe pas ; en réalité il se place ailleurs que sur la question précise de la pénalisation.
Les divergences portent sur la façon dont on analyse/appréhende la prostitution. Les définitions « traditionnelles » : prohibitionniste (interdiction et répression des clients comme des prostitué·e·s), abolitionnisme (suppression de la prostitution) et réglementarisme (légalisation via des maisons closes) ne fonctionnent pas. Le STRASS lui-même ne souhaite pas le salariat, mais seulement des coopératives. Certaines militantes soutenant l’accès aux droits sociaux et le refus de la pénalisation en tant que mise en danger des prostituées peuvent souhaiter à terme la disparition de la prostitution.
Il faut bien saisir que le débat ne porte pas sur la prostitution subie, la traite et l’esclavage sexuel, donc il est évident que tout le monde souhaite la disparition. La question est plutôt de savoir s’il existe réellement – s’il peut exister – une prostitution consentie. Le désaccord est visible dans l’emploi, réclamé par certaines militantes, du terme « système prostitueur », qui inclut l’idée que toute prostitution découle d’un système générale d’exploitation des femmes. Le terme de « travail du sexe », de « travailleur/ses du sexe », fait également débat ; certaines considèrent que la prostitution constitue un travail au sens de la rémunération contre la force de travail, pour d’autres le terme de travail, avec ce qu’il peut impliquer d’utilité sociale ou de formation professionnelle, est inacceptable.
Enfin, le choix de la catégorie de définition de la prostitution consentie fait débat : certaines la considèrent comme relevant par essence de la violence, d’autres plutôt du côté d’un choix de sexualité.
La question du libre arbitre est donc centrale.
Or le principe même de libre arbitre dans le travail est à relativiser, le travail étant par définition peu plaisant, et dans le système capitaliste une exploitation. Pour prendre un exemple extrême, le travail dans les mines n’est probablement pas particulièrement épanouissant, ni intellectuellement ni physiquement. Considérer que le travail du sexe est par essence pire, c’est donner au sexe un statut particulier, un enjeu moral. On peut par ailleurs retrouver celui-ci dans le débat autour du féminisme pro-sexe, mouvement qui cherche à permettre aux femmes de se réapproprier leurs corps et leurs sexualités sans tabous, mais qui se heurte à une opposition violente sur les questions de pornographie, de BDSM (Bondage, Discipline, Domination, Soumission, Sado-Masochisme), bref des limites de l’acceptable et de l’aliénation.
Si les débats sur la prostitution sont d’une rare violence, c’est qu’ils touchent à l’intime, ou plus exactement à la définition que chacun-e a de l’intimité, en quelque sorte le dernier rempart du privé dans un mouvement qui revendique que tout est politique. Or analyser le sexe, mais aussi plus largement le corps, comme une chose politique et relative, c’est lui dénier la valeur personnelle et taboue que les femmes sont éduquées à lui attribuer. Il est donc essentiel de décrédibiliser les propos et positions tenues par celles qui y ont un rapport différent ; cela s’est déjà vu, avec les affaires autour du port du foulard.
Aliénation et libre-arbitre
Comme nous le disions précédemment, les divisions du mouvement féministe autour de la question de la pénalisation des clients n’est pas sans rappeler celles autour de la question du foulard. Il n’est pas anodin de constater que l’hostilité du CNDF à la présence du STRASS en manifestation féministe n’a d’égale que celle envers la présence de femmes portant le foulard.
Dans les deux cas – prostituées et femmes voilées - plusieurs degrés d’interprétation se mélangent et concourent à la confusion de l’analyse :
Soit il s’agit de victimes absolues, par la violence et la domination ; il n’y a pas de foulard ni de prostitution choisie : dans ce cas il y a une incohérence de l’approche, à vouloir condamner des victimes.
Par ailleurs, c’est considérer qu’il s’agit de victimes stupides : abruties par leur aliénation, elles ne comprennent pas que les « choix » qu’elles revendiquent leur sont en fait imposés.
Ceci implique que certains choix sont plus réels que d’autres, ce qui dans notre société est assez discutable ; ainsi le fait d’être en couple, de se marier, d’avoir des enfants peut tout autant relever d’une aliénation malgré les dénégations de nombre de féministes concernées.
Soit le choix est réel, et dans ce cas elles sont complices de leur propre oppression, donc coupables de trahison envers leurs « sœurs » ; elles sont du côté de l’oppression patriarcale.
Or toutes ces interprétations découlent d’une perception monolithique de la question envisagée (prostitution ou voile) et de son sens, sans tenir compte de celui que lui attribuent les premières concernées, et qui peut être extrêmement variable.
Un problème commun à toutes les femmes, et particulièrement aux travailleuses du sexe et aux femmes voilées est que le corps des femmes est sous le contrôle de l’État, des lois et des institutions (famille, mariage) d’où la revendication des féministes des années 70 « Mon corps m’appartient ».
Re-partir du corps, « mon corps m'appartient »
Pour Nawel El-Saadawi (une féministe marxiste égyptienne), une femme qui porte le voile est aussi provocatrice que si elle était nue. Pour Saadawi, le foulard est un habit oppressif qui soumet les femmes au contrôle social et qui incarne le corps des femmes comme quelque chose de honteux.
« Je suis contre l’idée que le corps des femmes est une honte (...). Nous devons avant tout considérer les femmes comme être doué de raison »
Même si c’est une affirmation juste puisque le voile est effectivement un instrument différentialiste, qui marque le genre, au même titre que les vêtements « occidentaux » (jupes, décolleté) et cache le corps des femmes, il n’en reste pas moins que cette idée ne peut être une position de principe. En effet, on ne peut pas mettre sur le même plan, le fait de porter le voile en France où règne un climat islamophobe, un racisme d’État, où l'on légifère contre des individues qui portent un foulard (loi du 15 mars 2004) et non en luttant contre les institutions religieuses (cf. financement d’écoles religieuses, statut de l’Alsace/Lorraine) et celles qui le portent parce qu’il est institutionnalisé par des régimes islamistes, par exemple en Iran ou en Arabie saoudite.
Il existe une typologie du foulard. Le voile porté par les femmes iraniennes est quelque chose qui a été institutionnalisé en 1979, c’est donc oppressif. Il n'a pas la même signification que lorsque certaines femmes iraniennes l’ont porté en réaction au régime du Chah, contre l’impérialisme occidental. Une solidarité de classe avait émergé à ce moment là, entre les femmes qui ne le portaient pas, souvent des femmes issues de la classe moyenne voire aisées, et les femmes issues du prolétariat iranien qui portaient le voile plus majoritairement.
A plus forte raison, on ne peut assimiler le port du voile en régime islamiste à celui porté en France, Belgique ou au Royaume-Uni. De plus, il existe un effet générationnel, les jeunes femmes françaises, souvent racisées, revendiquent de porter le foulard, c’est quelque chose qu’elles assument. Le foulard est alors perçu comme un instrument de résistance à l’oppression de race, de classe et de sexe.
C’est pourquoi il est nécessaire de penser les oppressions, qu’elles soient sexistes, racistes, classistes et de sexualité, de manière articulée entre elles et non pas de manière hiérarchisée, c’est un enjeu important pour le mouvement ouvrier : l’intersectionnalité des luttes doit être au centre de nos analyses.
La question du libre-arbitre
Le libre-arbitre est une notion imprégnée de l’idéologie dominante et libérale. On a le choix de faire tout ce que l’on veut pourvu que l’on s’en donne les moyens prétend-elle. Le libre- arbitre est à mettre en lien avec le pseudo-idéal de « méritocratie », le pouvoir des plus méritant·e·s. Cette conception efface complètement l’idée qu’il existe des rapports de force internes à la société patriarcale, capitaliste, raciste (luttes des classes, effet de la reproduction sociale).
Ainsi, les travailleur/ses du sexe peuvent être « poussé·e·s » à faire ce travail par la précarité, de même que d’autres travailleurs/ses de secteurs d’activité différents. Le fait de porter le voile s’inscrit dans cette problématique du « choix » quoique à un autre niveau que le choix d’exercer un travail. Il est vrai que des jeunes femmes ont pu subir une pression parentale pour le porter mais il est important d’écouter la parole des femmes qui le portent par « choix » religieux, ou le sentiment d’appartenir à une communauté. Ainsi, le discours selon lequel, si elles se voilent « volontairement » c’est qu’elles n'ont pas conscience de leur oppression, est quelque chose de faux et maladroit. Bien sûr, on ne peut pas réfléchir uniquement de manière relativiste et avoir des positions est une chose nécessaire pour avancer. Pourtant, on ne peut oublier l’héritage colonial qu'est la « mission civilisatrice » pour analyser le phénomène. Porter le voile parce qu’elles sont musulmanes découle d’une base matérielle au repli religieux :
« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère là. [...] »
Cette citation de Marx explique que le repli religieux est l'expression d’une protestation sociale. A la fois, porter le voile s’explique par le fait d'être croyante mais aussi c'est l’expression d’une conscience quelle soit de classe, de sexe, de race. Elles ne sont pas des victimes absolues de « leurs hommes » (père, frère, oncle, salafistes) comme elles sont souvent érigées ou des déviantes qu’il faut recadrer :
« Paradoxalement, c’est être opprimées par des hommes musulmans qui rendrait les musulmanes susceptibles d’incarner l’ennemi public numéro un de la sécurité nationale » (Maria Eleonora Sanna, Ces corps qui ne comptent pas : les musulmanes voilées en France et au Royaume-Uni)
Vers un féminisme inclusif ?
La grande question est : à quel titre certaines féministes sont-elles plus légitimes, plus objectives en somme, pour définir le sens de certaines pratiques que les premières concernées ?
Le simple fait de se positionner comme « en-dehors/au-dessus » du débat, comme ayant le recul nécessaire pour juger (et condamner) les motivations personnelles d’autres femmes découle d’une absence d’interrogation sur son propre point d’énonciation. L’enjeu est donc de souligner que les féministes antivoiles ne sont pas « neutres » sur le sujet ; elles sont le plus souvent blanches, et ont des préjugés islamophobes qui s'inscrivent dans la structure raciste de l’État français. De la même façon, les courants anti-travail du sexe ne sont pas « objectifs » ; ils sont issus d’une culture judéo-chrétienne qui condamne l’activité sexuelle non reproductive.
Il ne s’agit pas ici de dire qu’il est impossible d’élaborer une analyse sans être directement concerné·e·s par une question. Il s’agit simplement de poser que la parole, la version des faits de celles qui le sont doit être entendue et réellement prise en compte – et pas simplement écartée comme provenant d’une aliénation trop profonde.
Il ne s’agit pas non plus de nier les processus d’aliénation ou les déterminismes sociaux. Il s’agit plutôt d’établir que chacun-e en est l’objet et qu’il n’y a pas a priori d’êtres humains intégralement émancipés, et que donc les jugements que nous portons les un·e·s sur les autres doivent tenir compte de nos propres déterminismes et aliénations.
En somme, il s’agit de développer notre capacité d’auto-critique pour affiner nos analyses et nos positions, mais aussi pour construire un mouvement féministe réellement collectif, c’est-à-dire incluant toutes les femmes, y compris les travailleuses du sexe et les musulmanes voilées. C’est là le principal enjeu de ces débats et de l’avenir du mouvement féministe.
C. (comité Sorbonne, Commission nationale d’Intervention Féministe du NPA);R. (comité Sorbonne, Secrétariat national jeune du NPA, Tendance CLAIRE)