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Sur la route I : ma petite entreprise ne connaît pas la crise ?
Suite au succès des « Chroniques de la Blanchisserie »[1], nous publions à partir d’aujourd’hui une nouvelle série d’entretiens – cette fois avec L., routier. L’occasion de (re)découvrir ce métier difficile qui fait pourtant rêver les enfants, et qui est d’une importance capitale pour le capitalisme français.
Dans quelle entreprise travailles-tu ?
Je travaille chez les transports *** en Seine-Maritime, près de Rouen. Notre activité, c’est du transport de matières dangereuses ; c’est un service qu’on vend à des clients. On est près de la raffinerie PetroPlus, notre destin est lié à celui de la raffinerie, on a perdu un gros client en perdant PetroPlus.
Et toi ta boîte fait partie d’un grand groupe ou d'une multinationale ?
C’est un grand groupe de transports, EB Trans (European Bulk Transport) - le deuxième groupe européen de transport par citerne - qui est derrière ***. Leur spécialité c’est de s’accaparer des monopoles pour pouvoir, après, organiser le dumping social : je me positionne avec des chauffeurs français pour prendre le travail et montrer au client que c’est la force de travail des Français qui est représentée, et derrière, quand le client est mis en confiance, quand il a refilé le bébé à notre patron, celui-ci bien sûr ne voit que son intérêt financier, qui est de faire transporter pour le moins cher possible. On a la réputation d’être, parmi les chauffeurs européens, une « élite », les plus formés avec les Hollandais, les Belges sur le transport de matière dangereuse, donc pour le client, avoir des sociétés françaises, c’est une garantie d’avoir de la qualité de service.
Dans quel atelier ou service travailles-tu ?
J’ai été embauché en chimie, c’est-à-dire tous les produits inflammables, corrosifs, nocifs et compagnie. En France, on a perdu une bonne partie du monopole, donc notre activité a été réorientée sur le produit noir, donc les bitumes, les fiouls lourds. C’est une activité très lucrative pour notre employeur, moi ça me donne à bouffer comme à tout le monde.
Et tu sais si ta boîte a des subventions de la région, de l'Etat, de l’UE ?
Elle touche le CICE déjà, et comme tout grand groupe de transports, elle n’est pas claire sur ce qu’elle touche réellement de l’État. Notre employeur depuis quelques années nous fait croire qu’on a un actionnaire principal qui serait un altruiste, qui mettrait un million tous les ans pour renflouer la boîte.
Le chiffre d’affaires pour un camion, parce que j’ai voulu être artisan-transporteur, donc j’ai calculé ce chiffre – on peut estimer qu’avec du bitume, il fait tourner ses camions en moyenne à 20 000 euros par mois. On est un peu plus de 4 000 dans le groupe, donc tu comptes, c’est une grosse manne financière. Mais mystère, c’est une manne financière qui ne dégage aucun intérêt. En fait l’actionnaire, il en remet parce qu’il en prend de trop, et comme pour beaucoup de sociétés françaises, tout transite par le Luxembourg, c’est là où il planque le pognon.
Et en bénéfices, ça fait combien par camion ?
En fonction des crédits, de l’utilisation du camion, du prix du gazoil, si t’enlèves le salaire du chauffeur, on va dire, sans aller dans l’excès, que sur 20 000 euros ils arrivent à dégager 12 000 de bénéfices. Plus de la moitié. C’est très lucratif, y a que nos patrons qui font croire qu’ils ne gagnent pas d’argent.
Artisan-transporteur, ça veut dire que tu aurais ouvert ta boîte de camions ?
Oui, j’aurais été un petit employeur de chauffeurs, en vendant plus ma qualité de service, parce que je suis connu dans le monde du transport, où j’aborde les clients d’une façon commerciale, parce que le commercial fait partie de mon métier, tu peux pas te permettre d’arriver en tirant la gueule à un client, faut être souriant pour qu’il te trouve agréable. Je suis sérieux dans mon métier, j’étais encensé comme l’un des meilleurs salariés de l’entreprise, et du jour où j’ai rejoint la CGT, je suis passé à l’un des plus mauvais. T’es un bon salarié du moment que t’es soumis.
Encore faut-il avoir le capital pour acheter…
Au départ, je voulais passer par du leasing pour démarrer, parce que j’avais pas la capacité financière de faire autrement. Par contre je commençais avec 10 camions. J’avais des clients sérieux qui me garantissaient un chiffre d’affaires. Les gens que j’aurais débauchés, ce n’étaient que des amis. J’étais parti sur le principe des trois tiers, alors que dans les grands groupes on arrive à un tiers pour l’actionnaire et le reste pour l’entreprise, donc ça pose problème.
Dans ton coin, il y a d’autres boîtes qui font la même chose ?
Oui. Tout au long de ma carrière, je cumule à peu près quarante boites différentes. Je vais avoir six ans d’ancienneté dans ma boîte, sinon ça fait vingt-quatre ans que je fais du transport de matières dangereuses.
Pourquoi il y en a autant, plutôt qu’une seule qui a le monopole ?
C’est une concurrence qui est tronquée, c’est de la fausse concurrence. Les concurrents de mon employeur sont en vérité les actionnaires de mon employeur. Par exemple, les transports ###, une entreprise soi-disant concurrente de la nôtre, qui est en fait sœur de la nôtre. On est aux deux bouts de la ville, sur des activités similaires, il paraît que nos patrons sont concurrents. Quand PetroPlus a fermé, on a eu ordre d’attendre les ###, de les former sur les postes de chargement allemands, de leur apprendre comment on fait le boulot, et ils étaient tous affrétés EB Trans.
Donc c’est des fausses divisions qui servent à vous mettre en concurrence, vous les camionneurs ?
Voilà, c’est toujours « diviser pour mieux régner ». C’est faire croire qu’on est dans une concurrence tellement atroce et inhumaine qu’ils ont pas le choix que de nous exploiter, que c’est eux-mêmes des pauvres victimes. C’est ça leur discours, ils sont toujours la victime de leur client ou de la concurrence alors qu’en fin de compte, ils dégagent des bénéfices monstres.
Et les hommes politiques pensent quoi de cette situation ?
Le monde du transport routier les intéresse pas. On est les esclaves de la route : les esclaves, ça n’a pas, à proprement dire, d’intérêt. Un esclave, on s’en fout de son avis, y a que quand on bloque les routes… mais on a perdu la solidarité qu’on avait dans ce métier, maintenant on a plus des vrais routiers, on a des individualistes qui pensent qu’à leur gueule. Et ça se voit sur la route, tu vois le comportement de certains chauffeurs, tu te dis qu’ils ont rien à faire au volant d’un camion. C’est des pseudo-pilotes de F1 qui font les fiers avec leurs 500CV, ils viennent te doubler mais ils pensent pas que toi t’es un professionnel, que quand tu transportes de la matière dangereuse, tu peux pas rouler à 90 km/h. On est limités à 70, souvent on se fait serrer sur la route. Quand tu discutes dans les routiers, c’est la course à celui qui a été le plus vite sur un tour. Ils frisent la connerie, on a détruit un métier qui avait une bonne réputation, on nous fait passer pour des assassins, et nos employeurs à l’heure actuelle jouent sur cette corde-là… c’est-à-dire qu’un routier c’est quelqu’un de décérébré, alcoolique et violent. J’ai la chance de faire de la défense de salariés, eh bien la stratégie des employeurs c’est de démontrer qu’ils sont les victimes de ces salauds de routiers. Mais en fin de compte c’est eux les voyous, des voyous en col blanc.
Et toi t’as ouvert ta gueule et du coup…
Je suis pas un soumis. J’ai pas une nature soumise, c’est l’éducation que je donne aussi à mes enfants. Ma dignité vaut plus que de l’argent ou autres considérations. Quand j’étais petit, la route me faisait rêver. Après j’ai compris que c’était très dur comme métier, et j’ai réfléchi, mais faire de la route, j’adore. Mon neveu qui a bientôt vingt-huit ans m’a dit : « tonton je veux faire comme toi, routier ». Il a passé une journée avec moi, quinze heures dans le camion. Il a jamais voulu le faire, et puis tu vois, grand mal lui a pris, maintenant il est greffier en chef au tribunal de Dax. C’est pas le métier que j’avais espéré pour lui. C’est un métier enrichissant humainement. Je suis tombé dedans quand j’étais petit, je suis fils de routier, je suis un passionné du monde de la route. C’est un plaisir de faire de la route, ça te vide la tête. J’ai emmené la mère de ma fille avec moi, jamais tu me parles quand je roule, je suis concentré, je suis dans ma route. C’est un état d’esprit, t’as la responsabilité d’un véhicule lourd, t’as la fierté, et c’est aussi ta seconde maison. Faut avoir l’âme d’un voyageur pour aimer ce métier là.
La suite ici : épisode II, épisode III
[1] Quatre épisodes : http://tendanceclaire.org/article.php?id=818 ; http://tendanceclaire.org/article.php?id=828 ; http://tendanceclaire.org/article.php?id=840 ; http://tendanceclaire.org/article.php?id=848.